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Définir le troubadour par l’image

8.1 Clercs et lettrés

Le groupe des clercs et des lettrés est celui qui, dans le chansonnier A, possède la préséance sur les autres3. Dans l’image, ce groupe est très fortement caractérisé et possède des attributs permettant de le distinguer au premier coup d’œil, ce qui correspond à la réalité historique d’une Église qui a toujours cherché à distinguer les clercs des laïcs, tant par le vêtement que par la tonsure. Dans une certaine mesure, ce groupe réunissant clercs, chanoines et moines est beaucoup plus clairement distinct que dans le texte desvidas, qui prend surtout en considération le fait qu’ils soient devenus jongleurs.

Clercs et moines se reconnaissent en effet tout d’abord par un costume très réglé.

Ainsi, tous portent la tonsure et sont tête nue (certains chanoines mis à part) et portent les vêtements qui correspondent à leur statut, voire à leur ordre pour les moines. En effet, chez ces derniers, le miniaturiste a vraisemblablement cherché à faire correspondre les vêtements monacaux avec ceux prescrits par la règle de chaque ordre, avec un certain succès en ce qui concerne les membres d’ordres militaires, l’Hôpital et Saint–Jacques–de–

l’Épée4. Pour les autres, la question est rendue plus délicate par les difficultés d’identifi-cation des monastères cités, tant par les philologues aujourd’hui que vraisemblablement par les miniaturistes qui n’étaient pas nécessairement entièrement au fait de la géogra-phie monachale du Limousin ou de l’Auvergne5. Les clercs portent la robe, vêtement qui leur correspond, tandis que dans A, Aimeric de Belenoi porte la dalmatique, ce qui ferait de lui un diacre [A23]. Outre le vêtement, le port de la barbe caractérise ce groupe, lui

3. Voir ce qui a été dit de l’organisation de la sous–section consacrée aux troubadours d’importance moyenne dans le chansonnier A, p.84.

4. Quoique pas toujours ; ainsi, Peire Guilhem de Toulouse, s’il porte bien le manteau blanc à l’épée rouge dans I [I66], n’est vêtu que d’une simple coule dans K [K66], peut–être parce que le texte de la vida, tel que dansK, porte « alorde de las pasza ».

5. Ainsi, si la coule noire du Monge de Montaudon dans K [K46] semble bien correspondre à l’abbaye clunisienne d’Aurillac, mentionnée dans la vida, il est plus difficile de s’en convaincre pour les coules, d’un brun parfois assez foncé, des miniatures des deux autres manuscrits [I46,A20] ; pour Gausbert de Puycibot, si l’on accepte l’identification, comme le suggère J.–L. Lemaître, du monastère de « Sain Leonart »(A) ou « Saint Lunart » de lavidaavec Saint–Léonard–des–Chaumes, monastère cistercien, les représentations d’I etK [IK29] pourraient correspondre, mais pas celle deA[A21] ; voir J.–L.Lemaître, Les Troubadours et l’Église..., p. 24–35.

conférant une certaine vénérabilité. Dans I, en effet, elle est exclusivement portée par les maîtres et les clercs, et plus souvent encore par les moines, que leur retrait du monde rend peu soucieux de leur apparence physique, situation que l’on retrouve dansA et dans K. L’évêque Folquet de Marseille, quant à lui, est revêtu de la mitre et des vêtements liturgiques correspondant à son état, auxquels s’ajoutent dans les trois manuscrits [A10, IK71] le pallium6. Folquet de Marseille est également placé dans une position particu-lière, en raison de son titre d’évêque qui en fait, dans l’Église, l’équivalent d’un prince ou d’un baron laïc. Dans les trois manuscrits, il est ainsi le seul, ou peu s’en faut, à être représenté strictement de face, particulièrement dans I etK, où sa position statique, hié-ratique, presqu’en majesté, est un signe particulièrement fort de sa préséance. Dans A, celle–ci se matérialise également par la monture qu’il chevauche, tandis que la richesse de ses vêtements vient encore souligner son rang.

Mais au–delà du vêtement, ce groupe est également caractérisé par un certain nombre d’attributs, dont le premier est sans aucun doute le livre, tant dans A (fig. C.13, p. 235), que dans K (fig. C.12, p. 234), et dans une moindre mesure dans I (fig. C.11, p. 233).

Bien que ce livre puisse prendre différentes significations7, et tantôt, cahier en train d’être couvert d’écriture, être l’attribut du moine copiste, tantôt, tenu fermé, être un accessoire liturgique ou un symbole du détenteur du savoir, ou bien encore, en train d’être lu ou désigné, être l’outil de travail du maître, il caractérise de façon générale le groupe des clercs, qui semblent bien encore être conçus comme les principaux détenteurs de la culture écrite.

Pour ce qui est des gestes que ces troubadours sont représentés en train d’accomplir, ceux–ci recoupent parfois plus les vidas, qui nous présentent des clercs devenus jongleurs.

En effet, en dehors de l’acte de lecture, ceux–ci sont souvent représentés, dansAdu moins, en train de déclamer ou dans une position statique, ce qui les rapproche des jongleurs.

DansK, en revanche, la position statique leur est réservée, et quand ils déclament, ils ne le font que d’une main. Il faut s’arrêter un instant sur la différence entre ces deux positions déclamatoires. La position déclamatoire à une main, dont on a dit que le sens pouvait varier selon l’emplacement de la deuxième main8, semble toutefois posséder un sens en elle–même. Son utilisation par les clercs, moines ettrobairitz deK — et pour ces dernières également dans I —, par opposition à la position à deux mains des jongleurs, semble lui conférer une certaine distinction, une certaine retenue. En réalité, cela confirme que cette position est celle de ceux dont déclamer n’est pas le métier et qui, dans leurs gestes, expriment une certaine distinction, par opposition aux jongleurs plus proches des mimes

6. J.–L. Lemaître s’interroge quant au port de ce pallium, emblême des archevêques, par l’évêque Folquet (Toulouse ne devenant archevêché qu’en 1317), mais pense qu’« il faut voir ici une simple conven-tion iconographique, sans en tirer d’argument pour la dataconven-tion du manuscrit » ; J.–L. Lemaître et F.Vielliard,Portraits de Troubadours..., II, p. XLIII.

7. Voir ce qui en a été dit p. 107.

8. Dans le chap. 6, p. 123.

CHAPITRE 8. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR L’IMAGE 154 et autres gesticulateurs. Dans les autres manuscrits, toutefois, les clercs sont assimilés aux jongleurs par leurs gestes déclamatoires.

Pour ce qui est de la position, siI etK ne font guère de différence, ne connaissant essentiellement que la position debout et à califourchon sur le cheval, le chansonnier A montre une distinction plus claire. Il représente en effet les clercs et les lettrés plutôt assis, par opposition aux jongleurs, debout, et aux nobles, debout également ou, bien sûr, à cheval (fig. C.14, p. 236). Cette position, qu’ils partagent avec les dames et le roi Richart, leur confère une certaine supériorité et relève d’une tendance générale de ce chansonnier.

Quelques éléments distinguent un groupe particulier, constitué des chanoines et de quelques troubadours désignés comme maîtres. Il s’agit essentiellement du port du bonnet rond, auquel s’ajoutent, particulièrement dans A, la station assise et l’acte de lecture. Il s’agit en fait là d’une figure assez particulière à ce dernier chansonnier et qui est celle du maître. Désigné comme « maistro » ou comme « calonego » dans la postille, ce dernier est souvent revêtu de la chape et coiffé du bonnet rond. Ces éléments de costume renvoient à ce que l’on connaît du costume des maîtres universitaires de l’époque. Ainsi, dans le serment des candidats à la maîtrise ès arts de l’université de Paris, datant des alentours de 1280, il est spécifié que :

Vos legetis lectiones ordinarias in capa rotunda, vel in pallio. (...) Non habebitis sotulares rostratos nec laqueatos nec fenestratos, nec induetis super-tunicale scissum in lateribus nec habebitis mitram in capite quamdiu legetis sub capa rotunda, vel disputabitis9.

Pas de surcot, ni de souliers extravagants, donc, mais la chape comme vêtement de celui qui enseigne. À cette chape s’ajoute le bonnet rond, qui représente la fonction du maître, et que l’on retrouve dans l’inventaire après décès de Jacopo Belvisi, docteur en droit à Bologne, mort en 1335, sous le nom d’une « guarnachia a studio », que Muzzarelli décrit comme un « capo che segnalava la sua professione e condizione »10.

En outre, les maîtres sont représentés assis sur ce que les postilles qualifient de « ca-rega », et qui est probablement une chaire. Cela renvoie aux habituelles scènes d’ensei-gnement, que Pierre Riché et Jacques Vergier décrivent ainsi : « les scènes d’enseignement sont immuables. Le professeur en chaire, coiffé de son bonnet lit (i.e. commente) le livre ouvert devant lui. Les étudiants [sont] assis par terre et tête nue (la tonsure est la marque de leur statut clérical)(...) »11.

9. Chartularium Universitatis Parisiensis, Paris, 1889, t. 1, p. 586, n°501 [« juramenta incipientium in artibus ] ; « Vous ferez vos leçons ordinaires en cape ronde ou en robe.(...) Vous n’aurez pas de sandales à bout pointu ni à galons ou à jours, vous ne porterez pas de surcot fendu sur les côtés ni de chapeau pointu pendant vos leçons en cape ronde ou vos disputes (...) », trad. PierreRichéet JacquesVergier, Des nains sur des épaules de géants : maîtres et élèves au Moyen Âge, Paris, 2006, p. 207.

10. Maria GiuseppinaMuzzarelli,Guardaroba medievale : vesti e società dal XIII al XVI secolo, Bologne, 1999, p. 117.

11. Voir le cahier central dans P.Richéet J.Vergier,Des nains sur des épaules de géants....

À cette représentation principale du maître, on pourrait en ajouter une deuxième, toutefois moins claire, qui est celle d’Aimeric de Peguilhan [A30] et d’Uc de Saint Circ [A34]. Debout, dans une position statique pour le premier, un doigt levé dans une position d’enseignement pour le deuxième, ces deux troubadours se distinguent, outre par le bon-net rond ou la tonsure et la chape, par le port d’une baguette, que l’on pourrait identifier à la férule, ce troisième signe distinctif du maître. Leur participation à ce groupe pourrait s’expliquer, pour Uc, par le fait qu’il ait été « ad escola a Monpeslier »12. En revanche, l’assimilation des chanoines au groupe des maîtres peut s’expliquer relativement aisément.

En effet, la participation des chanoines à l’université est bien connue13 et vraisemblable-ment très fréquente, à tel point qu’il faille la réguler14. En outre, au–delà des personnages pour lesquels la désignation commemaestres figure dans lavida et des chanoines et clercs proches des milieux universitaires, le manuscrit A représente en maître certains trouba-dours auxquels il porte une estime particulière, comme Arnaut Daniel « .I. maistro cun capa crespa » [A5], et parfois le miniaturiste applique cette représentation sans même qu’elle soit appelée par la postille, pour Guilhem de Cabestany peut–être [A13], plus clairement pour la comtesse de Die, levant la main gauche en un geste doctoral [A38].

Dans les deux autres manuscrits, l’emploi de la figure du maître est beaucoup plus restreint, et cette figure en elle–même est beaucoup moins développée, c’est–à–dire, dotée de moins d’attributs et moins immédiatement reconnaissable. L’emploi en est, pourrait–

on dire, encore plus limité que dans les vidas, puisque lorsqu’ils dépeignent Guiraut de Bornelh [IK8], les deux manuscrits nous présentent très clairement un laïc, préférant s’attarder sur le détail pittoresque des « dos cantadors » accompagnant le troubadour.

Ainsi, seul Peire d’Alvernha [IK39] est représenté coiffé du bonnet rond et revêtu de la chape15.

L’importance de la figure du maître dans A fait que l’on pourrait la qualifier de

« dominante ». Par figure dominante, il faut comprendre la plus clairement définie, dotée d’attributs les plus particuliers et qui, par sa fréquence ou sa mise en valeur, se dégage assez nettement des autres représentations lorsque l’on parcourt le manuscrit. Dans les

12. Une autre hypothèse, dont il a déjà été question, pourrait être que ces deux troubadours venus en Italie, y ont peut–être bénéficié d’une reconnaissance pour leur érudition et leur maîtrise dans le domaine dutrobar; voir p. 112.

13. Voir notamment, pour une période toutefois plus tardive, ChristophFuchs,Dives, Pauper, No-bilis, Magister, Frater, Clericus, Sozialsgeschichtliche Untersuchungen über Heidelberger Universitätsbe-sucher des Spätmittelalers (1386–1450), Leiden et New–York, 1995, et part. « 3.2. Kanoniker », p. 38–44.

14. Voir notamment, Chartularium Universitatis Parisiensis..., t. I, p. 63, n°4 [« Decretum Odo-nis episcopi Parisiensis de residentia canonicorum S. Marcelli, et licentia danda canonicis qui studere voluerint »].

15. DansK, toutefois, c’est aussi le cas de Peire Rogier [K40], deuxième troubadour du manuscrit qui fait immédiatement suite à Peire d’Alvernha ; il pourrait s’agir d’une forme de « contamination » puisque la représentation de Peire Rogier, couleurs mises à part, est complètement identique à celle de Peire d’Alvernha ; ce pourrait également être une façon de mettre en valeur le deuxième troubadour du recueil (on se rappellera que dansA, sur les cinq premiers troubadours, trois sont peints comme des maîtres).

CHAPITRE 8. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR L’IMAGE 156 autres chansonniers, la situation est toutefois sensiblement différente. DansI, par exemple, la figure du chevalier en armes occupe un rôle prépondérant et la noblesse, dans son ensemble, fait l’objet d’une attention particulière. Dernier détail, peut–être révélateur de l’estime portée au groupe des clercs dans A, les montures que chevauchent Folquet de Marseille [A10] et Peire Rogier [A17], ce symbole de rang et de richesse qu’est le cheval étant, dans les deux autres manuscrits, exclusivement réservé aux nobles.