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DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 138 été considérés 24 , comme porteurs des valeurs courtoises idéales, valeurs que la noblesse

Définir le troubadour par le texte

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 138 été considérés 24 , comme porteurs des valeurs courtoises idéales, valeurs que la noblesse

cherche à faire siennes dès la deuxième moitié du XIIe siècle, et peut–être encore plus au XIIIe, par le biais de « l’illuminata rinunzia alle prerogative derivanti dal grado gerar-chico » et de « la responsabile assunzione del complesso di sentimenti, di nozioni, di regole, di modelli creati dalla fascia più bassa del mondo cavalleresco »25. Paradoxalement, cette relative « pauvreté », qui en avait fait des amants idéaux, les mène parfois à déchoir.

7.1.2 Les « pauvres chevaliers » : des héros courtois ou une classe intermédiaire ?

Au premier regard (fig. C.1, p. 223 et fig. C.2, p. 224), les paubres cavalliers ne semblent pas se ranger parmi la noblesse. Ils partagent pourtant avec elle, certes à un degré moindre, un certain nombre de caractéristiques (fig. C.3, p. 225 et fig. C.4, p. 226), qui se rapportent essentiellement à leur fréquentation de la cour et à une certaine maîtrise de ses usages (cortes,gen parlans). Mais ce qui caractérise essentiellement les chevaliers pauvres, en réalité, tient plutôt aux motifs narratifs, principalement amoureux, qui figurent dans leurs vidas26.

Le motif amoureux type du chevalier pauvre serait celui–ci : il aime une dame de rang supérieur au sien, généralement mariée à un autre seigneur, souvent la femme ou une parente de son protecteur27; il compose sur elle ses chansons et fait tout pour la louer et étendre sonpretz et sa réputation ; la dame lui refuse généralement le plazer d’amor, mais pas toujours, et dans ce dernier cas elle en est généralement blâmée ; à la mort de sa dame ou si celle–ci le rejette, il se retire du monde. On reconnait ici des éléments de la relation courtoise type, telle qu’on la décrit usuellement. Mais pourquoi une telle insistance sur le plazer d’amor? Tout d’abord, et par opposition aux plus grands nobles, parce que la transformation de la relation littéraire et courtoise en relation charnelle ne va pas de soi.

En réalité, les cas d’accord duplazer d’amor sont assez rares, et il est plus rare encore que la dame n’en soit pas blâmée. La vida de Peirol [A33] semble échapper un premier temps

24. Quoique pas par tous : dans un texte qu’il désigne comme unecansomais qui à certains égards tient plus du sirventes, A mon vers dirai chanso [BdT 200,2], Raimbaut d’Aurenga s’en prend à l’idée qu’une dame ne doive pas concéder son amour à un homme de haut rang — preuve toutefois que cette idée était fortement répandue — affirmant que « mieills deu esser amatz/rics hom francs ez enseignatz ».

On notera d’ailleurs que les termes de ricset d’enseignatz sont encore une fois utilisés ici pour qualifier le noble ; voir S.Guida, Jocs poetici..., p. 135–136.

25. Ibid., p. 135.

26. Si l’on observe les quelques modalités les plus proches de la désignation commepaubres cavallers dans lesvidasdeI, on a, dans l’ordre de proximité décroissant et d’après la formule de Jaccard, le fait de trouver un protecteur (0.86), d’être en relation avec une dame de rang supérieur (0.87), de chanter ses louanges (0.87), de devenir jongleur (0.91), de se voir accorder (0.92) ou refuser (0.93) le plazer d’amor, de devenir moine (0.94) ; on retrouve globalement les mêmes éléments en utilisant la formule de Pearson.

27. C’est–à–dire généralement sa sœur, comme dans lavidade Peirol, avec la sœur de Dalfin, épouse de « Beraut de Mercuer » [A33] ou de Raimbaut de Vaqueiras, avec la « seror del marques » Boniface de Montferrat, « moiller d’en Haenric del Carret » [A36].

à cette issue, « la dompna li volia bien e.il fasia plazer d’amor a saubuda del Dalfin », mais cette situation n’est que temporaire, « E l’amors de la dompna e d’en Peirol montet tant que.l Dalfins s’engelosi d’ella, car cuidet q’ella li fezes plus qe non covenia ad ella », avec pour conséquence le bannissement dudit Peirol de la cour de Dalfin. Malgré la fiction courtoise, une dame de haut rang ne saurait s’offrir à un chevalier. Ainsi, une dame habile saura trouver un troubadour pour la vanter, sans jamais rien lui accorder qui ne siée à son rang. Ce phénomène est très clairement visible dans la vida de Raimon de Miraval [A6] :

(...) E non era neguna grans valens dompna en totas aquellas encontradas que non desires en non se penes qu’el s’entendes en ella, o qu’el li volges ben per domestegessa, car el las sabias totas honrar e far grazir que nuills autr’hom ; per que neguna dompna no crezia esser prezada ni honrada si non fos sos amics o sos benevolens en Raimons de Miraval. En maintas dompnas s’entendet e.n fetz maintas bonas canssons mas non fo crezut qez el agues mais de neguna plazer en dreich d’amor e totas l’enganaren.

Victime de ses propres talents, Raimon se retrouve dans une position fréquente chez les paubres cavalliers. Il chante les louanges de dames qui ne récompensent pas son amour charnellement. Est–il pour autant « dupé » par celles–ci comme le proclame l’auteur de la vida? Autrement dit, quelle récompense pour le troubadour méritant, amoureuse ou financière ? La position des historiens sur le sujet a pu varier, pour Köhler, il s’agit es-sentiellement d’une récompense sociale, celle de l’honneur que retire du service d’amour le troubadour et que la dame lui accorde, en bref, « ce que l’amant courtois espère, c’est que l’amour et l’observation fidèle des règles rehausseront sa position dans la société »28. Sans nier l’existence d’une dimension érotique, Köhler en exclut complètement l’assou-vissement29. Mais cette position a pu être remise en cause comme trop exclusive, sens dans lequel vont les vidas, puisque pour qu’il y ait duperie, il faut bien que la récompense amoureuse eût été envisageable30.

Si le blâme retombe sur ces dames ou si les troubadours se désespèrent de ne pas se voir récompenser de leurs efforts, c’est potentiellement qu’ils ont, les uns ou les autres, dépassé les limites, assez clairement définies somme toute, de la relation courtoise. Cette dernière, en réalité, s’apparente assez souvent, pour le troubadour, à la mission d’un

« chargé de relations publiques » de la dame, et au–delà, de son mari ou parent, le seigneur : « dire (...) son amour pour la femme du châtelain équivaut, au fond, à recon-naître une situation de dépendance envers ce seigneur et manifester son dévouement à son

28. E.Köhler, « Observations historiques... », p. 33.

29. Ibid., p. 39.

30. On serait dès lors plus proche de la position soutenue par SarahKay,Subjectivity in Troubadour Poetry, Cambridge, 1990, part. p. 111–119.

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 140 égard »31. Si l’on examine le motif du retrait du monde du troubadour, généralement au monastère32, à la mort de la dame ou si celle–ci le rejette, on pourra peut–être trouver un élément de confirmation de cette théorie. En effet, outre un schéma courtois traditionnel et un motif chrétien de repentance à la fin d’une vie parfois tumultueuse, il faut peut–être voir dans ce retrait du monde des moins puissants à la mort de leur dame, un retrait causé par la pauvreté et le manque de sources de subsistance, la dame jouant souvent le rôle de protectrice. Une telle hypothèse serait confirmée par la vida de Bernart de Ventadorn, qui se retire du monde à la mort de son protecteur, à la cour duquel il avait jusque là demeuré : « E qan lo coms fo mortz, en Bernartz abandonet lo mon e.l trobar e.l chantar e.l solatz del segle e pois se rendet à l’orden de Dalon, e lai el fenic » [A14]. Ces éléments peuvent donc nous mener à envisager que trouver une dame, pour le troubadour, équivaut à trouver un protecteur.

Le motif du protecteur est en effet à peu près aussi courant et aussi caractéristique, par comparaison aux nobles, des chevaliers pauvres que le motif amoureux précedemment cité, quoiqu’ils le partagent avec les non–nobles. Ce protecteur, qui appartient à la classe des grands nobles, les barons, donne généralement au chevalier ce dont il a besoin, armes, chevaux, vêtements et équipement militaire et remplit en réalité le rôle d’un seigneur vis–

à–vis de son vassal. Il en va ainsi dans la vida de Raimon de Miraval [A6] : « E.l coms donava a.n Raimon los chavals e.ls draps e.ls arnes e las armas que besoing li aviant ». En réalité, si ce motif est aussi fréquent, c’est peut–être bien qu’il correspond, du côté des chevaliers pauvres, à un réel besoin. Si l’on en croit Martin Aurell, il y a là une évolution historique qui pourrait être contemporaine de la rédaction des vidas :

Vers 1150 encore, les troubadours appartiennent, pour la plupart, au groupe de ces chevaliers que les chartes apellent des milites ou des cabalarii : cette catégorie sociale vient de monter dans l’échelle sociale de fraîche date, grâce au métier des armes, alors que s’amenuisent les distances qui la séparent de la vieille aristocratie du sang (...). Mais dans les années vingt du XIIIe siècle ce groupe social connaît ses premières difficultés alors que les cours princières, chaque jour plus fortes, réorganisent les institutions administratives et s’at-taquent à leurs seigneuries (...). Les contre–coups de ces échecs pourraient bien être un appauvrissement culturel qui les empêche de s’adonner à des activités poétiques. En contrepartie, le comte, fort d’une puissance accrue et enrichi par la perception de nouvelles taxes augmente son prestige par le biais d’un mécénat généreux : il subventionne les activités poétiques des troubadours talentueux qui se rendent à sa cour. Désormais, des professionnels de la

chan-31. M.Aurell,La Noblesse en Occident..., p. 108.

32. On remarquera, sans trop s’y attarder, la présence, parmi les ordres que rejoignent ces pauvres chevaliers, des ordres de l’Hôpital et de saint Jacques de l’Épée, ce qui amène à confirmer en partie la thèse généralement avancée d’un recrutement de ces ordres de moines soldats parmi la classe chevaleresque.

son, des jongleurs travaillant auprès du prince, remplacent les chevaliers dans la création de la lyrique occitane33.

Il faut probablement relativiser cette idée d’une opposition entre les chevaliers, sur le dé-clin, et les jongleurs, qui les remplaceraient. En réalité, si l’on en croit lesvidas, un certain nombre de ces jongleurs sont des chevaliers que leur pauvreté a menés à la dérogeance.

Peirol, tombé en disgrâce auprès de Dalfin d’Alvernhe, « no.is poc mantenir per cavallier e esdevenc joglars, et anet per cortz longamens e comenset a recebre dels barons draps e cavals e deniers et arnes » [A33]. Guillem Ademar [A18], lui aussi, est dans une situation similaire et peut–être encore plus révélatrice. Quoique fils de chevalier, et même « fetz cavallier » par le seigneur de Meyrueis, il ne peut maintenir son rang et devient également jongleur.

Cette porosité de la classe des chevaliers ne va pas cependant que dans le sens de la déchéance. On trouve ainsi quelques troubadours qui, quoique de relativement basse extraction, deviennent chevaliers grâce à la faveur d’un protecteur. Perdigon, jongleur, en raison de son talent, est tenu en si grande estime par Dalfin d’Alvergne, que ce dernier fait de lui son chevalier, son vassal : « E per son sen e per son trobar poiet en gran pretz et en gran honor, tant q’el Dalfins d’Alvernge lo tenc per son cavallier e.l vestic e l’armet ab se lonc temps, e.il donet terra e renda » [A72]34.

La barrière paraît fine, pour le chevalier pauvre, entre le statut de protégé d’un baron et celui de jongleur, beaucoup moins bien considéré. De la finesse de cette barrière découle un mépris fort et un usage de la figure du jongleur comme repoussoir : lorsque l’on veut insulter un rival, quoi de mieux que de le traiter dejoglars ou de sous–entendre qu’il a reçu rétribution pour ses chansons ? À l’inverse, il faut se défendre absolument d’avoir jamais eu un tel comportement indigne. On cherche, enfin, à séparer nettement le jongleur du troubadour, comme les membres de deux groupes sociaux différents, comme le fait Guiraut Riquier dans sa supplicatio adressée à Alphonse X de Castille et dans laquelle « il prie le roi de réserver dans l’avenir le terme « troubadour » à ceux seuls qui composent des vers et d’appeler « jongleur » l’interprète de ces pièces »35.

Partageant une partie des caractéristiques des nobles, et une partie de celles des non–

nobles proches de la cour, lespaubre cavallier pourraient former cette frange intermédiaire et poreuse, bien identifiée par les historiens, de guerriers ayant tenté de s’aggréger à la noblesse et qui, au XIIIesiècle, tandis que cette dernière faisait sienne ses idéaux chevale-resques et guerriers, étaient dans une position quelque peu délicate, notamment d’un point

33. M.Aurell,La Vielle et l’Épée : : féodalité et politique en Provence au XIIIesiècle, Paris, 1989, p. 128–129.

34. Un autre exemple nous est fourni par la vidade Gausbert de Puycibot dans lequel on retrouve des formules similaires : « et el [Savaric de Mauleon] li det arnes de joglar, e cavals e vestirs », ainsi que

« Don en Savarics lo fetz cavallier e.il donet terra e renda » [A21]

35. M.Aurell,La Vielle et l’Épée..., p. 119.

CHAPITRE 7. DÉFINIR LE TROUBADOUR PAR LE TEXTE 142