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DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 142 de vue économique. Plus qu’une opposition insoluble entre les chevaliers pauvres et les

Définir le troubadour par le texte

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 142 de vue économique. Plus qu’une opposition insoluble entre les chevaliers pauvres et les

jongleurs, quoique celle–ci ne soit pas inexistante, les deux groupes sont en partie associés dans l’univers mental courtois. Pour Köhler, « le jongleur est le troisième membre d’un groupe composé, à part lui, de la domna et du chevalier pauvre et qui doit son existence à la convergence des intérêts de ses membres »36.

7.1.3 Les jongleurs : hommes itinérants et habitués des cours

Semblant au premier regard se définir par les reproches que lui font les troubadours, la catégorie recouverte par le terme de joglars est peut–être la plus hétérogène. Dans la façon dont ils sont désignés, tout d’abord, puisque tandis que certains troubadours sont qualifiés de joglars dès la première phrase de leur vida, bien souvent cette qualification n’intervient que plus tard, après qu’une première qualification (comme clercs ou comme paubres cavalliers, par exemple) a été donnée, sous la forme de la très récurrente formule

« fetz se joglars ». Parmi ces personnages pour lesquels une première désignation est donnée, les origines sociales sont assez diverses. Si les nobles (bars, castellans, domna) en sont totalement exclus, on y trouve un cavalliers (dans I) et bien sûr des paubres cavalliers (deux dansAsoit 29%, quatre dansI soit 22%), unsirven(dansI comme dans A), des bourgeois (un seul dans A soit 15%, sept dans I soit 39%) ainsi que quelques clercs et chanoines (respectivement deux et un dansAcomme dansI). Sont encore exclus de cette catégorie les maîtres et les moines ainsi que l’évêque Folquet de Marseilla. Il semblerait bien, à la vue de cette liste, que ce soit le rang social qui détermine le fait de se faire jongleur. Une telle hypothèse, toutefois, ne fait pas l’unanimité. D’après Aubrey,

« In contrast to the lyric poems (...), the biographies confuse the two supposedly separate professions. The trobador is just as likely to be poor and destitute as the joglar is to be gainfully employed and well off »37, mais elle est pourtant assez largement confirmée par les textes, comme le fait remarquer Giuseppe Noto, pour qui : « difatti nelle vidas i personaggi definiti joglar sono quelli che si caratterizzano maggiormente per la bassa condizione sociale di provenienza e per il nomadismo »38.

Mais pourquoi se fait–on jongleur ? Lorsqu’elle donnent une raison, les vidas ré-pondent « par pauvreté » ou « parce que l’on a perdu tout ses biens ». Cette explication, dont on a vu qu’elle était donnée pour plusieurs paubres cavalliers, est également fournie pour Gaucelm Faidit [A12] « e fetz se joglars per ochaion que el perdet a joc tout son

36. En renfort de son hypothèse, Köhler cite un passage de l’ensenhamen de Sordel [BdT 437,I] dans laquelle celui–ci explique qu’il y a trois sortes de gens dont on ne doit dire du mal, les dames, les chevaliers pauvres et les jongleurs, « De tres genz no deu dire mal/Nulz oms, que am fin pretz cabal/De dompnas, ni de cavaliers/Paubres, que.l mals es trop sobriers,/Ni de juglars ; quar, ses conten,/Cel fai trop mortal faillimen/Qui baissa zo que.s deu levar » ; E.Köhler, « Observations historiques... », p. 35.

37. ElizabethAubrey, « References to Music in Old Occitan Literature », dansActa Musicologica, 101 (1989), p. 110–149, à la p. 121 ; cité par G.Noto, Il giullare e il trovatore..., p. 102.

38. G.Noto,Il giullare e il trovatore..., p. 102.

aver ». La plupart du temps, chevaliers pauvres mis à part, on ne donne pas de raison et on utilise la formule « fetz se joglars » pour justifier qu’un personnage que son statut ne prédisposait ni à l’exercice de telles activités ni à la participation au monde de la cour, figure parmi les auteurs. C’est particulièrement vrai pour les clercs, comme Uc Brunenc [A22], Aimeric de Belenoi [A23] ou pour le chanoine Peire Rogier [A17], qui « laisset la canorga e fetz se joglars, et anet per cortz ». Mais c’est également le cas pour des per-sonnages de basse naissance, comme Elias Cairel « obriers d’aur e d’argent e desseignaire d’armas » [A7].

Le deuxième élément qui caractérise assez fortement les jongleurs est leur mobilité.

Ainsi, les formules « anet per cortz » ou « anet per lo mon » sont très fréquentes. Le jongleur, typiquement, va de cour en cour, sans nécessairement rencontrer rapidement le succès, comme Cadenet [A32], qui « loncs temps anet a pe desastrucs per lo mon » ou Gaucelm Faidit « Mout fo longa sazson desastrucs de dons e d’onor a prendre, que plus de XX ans anet a pe per lo mon, que el ni sas chanssos no eron volgudas ni grazidas » [A12]. Cette errance prend généralement fin lorsqu’il trouve un protecteur pour le loger, le vêtir et le nourrir. Il est par la suite dépendant de ce protecteur qui peut tout à fait le chasser, mais s’il est vraiment un bon troubadour, il sera « honratz » ou comme Perdigon

« en gran pretz et en gran honor » [A35] et tenu en estime par la bonne société, « las bonas gens »39.

Si l’on prend le groupe des jongleurs dans un sens restreint, à savoir uniquement ceux qualifiés ainsi d’emblée, on a en bonne partie l’impression de se trouver devant une désignation personnelle de niveau zéro. En effet, l’absence du motif narratif amoureux, voire l’absence complète de motif narratif ainsi que de la plupart des formules évoquant les qualités, semble caractériser les vidas de ces jongleurs, du moins sur un domaine

« personnel »40. En effet, même s’ils sont à l’occasion qualifiés de cortes et tenus en estime (honratz) par ceux qui les accueillent à leur cour, les jongleurs se définissent en bonne partie par leur pratique du trobar et peut–être encore plus de la vielle41.

Peut–on dès lors définir les jongleurs comme des exécutants et les troubadours comme auteurs ? C’est là la définition traditionelle, depuis Guiraut Riquier, et E. Fa-ral résume ainsi cette distinction : « le trouveur, c’est simplement le jongleur considéré

39. La vida de Raimbaut de Vaqueiras dit en effet : « En Raembautz se fetz joglars et estet longa sazon ab lo prince d’Aurenga, et el li fetz gran ben e gran honor, e l’enansset e.l fetz conoisser e prezar a las bonas gens » [A36].

40. Si l’on excepte les formules renvoyant à l’art dutrobar, les modalités les plus proches de la dési-gnation commejoglarsdans lesvidasdeI sont d’après la formule de Jaccard l’absence de motif amoureux (0.90), l’absence de formules évoquant les qualités personnelles (0.92), l’absence de motif narratif (0.93), la qualification comme honratz (0.95) et commecortes (0.96).

41. Ainsi, les deux modalités les plus proches de la désignation dejoglars dans lesvidas deAsont, toujours d’après la formule de Jaccard, d’utiliser despaubres motz et de savoirbien viular, voire d’uiliser des bos sos; une telle proximité aurait tendance à définir les jongleurs comme ne faisant pas partie de l’élite cultivée des troubadours, mais d’une sous–catégorie, qui, si elle ne dédaigne pas de composer, n’excelle pas autant dans le trobar ricouclus et se distingue plus par des qualités d’exécutant.

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 144 comme auteur... Tout trouveur qui faisait métier de poésie était jongleur et tout jongleur qui composait était trouveur »42. Certains éléments des vidas pourraient alimenter cette hypothèse, notamment chez Peire de la Mula (dont la biographie figure dansA mais sans donner lieu à un portrait) : « Peire de la Mula si fo uns joglars (...). E fo trobaire de coblas e de sirventes »43.

Mais cette définition a pu être, à juste titre, contestée, ne serait–ce que parce que les joglars qui ont bénéficié d’unevida étaient de toute évidence des compositeurs. De ce qui transparaît desvidas, en tout cas, comme d’un certain nombre de textes de l’époque, on désigne comme joglar celui qui perçoit une forme de compensation financière plutôt qu’amoureuse — en témoigne la rareté du motif amoureux dans leurs vidas — pour son activité poétique. Cette différence pourrait être mise en parallèle avec l’évolution que distingue Martin Aurell, disant au sujet du XIIIe siècle qu’« à cette époque, l’ancien tri-angle amoureux — dame, troubadour, lausanger — est remplacé par un nouveau triangle de nature idéologique — mécène, troubadour, public — tandis que la lyrique occitane connaît un processus de politisation à outrance »44. Dans ce cas, il faudrait voir dans ces caractéristiques du groupe des jongleurs un fait plus dû à une évolution chronologique qu’à un phénomène social stable.

Mais, en reprenant le groupe des joglars sous un angle social et si l’on voulait en donner une définition stricte et peut–être quelque peu simplificatrice, on pourrait dire que le joglar est quelqu’un n’appartenant pas à la noblesse et pratiquant l’art du trobar en y cherchant une rémunération autre qu’amoureuse. Cette définition paraît confirmée par un tornejamen auquel participent Guiraut Riquier et Paulet de Marseille. En effet, lorsque Guiraut lui demande dans quelle cour il préfèrerait habiter pour profiter de la générosité de son protecteur, ce dernier lui répond qu’une telle question est indigne de lui et relève de la joglaria :« Et autra vetz partetz me joc que sia/de fag d’amors, non ges de jogla-ria »45. Mais cette définition paraît à de nombreux égards relever plus d’une conception idéologique, présente chez ceux qui aspirent au statut plus valorisant de troubadour, que d’une réalité.

On a toutefois pu voir, dans cette diversité d’origine des jongleurs, une évolution de la fonction des troubadours. Martin Aurell, étudiant la composition du groupe des poètes de la cour de Raimon Bérenger V, relevait que « ceux–ci ont, au milieu du XIIIe siècle, des origines fort modestes. Fils de vilains, clercs défroqués, personnages sans patronymes dont on ne connaît qu’un sobriquet burlesque, ce sont des jongleurs dont les compositions

42. E.Faral,Les Jongleurs en France au Moyen Âge, Paris, 1964, p. 79 ; cité par L. M.Paterson, Le Monde des Troubadours..., p. 114.

43. J. Boutière, Biographies..., p. 560 (117) ; voir aussi l’interprétation de G. Noto,Il giullare e il trovatore..., p. 102.

44. M.Aurell,La Vielle et l’Épée..., p. 11.

45. Isabelde Riquer, « Sobre untornejamenprovenzal (319,7a) », dansAnuario de filología, 1983, p. 339 (v. 35–36) ; cité par M.Aurell,La Vielle et l’Épée..., p. 119 et note 1.

deviennent la seule source de revenus »46. Derrière ce qualificatif de jongleur se cachent des groupes différents, qu’il serait bon d’étudier individuellement.

Bourgeois

La présence des bourgeois dans l’univers courtois peut, de prime abord, surprendre.

Ils sont, en réalité, plus souvent présents en tant que pères d’un certain nombre de trou-badours. Dans ce sens élargi, ceux–ci forment un groupe d’une certaine importance numé-rique47. Que font ces bourgeois ? On trouve certains noms de métiers, comme le fils d’un

« pelicer » Peire Vidal [BS 57], ou le « laboraire d’aur e d’argent e deseingnaire d’armas » Elias Cairel [BS 35], mais dans ces cas, l’absence du terme de borges nous laisse dans l’in-certitude quant à leur appartenance, ou pas, aux bourgeois. La plupart appartiennent en réalité à la frange supérieure des habitants des villes et sont des mercadiers ou plutôt des

« fills d’un mercadier ». La fortune est un des éléments qui caractérisent ces marchands, tel Amfos, le père de Folquet de Marseille, qui à sa mort lui laissa « mout d’aver » [A10]

ou bien Pistoleta, qui ayant cessé d’aller de cour en cour, « tolc moiller a Marseilla e fez se mercadier e venc rics » [BS 75]. Peut en est dit toutefois sur leurs activités, exception faite du père d’Aimeric de Peguillan « que tenia draps a vendre » [A30]. On trouve parmi ces marchands, deux italiens, le gênois Folquet de Marseille et le vénitien Bertolome Zorzi, et, par leur fréquence parmi les villes évoquées, l’importance commerciale de villes comme Marseille et Toulouse semble transparaître dans les villes d’origines de ces jongleurs issus de milieux marchands48.

De manière générale, toutefois, les vidas nous en apprennent peu sur les borges en eux–mêmes, se concentrant plutôt sur ce qui les amène à pratiquer l’art du trobar, c’est–à–dire généralement à devenir jongleurs, à trouver un protecteur, le motif amoureux traditionnel étant souvent absent au profit de celui du mariage49. Il faut ici s’attarder sur le motif du mariage, qui ne correspond pas au modèle courtois et adultérin habituel.

Dans l’ensemble absent chez les nobles et les pauvres chevaliers, on le rencontre parfois chez les clercs et moines ayant quitté leur ordre, mais c’est chez les bourgeois qu’il est le plus fréquent. Ce motif semble en partie servir de repoussoir à celui de l’amour courtois et les mariages des bourgeois ne sont jamais particulièrement réussis, que ce soit celui

46. M.Aurell,La Vielle et l’Épée..., p. 126.

47. Dans I, ils sont une douzaine ; dans les vidas associés à des miniatures de A, ils ne sont en revanche que cinq, et tous, Aimeric de Peguilhan mis à part [A30], possèdent une potentielle deuxième désignation : Peire d’Alvernha en tant que « maestre » [A1], Folquet de Marseille en tant qu’« evesches » [A10], Gaucelm Faidit en tant que « joglars » [A12], Bertolome Zorzi comme « gentils hom » [A40].

48. Parmi les marchands originaires de Marseille ou y ayant exercé, on trouve Folquet, bien sûr, mais aussi Raimon de Salas et Pistoleta ; de Toulouse viennent Peire Raimon de Tolosa, Peire Vidal et Aimeric de Peguilhan.

49. Dans lesvidasdeI, les modalités les plus proches de la désignation commeborgesoumercadiers, d’après la formule de Jaccard, sont le fait de se faire jongleur (0.84), l’absence du motif amoureux traditionnel (0.88), le mariage (0.91) et le fait de trouver un protecteur (0.91).

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 146