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LE CONTEXTE COURTOIS 28 au travers de ces poèmes, le troubadour ne cherche pas également à faire de la dame sa

En vostra cort renhon tug benestar . Le contexte courtois

CHAPITRE 1. LE CONTEXTE COURTOIS 28 au travers de ces poèmes, le troubadour ne cherche pas également à faire de la dame sa

protectrice. En effet, le rôle des femmes en tant que mécènes a été sujet à débat. Pour Joan Ferrante, la tendance traditionelle à remettre en cause ce rôle et à le rejeter comme étant un « literary topos »27, et ce en dépit des adresses qui leurs sont faites dans les poèmes, n’est pas fondée. En effet, et les exemples en abondent dans les vidas, l’honneur qu’elles ont à retirer des louanges écrites à leur sujet peut les pousser à s’ériger en mécènes, tout comme ce fut vraisemblablement le cas pour plusieurs des femmes de la famille d’Este, Béatrice ou Jeanne au premier chef.

La vie à la cour se déroule selon un rythme déterminé, une « liturgia precisa »28, que viennent marquer des temps forts, aussi bien les campagnes militaires annuelles ou le repos hivernal que les heures consacrées chaque jour à la danse, à la musique, aux jeux et à la poésie. La lyrique occitane vient se couler dans ce moule, et nombre de ses textes portent trace de ces jeux. Les tensos et partimens en sont les exemples les plus flagrants, dans lesquels deux troubadours (le plus souvent) se livrent à une joute verbale, un duel d’improvisation poétique, vrai ou affecté (il est malaisé de décerner la part de préparation dans ces poèmes qui se veulent dialogues). Bien souvent, d’autres personnages de la cour y interviennent, les dames notamment, que les troubadours n’hésitent pas à prendre comme juges de matières délicates. Ainsi, dans latensoentre Aimeric de Peguilhan et Albertet29, ceux-ci font chacun appel à une dame, respectivement Béatrice d’Este et Emilie de Ravenne, pour qu’elle tranche en leur faveur la question qui est de savoir s’il vaut mieux rester avec une dame qu’on aime seulement à moitié, mais qui est prête à tout vous consentir, ou bien s’attacher à celle que l’on aime « doble meillz e mais », sans en être aimé en retour30. Au travers de ce texte, on peut appréhender les caractères du déroulement de ces partimens. En effet, traditionellement, le premier troubadour à parler pose le problème et ses deux alternatives, tandis que le deuxième choisit son camp. Ainsi, lorsqu’Aimeric pose ce problème, il sait sans doute que le deuxième choix (préfèrer celle que l’on aime le plus sans en être aimé en retour) est celui qui est le plus défendable du point de vue de la fin’amor et de la poésie. Il se doute vraisemblablement que c’est ce point de vue que choisira de défendre Albertet et qu’il lui faudra prendre parti pour le premier.

27. Joan Ferrante, « Whose Voice ? The Influence of Women Patrons on Courtly Romances », dansLiterary Aspects of Courtly Culture, Cambridge, 1994, p. 3–18, à la p. 3.

28. Franco AlbertoGallo,Musica nel castello : Trovatori, libri, oratori nelle corti italiane dal XIII al XV secolo, Bologne, 1992, p. 8.

29. N’Albert, chausetz al vostre sen [BdT 10,3] ; W. P.Shepard et F. M.Chambers, The Poems of Aimeric de Peguilhan, (3), p. 53-56.

30. Jeanroy dit à ce sujet que Béatrice d’Este, de pair avec Emilie de Ravenne, « est prise comme arbitre d’une question assez scabreuse », estimant inconvenant de faire appel à une jeune femme pour en juger ; bien que l’on ignore la part exacte de fiction poétique dans une telle question, et elle est vraisemblablement importante, il demeure intéressant de constater que ce débat, qui ne soulevait pas nécessairement l’indignation des cours italiennes de l’époque, ait pu paraître déplacé au philologue du début du XXesiècle ; A.Jeanroy, « Les Troubadours dans les cours de l’Italie du Nord... », p. 14.

Ce mode de fonctionnement, riche de possibilités, connaît une grande faveur dans les cours et si ce genre, ludique, du joc partit est moins reconnu que celui de la canso, formule reine de la lyrique occitane, il était sans doute très apprécié des contemporains31. Les protecteurs peuvent parfois s’y piquer à leur tour, à l’instar d’Alberico da Romano, échangeant avec Uc de Saint Circ des coblas [BdT 457.20a] dans lesquelles ils chantent facétieusement les louanges de Sordel32. Vraisemblablement présent lui aussi un temps à Trévise et objet de taquineries de la part d’Uc pour sa réputation assez douteuse de

« séducteur » et d’homme âpre au gain, Sordel de Mantoue fait partie d’une nouvelle génération de jongleurs et de troubadours d’origine italienne, qui témoigne du succès rencontré par la lyrique occitane et de l’estime dont bénéficient ses maîtres.

La place que prend petit à petit la lyrique occitane dans ces cours semble grandir, tout comme grandit le nombre de jongleurs et de troubadours qui y élisent domicile, qu’ils viennent d’au-delà les Alpes ou que ce soient des Italiens. Les anciens troubadours, maîtres respectés, voient d’ailleurs parfois d’un mauvais œil cette « nouvelle génération » qui vient remettre en cause leur place durement acquise. La grande figure qu’est Aimeric de Peguilhan, dans unsirventés[BdT 10,32] vraisemblablement composé à Oramala pendant l’été 122033, s’en prend à eux avec virulence :

Li fol e.il put e.il filol Creison trop e no m’es bel ; E.il croi joglaret novel, Enojos e mal parlan, Corron un pauc trop enan ; E son ja li mordedor, Per un de nos dui de lor, E non es qui los n’esqerna34.

Cette foule de débauchés, ces « joglaret novel », à la langue sans grâce et fréquentant les tavernes, viennent prendre d’assaut la cour des Malaspina. Si l’on n’y prend garde, rien ne saurait les arrêter. Au travers de la violence verbale, on peut percevoir la rivalité entre le maître bien établi et ces nouveaux jongleurs aspirant à « prendre sa place ».

Cette rivalité a d’ailleurs pu prendre, chez Aimeric, le visage d’une rivalité personnelle avec Sordel, qu’il attaque indirectement dans ce poème, en feignant ne le pas faire (« Non

31. Une appréciation qui ira en augmentant, en témoigne la place que prendra la section destensos dans les manuscrits, qui, de la troisième place dans les plus anciens chansonniers vénètes (D,Da, B. . .) viendra enlever la deuxième au genre dessirventés(à partir deA, et par la suite également dansIK), fait peut–être à mettre en lien avec une augmentation générale de la faveur pour les genres dialogués ou bien à une difficulté plus importante à comprendre des sirventes politiques abordant des événements parfois anciens et nécessitantrazos et contextualisation.

32. Voir G.Folena, « Tradizione e cultura trobadorica... », p. 75.

33. Ibid., p. 59.

34. W. P.Shepardet F. M. Chambers,The Poems of Aimeric de Peguilhan..., (32), p. 166-170.

CHAPITRE 1. LE CONTEXTE COURTOIS 30 o dic contra.N Sordel » au vers 11). S’il est difficile de dicerner totalement la part de jeu et la part de véracité dans les quolibets que ceux-ci échangent parfois, les termes utilisés et la vigueur des attaques peut nous laisser penser qu’il y avait bien là un conflit entre le maître respecté et le jongleur à la réputation sulfureuse35, cible des attaques non seulement d’Aimeric mais également de Guilhelm Figueira. Cette sévérité se retrouve dans le texte de la vida de A : « mout fo truans e fals vas dompnas e vas los barons ab cui el estava »36.

1.2.2 L’originalité du foyer vénète

Le foyer vénète se distingue par de nombreux traits des autres foyers de conservation de la lyrique occitane. En effet, ses premières caractéristiques sont celles « di un area laterale e conservativa di frontiera »37, de par son éloignement évident, géographique et chronologique, par rapport aux lieux de naissance du trobar. Selon Folena, ses deux traits principaux sont son caractère « retrospettivo-filologico » d’une part et « biografico-narrativo »38 de l’autre. En effet, la Vénétie est un lieu de première importance pour ce qui est de la collecte et de la mise par écrit des textes, tout comme pour les premiers pas de l’étude grammaticale, voire « philologique » de la langue occitane. D’autre part, la tradition manuscrite vénète se distingue par la place accordée aux troubadours au travers de leurs « biographies » et de leurs « portraits », place qui découle directement de cet éloignement propre au foyer vénète.

Parmi les derniers personnages importants à user d’une langue qui commence à devenir plus un objet d’étude, d’enseignement, un intérêt d’érudit, de savant, émerge la figure de Ferrarino da Ferrara, « un maestro di scuola e in certo modo un filologo, custode d’una lingua ormai morta »39. Vraisemblablement encore en vie à la fin du XIIIe siècle, celui-ci serait le compositeur du florilège de poésie provençale contenu dans le chansonnier Dc , florilège qui est précédé de sa biographie.

On a longtemps eu tendance à dénier à Venise elle-même un rôle important, consi-dérant que ses élites avaient peu d’intérêt pour une lyrique plutôt cantonnée aux cours de la Terraferma, dont les élites nobles et guerrières seraient plus sensibles aux valeurs chevaleresques et à la fin’amor. De ce fait, on a estimé que les chansonniers provenaient plutôt d’ateliers dans des villes comme Trévise, Padoue. . .

En effet, Trévise a joué un rôle clé comme foyer de création et de diffusion de la lyrique occitane en Italie du Nord, et cette lyrique y trouvera son dernier refuge sous

35. Dans un échange decoblas, Sordel n’hésite pas à traiter Aimeric de « veils arlots meschis » ; voir G.Folena, « Tradizione e cultura trobadorica... », p. 60–61.

36. Il est à noter que ce passage est absent deIK.

37. G.Folena, « Tradizione e cultura trobadorica... », p. 2.

38. Ibid., p. 3.

39. Ibid..

le règne de Gherardo III da Camino. Cela a mené l’historiographie a considérer ce fait comme relevant essentiellement de laTerraferma, notamment depuis que Folena a proposé comme localisation pour lesscriptoria où ont été réalisésA etIK respectivement Vérone, pour l’un, et Padoue ou Monselice, pour les deux autres40. Une tendance plus récente s’oriente toutefois vers la reconnaissance d’un rôle accru pour Venise même41. En effet, même si la ville n’a vraisemblablement pas disposé de foyers courtois ou de lieux de production équivalents à ceux de laTerraferma, il est fort possible qu’elle ait joué un rôle clé dans la conservation et la mise par écrit de la lyrique, ainsi que dans son travail de contextualisation et d’explicitation :

Non vi è dubbio che a Venezia non risulta essere esistito unfoyer di pro-duzione trobadorica, ma è ben possibile che nel tardo XIII secolo, quando ormai la poesia in lingua d’oc aveva perduto quel forte carattere di prodotto di corte, e in particolare ezzeliniano, che doveva averla tenuta agli inizi estra-nea al mondo veneziano, il patriziato colto della repubblica fosse interessato ad acquisirne conoscenza42.

En effet, si la diffusion de la lyrique occitane en Vénétie est tout d’abord un phénomène vivant, essentiellement lié à la vie des cours et à leurs valeurs, un phénomène ne pouvant survivre loin des mécènes et des lieux de représentation, un phénomène étranger, par ses valeurs et son implication dans les conflits du temps, au monde des élites vénitiennes, il a pu, par certains biais et après certaines transformations, y faire son entrée.

Dans ce domaine, il semblerait qu’un rôle décisif ait été joué par Bertolome Zorzi (actif 1266–1273), membre d’une des plus nobles familles vénitiennes, qui, à l’occasion de sa captivité à Gênes, a écrit une série de sirventés en réponse à ceux, anti–vénitiens, de Bonifaci Calvo43. Cela pourrait être un facteur de popularité pour la lyrique occitane dans la cité lagunaire, menant à un engouement pour cette lyrique dans un contexte assez large de découverte, par un biais désormais essentiellement écrit. Il est probable que dans cette découverte les grandes familles vénitiennes, notamment celles très proches du pouvoir et liées aux doges, aient joué un rôle, ce que tendraient à confirmer la note de possession renvoyant au doge Marco Barbarigo (1413–1486) dans A ainsi que la reliure du manuscrit de la Biblioteca Capitolare di Verona DVIII contenant le Livres dou Tresor de Brunet Latin, manuscrit très proche par son iconographie de IK, et portant les armes

40. Ibid., p. 8–9 ; pour le débat sur la localisation des ateliers, voir également le chapitre II.

41. Voir Fabio Zinelli, « Sur les traces de l’atelier des chansonniers occitans IK : le manuscrit de Vérone, Biblioteca Capitolare, DVIII et la tradition méditéranéenne du Livres dou Tresor », dans Medioevo Romanzo, t. 36, 2008, p. 7–69, aux p. 7–8.

42. Giordana Canova Mariani, « Il poeta e la sua immagine : il contributo della miniatura alla localizzazione e alla datazione dei canzonieri provenzali AIK e N », dans I Trovatori nel Veneto e a Venezia, Rome et Padoue, 2008, p. 47–76, à la p. 54.

43. La présence des textes de Bertolome Zorzi dans AIK vient en soutient de cette hypothèse, d’autant plus que dansIK, ils sont précédés par les textes hostiles à Venise de Bonifaci Calvo.

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