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« Définir et ordonner les hommes » : le titre choisi pour cette partie peut surprendre.

Il n’est pas, toutefois, complètement inattendu. Les chansonniers A, I et K, on le sait, sont profondément marqués par une volonté d’organiser la matière poétique occitane, de hiérarchiser les auteurs, circonscrire les genres, attribuer à chacun les textes et le rang auxquels il a droit. Tout y est mis à contribution pour définir chaque troubadour, l’iden-tifier, c’est–à–dire lui donner une identité, pour contextualiser et fixer une interprétation de son œuvre, certes, mais aussi pour lui accorder une place clairement circonscrite parmi les troubadours, matérialisée par la section que le manuscrit lui consacre. Texte et image, dotés chacun d’un vocabulaire, sont mis à bon usage pour fournir pour chaque troubadour une représentation adéquate et porteuse de sens.

S’agit–il pour autant de doter chaque troubadour d’une unicité, d’une individualité représentée par un « portrait » et une « biographie » ? Dans notre conception, le portrait se définit par une volonté de ressemblance à un modèle vivant, caractérisé par ses attributs physiques. Il serait toutefois assez anachronique d’appliquer cette conception au XIIIe siècle, époque où l’on accorde peu d’importance à des choses aussi aléatoires et arbitraires : dans le portrait médiéval, tout élément doit prendre un sens, être la représentation, la forme visible de la nature, de l’essence de l’homme représenté. Ce fait est encore renforcé par la distance chronologique qui sépare le moment où les troubadours ont vécu de celui où on les a peints. Ce qui pourrait nous paraître une difficulté (l’absence de modèle vivant) n’en est pas vraiment une pour les miniaturistes. Le modèle, qu’ils cherchent à appliquer, s’intéresse plus à doter les troubadours d’attributs et de qualités qui leur siéent et c’est cet modèle, qui peut nous paraître conventionnel, qui s’applique aux miniatures et aux vidas.

L’on sait, depuis le Xe siècle et Adalberon de Laon, que la société est divisée en trois groupes, trois ordres ou trois états, oratores, bellatores et laboratores. Ce lieu com-mun historiographique n’a pas perdu toute sa force : l’individu médiéval, avant d’être un individu, se définit par son appartenance à un groupe, qu’il soit familial, social ou religieux. Au XIIIesiècle, connu pour l’omniprésence d’une volonté d’ordonner, de classer, de hiérarchiser, cet élément ne peut être mis de côté.

[L]es structures de sociabilité, aussi puissantes qu’assujettissantes et astrei-gnantes, entraînent inexorablement un sens très poussé de l’ordonnancement, de la discipline et de l’obéissance. La notion de pyramide est inhérente à cette organisation sociale de type « holique », où l’individu n’existe pas en tant que tel, mais doit se noyer dans la masse d’une communauté. Elle présente la société non pas comme un conglomérat d’individus dissociés, mais comme un enchevêtrement hiérarchique et harmonieux de groupes. Elle est essentielle à la mentalité de l’homme médiéval qui ne la remet guère en cause69.

69. MartinAurell, La Noblesse en Occident (Ve–XVe siècle), Paris, 1996, p. 7–8.

130 Cette idée d’une société parfaitement ordonnée et hiérarchisée, empreinte de la volonté divine, participe au plus haut point de l’univers mental des hommes du XIIIe siècle et c’est en ce sens, une étude des représentations médiévales n’est jamais loin d’une étude des représentations sociales.

Cette conception se retrouve couramment dans les textes de la lyrique occitane du XIIIe siècle70 et Guiraut Riquier la résume ainsi :

Per o adordenat vey lo pus gent e be car, segon que hom ve, clergues e cavaliers, borzes e mercadiers, menestrals e pages, so son silh per qui es lo mielhs de mon regitz.

A cascus establitz es, segon esser, noms e diverses cognoms c’om enten e.n respon, per benessers que.y son o per diversitatz ; et es de totz vertatz que.ls volun possezir71.

Dans ce long poème, Guiraut se livre à une récapitulation, une étude et une classification des groupes sociaux, et demande au roi d’appeller troubadour les compositeurs et jongleurs les exécutants de la lyrique occitane. Cette volonté d’organiser et classifier se retrouvent tant dans les vidas que dans les miniatures, et paraît relever d’une tendance forte de l’époque. On verra d’ailleurs que les correspondances entre les catégories définies par Guiraut et celles définies par les vidas sont assez importantes.

Le manuscrit se veut donc, à son échelle, le reflet d’un modèle parfait d’organisation de la société. Société poétique et presque « littéraire », certes, mais société tout de même, rendue parfaite par sa division en trois états et sa hiérarchie exemplaire. On est toutefois en droit de se demander si cette organisation est celle d’une société réelle qui aurait jamais existé ou bien si elle constitue un modèle idéal, en un mot, si les figures représentées sont vraiment des figures sociales ou bien plutôt des « grandes figures », des archétypes

70. Outre chez Guiraut Riquier, on la retrouve également chez Arnaut de Marueil dans Razos e mesura, chez Matfre Ermengau dans son Breviari d’amor, chez Folquet de Lunel dans le Romans de mundana vida; voir V. Bertolucci–Pizzorusso, « La supplica di Guiraut Riquier e la riposta di Alfonso X di Castiglia », dansStudi mediolatini e volgari, XIV (1966), p. 1–135, à la p. 31, note 44.

71. Ibid., p. 53 (v. 124–139.

participant de l’univers mental courtois et de son idéologie.

Chapitre 7