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DÉCRIRE ET ANALYSER LE TEXTE DES VIDAS 98 On trouve ces désignations dans la plupart des vidas, et, tandis que certaines d’entre

Décrire et analyser le texte des vidas

CHAPITRE 5. DÉCRIRE ET ANALYSER LE TEXTE DES VIDAS 98 On trouve ces désignations dans la plupart des vidas, et, tandis que certaines d’entre

elles sont très peu sujettes à variations, d’autres ont des formes multiples. Ainsi, pour les personnages dont on pourrait dire qu’ils sont en bas de l’échelle sociale, les termes employés sont très variables, et, de façon assez générale, ils sont beaucoup moins fixes chez les laïcs non-nobles que chez les nobles et, à plus forte raison encore, que chez les clercs.

Le premier groupe, celui des serviteurs et personnages de basse extraction, est celui dans lequel on rencontre la plus grande diversité lexicale. Les désignations peuvent ainsi renvoyer à un métier, soit directement, comme pour Guillem Figueira dont on dit qu’il fut

« fils d’un sartor, et el fo sartres » [IK65], soit la plupart du temps, et sans doute parce que le métier choisi par ces personnages est celui de jongleur, sous la forme de la filiation. De cette façon, Bernart de Ventadorn est désigné comme le « fills d’un sirven que era forniers, q’escaudava lo forn per cozer lo pan del castel »10 [A14], tandis qu’on trouve également, chez un Perdigon également désigné comme joglars, un « fills d’un paubre homen que era pescaire » [A35]. D’autres renvoyent directement au rang, à la basse naissance, « de paubra generacion » [A14] ou « de bas affar » [A2]. Autre élément assez caractéristique, les personnages ainsi désignés sont ceux parmis lesquels on rencontre le plus souvent le phénomène de « double désignation ». Il semblerait que, comme leur statut ne justifie pas qu’ils figurent directement parmi les troubadours, les vidas cherchent à démontrer ce qui les à amenés à devenir jongleurs, troubadours, à devenir hommes de cour : « E venc bels hom et adreitz » [A14], « e venc honratz hom de cort » [A16], sans oublier la formule, très fréquente, « fetz se joglars ». Enfin, il est parfois délicat, en raison de la mouvance des termes utilisés, de déterminer si un personnage appartient à cette catégorie, somme toute numériquement assez restreinte et peu clairement définie, ou à celle des personages plus aisés, bourgeois et marchands. Que faire, en effet, des « laboraire d’or et d’argent » et du « pellicier » ?

Pour la catégorie des bourgeois et marchands, les vocables sont moins nombreux et plus fixes. On trouve en effet essentiellement deux termes,borgesetmercadiers. Là encore, le qualificatif deborges (ou borzes) est plus souvent énoncé sours la forme d’une filiation,

« fils d’un borges » (même si Raimon de Salas est défini comme « borges de Marseilla »).

On les trouve d’ailleurs parfois appairés, ce qui est assez vraisemblablement signe de leur proximité : « fils d’un borges qu’era mercadiers, que tenia drap a vendre » pour Aimeric de Peguilhan. De la même manière que pour les personnages de basse extraction, on trouve très souvent nécessaire d’expliquer la présence de ces personnages dans le monde dutrobar en expliquant qu’ils sont devenus jongleurs. Un troubadour est toutefois dans une situation légèrement différente. Il s’agit de Bertolome Zorzi qui est désigné comme un « gentils hom,

10. Il s’agit vraisemblablement d’une mauvaise interprétation des plaisanteries de Peire d’Alvernha ; voir ce qui en a été dit p. 56.

mercadiers de Venecia » [A40], mêlant ainsi ce qui appartient le reste du temps à deux groupes, celui des bourgeois et celui des nobles. Cette exception s’explique sans doute par la particularité du contexte et de l’organisation politique de Venise, mais elle en révèle une bonne connaissance. On est d’ailleurs en droit de se demander si, ailleurs, la distinction stricte faite entre nobles et non–nobles ne renvoie pas plutôt à la façon dont on imaginait la société courtoise des troubadours, dans une conception à la fois « historisante » et rêvée, qu’à la réalité de la société contemporaine de l’écriture des vidas.

La catégorie des jongleurs, en revanche, est assez difficile à délimiter. La nature même de ce groupe paraît d’ailleurs délicate à appréhender : la dichotomie traditionnelle entre troubadours compositeurs et jongleurs exécutants, qui a pu être remise en cause, ne semble en effet pas correspondre à la conception desvidas, où des jongleurs font partie des auteurs. Cette difficulté est encore renforcée par le fait que, puisqu’être jongleur paraît être une profession, si on trouve parfois le terme dejoglarsseul, servant de qualification sociale, il s’applique la plupart du temps, via la formule « fetz se joglars », à des personnages pour lesquels une première qualification sociale a déjà été donnée11.

Chez les nobles, les qualificatifs employés sont plus stables et répondent à des ca-tégories plus clairement définies. On est en réalité face à une hierarchie féodale assez exemplaire, roi en tête, puis barons et grands vassaux, châtelains et enfin chevaliers. La distinction peut–être plus délicate à appréhender se situe entrepaubres cavallierset caval-liers, mais elle semble bien réelle dans les textes. Les paubres cavalliers forment en effet le gros de l’effectif de la noblesse12 mais semblent participer d’une catégorie un peu à part, dans une situation qui les rapproche parfois des non–nobles et qui peut les conduire à devenir jongleurs (« non pot mantener cavalleria et fetz se joglars » dit-on parfois, no-tamment dans la vida de Guilhem Ademar [A18]). Les personnages uniquement désignés commecavallierssont moins nombreux, et on peut se demander souvent s’ils se rattachent plutôt au groupe des pauvres chevaliers (« cavalliers dels castel de Berbesieu (...) paubres vavausors » pour Rigaut de Barbezieux [A37]) ou à celui des nobles plus aisés. En réalité, cette distinction pourrait bien recouvrir celle qui sépare les chevaliers non encore établis, n’ayant pas encore reçu de fief, et contraint d’errer, à la recherche d’un protecteur ou d’une épouse, d’une dame. Ils répondraient alors d’un côté à une réalité, celle des hommes au service d’un seigneur, mais sans biens propres, n’ayant pas même toujours l’équipement, les chevaux et les armes que l’on voit ici et là dans les vidas les seigneurs leur accorder, et constitueraient de l’autre la classe plus littéraire des héros courtois par excellence.

Les châtelains constituent, quant à eux, l’échelon intermédiaire entre les chevaliers d’une part et les barons et grands nobles de l’autre, place qui correspond bien à celle qu’on

11. On ne considérera, à des fins d’analyse, comme se rattachant à la catégorie desjoglarsque ceux expressement nommés ainsi en premier lieu ou ceux chez lesquels toute autre qualification sociale fait défaut.

12. Ils forment environ 35% de l’effectif total des nobles dansA, 30% dansI ouK.

CHAPITRE 5. DÉCRIRE ET ANALYSER LE TEXTE DES VIDAS 100 leur accorde traditionnellement. Les barons, en revanche, constituent la frange supérieure de la noblesse. En témoigne le renforcement fréquent du qualificatif de bars par des for-mules telles que « molt rics » ou « molt gentils » (« rics hom mout e rics bars » pour Pons de Capdueil [A9]), tout comme la conjonction de ce terme avec des titres de noblesse assez élevés, comme vescoms (ainsi Guillem de Berguedan est désigné comme « us gen-tils bars de Cataloigna, vescoms de Bergedan, e seigner de Maderna e de Riocs »). Dans cette catégorie figurent donc non seulement les personnages désignés comme barons, mais également ceux désignés par des titres comme vescoms,coms, princes ou marques.

Les maistres, quant à eux, sont assez peu nombreux. Il s’agit de quelques grands troubadours, comme Peire d’Alvernha ou Guiraut de Bornelh, qui sont de plus générale-ment déjà désignés socialegénérale-ment (Peire est « fills d’un borzes » [A1] et Guiraut « hom de bas affar » [A2]). Ils forment, dans le texte desvidas, une catégorie faible numériquement et difficile à cerner, mais l’impact que cette désignation a sur leurs représentations par l’image justifie de les considérer en tant que tels. Qui plus est, en tant que lettrés, ils se rapprochent des clercs et particulièrement des chanoines.

Les chanoines, canorgues, forment en effet une classe intermédiaire entre maîtres, dont ils semblent être très proches, et autres clercs. Pour le reste du clergé, on rencontre une désignation plus vaste, celle declercs, à laquelle s’ajoute l’évêque Folquet de Marseille.

Pour les clercs, comme pour les maîtres ou les jongleurs et, dans l’ensemble, contrairement aux nobles13, la possibilité de devenir clerc laisse souvent la place à une autre désignation sociale, celle de la naissance. On a ainsi un « clerges de paubra generation » [A16], ou le

« fills d’un mercadier » devenu évêque [A10].

Les moines, monges, sont également présents, mais il faut ici encore différencier les troubadours désignés d’emblée comme moines, parfois d’ailleurs défroqués et devenus jon-gleurs, de ceux qui, à la fin de leur vie, décident de se retirer pieusement du monde pour rejoindre un ordre, d’ailleurs quelquefois militaire. Les premiers se résument essentielle-ment à deux troubadours, que leur nom même désigne comme moine, à savoir le Monge de Montaudon et « lo monges Gaubertz de Ponciboc » [A21]. Chez les seconds, beaucoup plus nombreux, le fait de devenir moine se rapproche plus d’un simple motif narratif, ter-minant la vida et introduisant leur mort, bien souvent sous la forme d’une formule type

« et puis il entra dans tel ordre et là il mourut » : « e poi se rendet a l’orden de Dalon, e lai el fenic » [A14], « e pois el se rendet a l’orden de Granmon e lai el fenic » [A17], « si se rendet en l’orden de Cartosa ; e lai el definet » [A22],...

À l’examen de ces répartitions, on peut déduire une divison entre trois grands groupes — peut–être faudrait–il plutôt dire des ordres ou des états —, division d’ailleurs plutôt traditionnelle. On trouve ainsi les laïcs non–nobles, parmi lesquels les bourgeois

13. Quoique lesvidascontiennent quelques exemples de personnages devenant chevaliers, ou cessant de l’être, comme on a pu le voir, dans un sens principalement par pauvreté et manque de protecteur, et dans l’autre grâce à la générosité d’un mécène.

occupent une place de choix, accompagnés de quelques serviteurs et jongleurs ; les nobles et grands nobles, des chevaliers aux grands princes et rois, auxquels il faudrait vraisem-blablement ajouter les dames ; les clercs et les lettrés, maîtres et chanoines, sans oublier les moines et l’évêque Folquet de Marseille. Toutefois, la répartition peut souvent être quelque peu fluctuante, des personnages comme les pauvres chevaliers étant à la limite de deux groupes, et pouvant parfois évoluer de l’un vers l’autre, tout comme les maîtres où les clercs aux origines sociales diverses, ou encore les personnages devenus jongleurs. On a ainsi fréquemment un phénomène de double désignation et parfois, mais plus rarement, une absence totale de désignation.

5.2.2 Formules récurrentes et qualités personnelles

Cette désignation du troubadour est généralement suivie par un certain nombre de formules, récurrentes, évoquant les qualités du troubadour, c’est-à-dire ses qualités personnelles ou dans l’exercice de ses activité poétiques, et souvent une évocation des genres qu’il a pratiqués.

Pour ce qui est des qualités personnelles, on a en effet un certain nombre de formules qui reviennent assez fréquemment et sous une forme qui paraît relativement fixe, et qui se rapportent essentiellement à des vertus courtoises ou littéraires. La formule se rattachant le plus explicitement aux nobles est celle de « bons cavalliers d’armas », où l’on touche, avec la vertu militaire et guerrière, au cœur même de l’identité de la noblesse, dont on dit qu’elle s’est construite aux XIIeet XIIIesiècles autour de la chevalerie. Du côté des vertus qui paraissent d’emblée relever de la vie de cour et des habitudes nobles, nous avons des personnages « gen parlans », ce à quoi l’on peut ajouter certains adjectifs comme adreichs ou cortes. Ici, les qualités s’orientent autour du mode de vie de cour même, et du rôle qu’y joue la capacité à connaître et appliquer les codes sociaux de ce mode de vie : savoir bien parler, maîtriser le langage de ce lieu particulier et pouvoir y évoluer et y maintenir son rang. D’autres qualités sont nécessaires pour y être à son aise, comme le fait d’être enseignatz ou « bels et avinens de la persona », puisque l’homme, et encore plus la femme de cour, se doit d’incarner une certaine perfection personelle. Mais pour que ce mode de vie puisse fonctionner, il doit bénéficier de la générosité des protecteurs, qui se doivent d’êtrelarcs. Pour ce qui est des lettres, deux formules sont récurrentes : « savis de letras et de sen natural » et « amparet ben letras » ou « saup ben letras », qui se rattachent assez probablement moins directement aux vertus courtoises mais plus à un statut de lettré, de savant, de détenteur de la connaissance.

Du côté des qualités dans l’exercice de l’art du trobar, celles–ci s’axent essentielle-ment autour de trois termes recouvrant l’acitivité poétique, trobar, cantar et viular, qui peuvent être qualifiés soit positivement (« ben cantava »), soit négativement (« mal tro-bava »). D’autres qualités s’y ajoutent, comme celle de bien ou mal parler ou de bien

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