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Les chansonniers

CHAPITRE 2. LES CHANSONNIERS 52 un quaternion contenant les tables (A et Abis) et devant à l’origine constituer un quinion ;

3.1 Vidas et Razos

3.1.1 Des textes biographiques ?

Depuis l’édition qu’en a donnée Raynouard en 18201, on a convenu d’appeler « bio-graphies des troubadours » un ensemble de courts textes en prose, que l’on divise géné-ralement en vidas et razos. Pour Jean Boutière :

les uns, intitulésvidas, sont des sortes de notices biographiques, dont l’éten-due n’est souvent que de quatre ou cinq lignes et ne dépasse guère quinze ou vingt ; les autres, nommés razos (< lat. rationem) sont, comme leur nom l’in-dique, des « explications », des « commentaires » de poésies2.

Ces textes nous présentent donc un troubadour et sa vie, de façon plus ou moins liée à son œuvre. Les vidas, en effet, se détachent d’une œuvre précise et tendent vers un récit biographique plus général tandis que les razos utilisent les données biographiques pour expliciter une poésie. C’est, en quelque sorte, la distinction que fait Elizabeth Wilson Poe lorsqu’elle fait correspondre lavida au « poetic ego » et larazoà la « poetic experience »3. Lesvidassont au nombre de 225 environ4. La naissance de ces textes biographiques donne lieu à débats, mais l’on s’accorde néanmoins à en voir l’origine dans ce que Me-neghetti appelle un « momento diegetico »5 précédant les « performances » des œuvres des troubadours et ce probablement dès le début du XIIIe siècle. S’il est probable que les

1. François–Juste–Marie Raynouard, Biographies des troubadours et appendice à leurs poésies imprimées dans les volumes précédents, Paris, 1820 (Choix des poésies originales des troubadours, t. 5).

2. J.Boutière, Biographies..., p.vii.

3. Elizabeth Wilson Poe,From poetry to Prose in Old Provençal : The Emergence of the Vidas, the Razos and the Razos de Trobar, Birmingham, 1984, p. 4–5.

4. Cette approximation, qui est celle de Jean Boutière, est due au fait que « ce nombre ne saurait être qu’approximatif, certaines razos, complexes, pouvant être scindées, au gré de l’éditeur, de diverse manière » ; J. Boutière,Biographies..., p.vii.

5. M.–L.Meneghetti,Il pubblico. . ., p. 237.

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razos aient été, dès leur origine, destinées à être récitées avant un poème particulier, pour le contextualiser et l’expliciter, il est moins certain, cependant, que cela ait été le cas des vidas. Elles semblent tout du moins répondre au besoin de placer les œuvres d’un trouba-dour dans un contexte, et la vogue qu’elles connaissent en Italie du Nord au XIIIe siècle s’explique probablement par le décalage entre la production des textes et leur réception par le public courtois italien, décalage à la fois géographique et temporel.

L’originalité des vidas réside pour une bonne partie dans leur volonté de présen-ter, de manière absolue, la vie d’un troubadour, et c’est probablement pour cela que, contrairement aux razos, elles ne s’adressent pas directement au lecteur par l’emploi de la deuxième personne et que les interventions du narrateur y sont minimales, qu’elles ne se contextualisent pas par rapport à un poème, employent essentiellement imparfait et prétérit6. En effet, jusqu’au XIIe siècle tout du moins, art et littérature semblent cher-cher à dissimuler leur auteur, et ce, selon toute vraisemblance, dans un but d’universalité, pour incarner les aspirations d’un groupe social, pour « annullare il dato personale a tutto vantagio dell’oggetto poetico, che si pone quasi come una realtà increata, una realtà che, per meglio dire, trascende immediatamente il suo legame con l’autore »7.

Tout d’abord présentées, dans les manuscrits, en tête des œuvres d’un troubadour (ABIK), elles seront bientôt réunies dans une section à part (EPR), formant ainsi des recueils qui constituent ce que Jean Boutière a pu appeller « la première ébauche d’his-toire littéraire existant eu Europe »8. Cette disposition transcrit vraisemblablement une évolution dans la perception des vidas : faisant tout d’abord partie d’un appareil méta-textuel servant à encadrer le texte, à répondre à un besoin de contextualisation, dans les anciens chansonniers vénètes, elles finissent par être considérées comme œuvres littéraires en elles–mêmes.

Elles constituent donc un « fattore di enorme novità »9, en élevant les troubadours au rang d’auteur, en les individualisant, en leur attribuant des traits permettant d’expli-citer leurs œuvres. Ce faisant, elles ont probablement :

répondu du côté du public à un besoin d’individuation que l’on peut déjà qualifier de « romantique ». Le désir de voir la perfection abstraite dujelyrique incarnée dans un destin personnel pouvait aussi, du côté de la production, se

6. Lesrazospartagent dans l’ensemble ces caractéristiques desvidas« except that as a more sophis-ticated, more self–conscious genre, they permit an « I », the narrator of the story in progress ; moreover, the introduction of this narrative « I » prompts a new tense, i.e. thepassé composé, which, in distinction to the preterite and the imperfect, is defined with respect to the moment of discourse » ; voir E.Wilson Poe, From Poetry to prose..., p.16 ; on pourrait toutefois objecter à cette assomption qu’en deux occa-sions, l’auteur de la vida se proclame nominalement comme tel, dans lavida de Peire Cardenal [BS 50]

et de Bernart de Ventadorn [BS 6], tandis que dans d’autres, notamment celle de Cadenet, il déclare « E tot lo sieu faig eu saubi per auzir et per vezer » [BS 80].

7. M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 238.

8. J.Boutière, Biographies..., p.viii.

9. M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 238.

CHAPITRE 3. « PORTRAITS » ET « BIOGRAPHIES » 56 rencontrer avec le fait que, déjà dans la poésie médiévale, le sujet lyrique participe de l’ambivalence grammaticale du pronom je : référence à la fois universelle et singulière10.

Conçues tout d’abord comme une « aide » à la compréhension des poèmes, elles prennent une toute autre dimension de par leur tendance à élever les troubadours au rang de « modèles », et même à en faire des héros, presque des héros « de roman », en leur attribuant les vertus dont on affecte vouloir se parer11. L’auteur de la vida, tirant essentiellement ses informations des œuvres du troubadour en question, n’est déjà plus forcément lui-même en position de tout comprendre12 et, qui plus est, ne craint pas non plus d’inventer, d’imaginer « des aventures qu’il ne se fait pas scrupule d’attribuer, identiques, à des troubadours différents »13. La première source de lavida d’un troubadour semble toutefois être son œuvre, ses poésies. L’auteur de la vida en tire en effet des éléments qu’il tente d’interpréter, pas toujours à bon escient, et auxquels il tente de donner une cohérence par le biais d’une vie de l’auteur construite autour de son activité littéraire.

Cette vie, bâtie sur les œuvres du poète, sert ensuite à fixer une interprétation des poèmes.

Laura Kendrick définit ce processus comme celui d’une « circularité herméneutique » : L’appareil textuel d’une vie du troubadour nous encourage à comprendre

« ses » textes par référence à sa vie et à ses intentions, plutôt que de les interpréter à notre gré, c’est–à–dire de nous les approprier et de les modifier librement. En effet, les vidas semblent être largement inspirées des poèmes, ce qui instaure une sorte de circularité herméneutique. Le choix et l’attribu-tion des poèmes comme leur interprétal’attribu-tion en tant que témoignages autobio-graphiques permettent l’invention des vidas, qui servent ensuite à limiter les interprétations possibles des poèmes14.

Les vidas participent ainsi, dans les chansonniers qui les présentent en tête de la section de chaque troubadour, à structurer la perception des œuvres par le lecteur, ainsi qu’à donner au troubadour un statut particulier, un statut d’auteur pour lequel vie et production

10. Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et expérience esthétique », in Poétique, 31, 1977, p. 177 ; cité dans M.–L. Meneghetti,Il pubblico..., p. 239.

11. On pourrait ici risquer une comparaison avec les héros des romans de chevalerie, les troubadours représentant l’achèvement de la fin’amor et ne vivant, composant que pour leur dame. Lesvidas nous présentent leurs aventures, les épisodes marquant d’une vie qu’on leur prête.

12. Un exemple de cette mauvaise compréhension nous est fourni par lavidade Bernart de Ventadorn, qui nous apprend qu’il était « fils d’un sirven qu’era forniers, qu’esquaudava lo forn a coszer lo pan del castel », information vraisemblablement tirée de la quatrième cobla de Peire d’Alvernha, Cantarai d’aquestz trobadors et qui contient ce que Roncaglia a pu appeller desvituperia, notamment au sujet de la mère du dit Bernart : « e sa mair’escaldava.l forn/et amassava l’issermen ». Ce faisant, l’auteur de la vidatransforme la relation d’En Bernart avec la comtesse en une histoire d’amour un peu tragique entre un serf et une noble dame au mari jaloux. À ce sujet voir M.–L.Meneghetti,Il pubblico..., p. 257, note 64. 13. J.Boutière, Biographies des Troubadours..., p. XIII et particulièrement note 20.

14. L.Kendrick, « L’Image du troubadour. . . », p. 513.

littéraire sont indissolubles.

D’autres sources d’inspiration viennent s’ajouter aux simples œuvres du troubadour.

Ainsi, certains textes ont pu jouer un rôle fondateur, notamment les galeries de portraits littéraires, deux essentiellement, la première ayant inspiré la seconde, à savoir le Cantarai d’aquestz trobadors de Peire d’Alvernha [BdT 323,011] et lePos Peire d’Alvergn’a chantat du Monge de Montaudon [BdT 305,016]. Les auteurs des vidas en tirent de nombreux éléments qu’ils utilisent d’ailleurs souvent à tort et à travers, prenant pour argent comp-tant les plaisanteries que les auteurs lancent au sujet de leurs contemporains et qui sont propres à ce jeu de cour. On trouve cependant déjà dans ces textes la perception nette de sa propre valeur, l’existence d’un lien entre la personnalité de chacun et la nature de ses œuvres, même pris sous l’angle de l’humour, et sans doute déjà, en germe, la notion d’auteur telle qu’elle sera reprise dans les vidas.

Faut–il prendre au sérieux les auteurs des vidas lorsque ceux–ci proclament fière-ment avoir recueilli certaines informations de la bouche d’un troubadour15, ou tout savoir

« per auzir e per vezer »16? La précision parfois étonnante de certains détails historiques pourrait, dans certains cas, le laisser croire, tandis que dans d’autres, la part d’invention et d’imagination est flagrante. Il s’agit là d’une question qui n’est pas encore résolue. Il est toutefois indéniable que l’on rencontre dans les vidas une tendance, peut–être plus tardive, à inventer et à appliquer certains motifs littéraires à des troubadours17. Cela a pu amener, par la suite, à un changement dans la perception des vidas. Cette tendance à transformer les vidas en des textes littéraires dignes d’intérêt en eux–mêmes et riches d’aventures et de mésaventures rend compte d’une perception différente de leur rôle et cette évolution trouve son achèvement lorsque les vidas, coupées des œuvres dans des sections à part, formant de véritables recueils, s’amplifient jusqu’à former des textes plus proches de « nouvelles », destinées parfois à une certaine postérité littéraire.

Mêlant ainsi interprétation et imagination, l’auteur d’une vida applique le filtre de sa propre subjectivité, à la fois récepteur de textes déjà existants et auteur, il dialogue avec les textes, les comprenant d’après ses propres critères, ceux de son milieu et de son époque, les transformant ainsi, leur donnant un autre sens, les « recréant » pour ainsi dire, tout cela en voulant leur donner un sens fixe, établi, qui puisse les expliciter et servir de modèle. Les vidas se positionnent donc dans le cadre vaste de la réception des œuvres des troubadours en Italie du Nord et dans un phénomène particulier que Meneghetti a pu ainsi définir :

In questo duplice senso (...) direi che l’esperienza provenzale si caratterizza come fenomeno « vivo », come continuamente determinabile — e dete[r]minata

15. « segon qe.m dis lo Dalfins d’Alvergne », dit lavida de Peire d’Alvergne [BS 39].

16. Notamment dans lavida de Cadenet [BS 80].

17. Par exemple le motif du cœur mangé, présent dans lavida de Guilhem de Cabestany [BS 94].

CHAPITRE 3. « PORTRAITS » ET « BIOGRAPHIES » 58

— dall’attività di un fruitore che interviene massicciamente sui testi, rifacen-doli, o più semplicemente reinterpretandoli con l’aiuto di espansioni prosas-tiche e di concretizzazioni figurative18.

La compréhension de ces éléments propres aux vidas ne peut s’expliquer que par les particularités du contexte qui leur a donné naissance.