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Quand Marseille dépasse Paris : Marcel Pagnol, producteur et distributeur de Ton

Dans le document Le « local » dans l’histoire du cinéma (Page 82-88)

Jacques Choukroun

(Université Paul-Valéry, Montpellier)

Dans le cas deToni de Jean Renoir, l’implantation locale de la société

« Les films Marcel Pagnol » paraît avoir joué un rôle déterminant dans la production et surtout la distribution du film.

Très tôt, Marcel Pagnol a voulu s’affranchir des grandes sociétés de production. Devant le refus de la Paramount française de produire

Fanny après Marius, Pagnol décide de créer avec Roger Richebé la

société « Les films Marcel Pagnol » et de produire lui-mêmeFanny en

 avec le concours des studios Braunberger-Richebé. D’après Pierre Braunberger :

Le rôle de Richebé a été très important pour ce film. Comme Pagnol, il était marseillais et avait sur lui plus d’influence que quiconque. Pagnol et lui développaient une certaine xénophobie à l’égard de tout ce qui n’était pas marseillais, un peu à la manière de certains corses.

Dès , Pagnol garde seul le contrôle de sa société et tente l’aventure de la création de studios à Marseille.

AprèsJofroi, Angèle est tourné en Provence pendant les mois d’avril

et mai . C’est alors que Pagnol commence à faire développer sa pel- licule à Marseille et installe un laboratoire de tirage qui est un premier pas vers les studios Marcel Pagnol.

. Pierre Braunberger, Cinémamémoire, Paris, Éd Centre Georges Pompidou, , p. .

 Jacques Choukroun

L’« échec » de Toni

Dans la filmographie de Renoir,Toni est toujours présenté comme

un échec du point de vue de l’audience et, par conséquent, financier. C’est encore la conclusion des belles pages consacrées à la collabora- tion entre Renoir et Pagnol par Pierre Billard dans sonÂge classique du cinéma français. Pourtant le coût de production est limité au mini-

mum, comme toujours pour le Renoir des années trente qui se carac- térise par une grande économie de moyens financiers. Les conditions de production de ce film sont bien connues car nous pouvons confron- ter les témoignages aux comptes de la société de production créée par Renoir et son ami Pierre Gaut, « Les Films d’aujourd’hui ». Ces archives de Pierre Gaut conservées par la Cinémathèque française comprennent entre autres le contrat d’association entre les sociétés « Les films Mar- cel Pagnol » et « Les Films d’aujourd’hui » pour produire le filmToni

(contrat, au demeurant, assez classique dans les années trente entre une société propriétaire de studios et un producteur indépendant). « Les films Marcel Pagnol » s’engagent à fournir la pellicule, à assurer

les frais de tirage par le laboratoire que Pagnol a mis en place à Mar- seille pourAngèle, à fournir le camion son nécessaire aux prises de vue

en extérieurs, à assurer le tirage des copies.

Comme souvent dans ce cas d’apport matériel, le studio assure la dis- tribution du film qui peut être très lucrative en cas de succès et qui per- met d’étoffer le catalogue de la société de distribution « les films Marcel Pagnol ».

On sait que l’équipe techniqued’Angèle a largement participé au tour-

nage deToni qui devient le premier film des studios que Pagnol installe

à Marseille. Les principaux rôles sont attribués à des acteurs de Pagnol comme Blavette ou Delmont. Le devis du film atteint   francs financés pour moitié par chacune des deux sociétés. La part des films Marcel Pagnol est en fourniture de matériel et prestations tandis que « Les films d’aujourd’hui » bénéficient d’un prêt sans intérêt de   francs de Pierre Gaut lui-même. Renoir participe aussi au financement au titre de sa société « Les Films d’aujourd’hui ».

. Pierre Billard, L’âge classique du cinéma français. Du cinéma parlant à la Nouvelle

Vague, Paris, Éd Flammarion, , p. -.

Quand Marseille dépasse Paris 

La production de ce film a été étudiée par Charles Tesson dans la revueCinémathèque à partir du dossier Pierre Gaut déjà cité.

Les résultats de la distribution du film qui figurent dans ce même dos- sier Pierre Gaut n’ont pas été analysés. Pourtant, il s’agit d’un document exceptionnel car il n’existe, jusqu’à présent, que très peu de documents étudiés concernant ce secteur dans les années trente. On peut espérer qu’un certain intérêt pour l’histoire économique incitera les chercheurs à mettre à jour de tels documents précieux pour une histoire de la récep- tion des films. Précisons pour les non-initiés que nous nous situons à une période antérieure à la création du C.N.C., et quatre ans avant la réglementation nationale concernant la billetterie des salles de cinéma, donc avant l’appareil statistique que nous connaissons depuis .

Un document écrit intitulé «relevé général à la fin juillet film TONI » émanant des films Marcel Pagnol pour informer le coproducteur

des« encaissements à fin juillet » peut nous permettre de vérifier si

Toni a été un échec.

Échec financier, Toni a coûté    francs pour des encaissements de   francs... Les deux sociétés ont perdu   francs et « Les films d’aujourd’hui » n’ont pas survécu à cet échec.

Comment évaluer l’audience de Toni ?

Ces chiffres permettent d’évaluer la recette globale en France à envi- ron    francs, compte tenu de la part des exploitants et des taxes. Avec une place à  ou  francs, tarifs moyens pour de nombreuses salles et avancés par plusieurs rapports, on obtiendrait entre   et   spectateurs.

La fréquentation annuelle est alors d’environ  millions d’entrées pour  millions d’habitants.

Mais dans la perspective qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir le local en histoire du cinéma, ces trois feuillets dactylographiés indiquent aussi que ce film a obtenu des résultats très différents de ceux du reste de l’exploitation française, dans la région cinématographique de Mar- seille et en Afrique du Nord.

. Charles Tesson, « La règle et l’esprit : la production de Toni de Jean Renoir », Ciné-

mathèque, no, mai , p. - ; no, novembre , p. - ; no, printemps ,

p. -.

 Jacques Choukroun « Agence de Paris  , Marseille  , Lille  , Bordeaux  , Lyon  , Au total frs  , Suisse frs français  , Haiti   Belgique  , »

Trois chiffres manuscrits complètent ce total :

« Agence d’Afrique du Nord  ,

Indochine  

Au total frs  ,»

Pour donner des ordres de grandeur, j’ai tenté de les convertir en pourcentage, ce qui permet la comparaison avec une moyenne natio- nale.

Alors que la région dite de Paris représente environ % des recettes des films, celle de Marseille peut être évaluée à  % et celle de Lyon à  %.

Dans le cas du relevé de Toni, on obtient  % pour la région de Mar- seille,  % pour Paris et , % pour Lyon.

L’Afrique du Nord est comptabilisée dans les ventes à l’étranger mais dépasse les résultats de Lyon avec deux fois moins de salles (il y avait alors  salles sonorisées dans la région de Lyon et  salles en Afrique du Nord).

On peut nuancer la notion d’échec. Si le film avait connu la même audience que dans la région de Marseille et en Afrique du Nord, cette production aurait été bénéficiaire.

. Archives du film Toni, Fonds Pierre Gaut, Cinémathèque française.

. « Statistiques et documentation de l’Industrie Cinématographique » Le Film,  juin .

Les statistiques sont en millions de francs pour un total français d’un milliard de recettes du eraoût  au  juillet . D’après ce même numéro, il y aurait eu  mil-

lions de francs de recettes en . D’après le rapport de Carmoy : « La région parisienne

fournit environ % des recettes encaissées en France » (page )

Mais la différence avec le chiffre de Pierre Chéret s’explique par le cumul « Paris,

banlieue, Grande Région Parisienne » qui correspond mieux au laconique « Agence de Paris » du document des archives du film Toni.

Quand Marseille dépasse Paris 

Comment expliquer cette distorsion ?

La première idée est celle qu’a étudiée Frank Curot : n’y aurait-il pas dans le film des éléments d’explication de son succès dans la région cinématographique de Marseille ?

Il était possible d’explorer une autre piste : celle de Pagnol, distribu- teur et auteur à succès, qui sert de locomotive au film de son collègue et ami.

L’implantation des « Films Marcel Pagnol », les liens avec des distri- buteurs régionaux qui diffusent régulièrement des films de Pagnol sont aussi des éléments qui contribuent à la carrière d’un film (les grands distributeurs américains ont l’habitude d’utiliser leurs films à succès au profit des films qui en ont moins : le « Block booking »).

En  à Montpellier, Pagnol est présent avec Angèle pendant deux semaines en novembre. Il se maintient plusieurs semaines avec Tar- tarin de Tarascon (comme auteur des dialogues) en décembre. On le

retrouve dès février  avec la reprise de Topaze, en avril de la même année avec celle d’Angèle. En juillet, c’est encore une reprise de Marius

et deFanny. Tartarin de Tarascon leur succède, et en août Jofroi de Mar-

cel Pagnol est présenté par Le Petit Méridional comme « entièrement réalisé en Provence ». Marcel Pagnol semble ne jamais quitter l’affiche

à Montpellier pendant une année.

Comment annonce-t-on Toni ?

Annoncé comme un film de rentrée, une bonne date de sortie a été choisie. Le Capitole qui le programme est alors une des deux grandes salles de Montpellier avec ses   places annoncées par l’annuaire Le

tout-cinéma. Équipé en procédé Western Electric pour le parlant, ce

cinéma annonce une baisse du prix des places avec des fauteuils à , et  francs la place.

Le pavé publicitaire qui paraît les  et  septembre pour annoncer la programmation deToni au Capitole mérite une analyse détaillée. Cet

encart de  mmˆ mm annonce deux séances : matinée  h , soi- rée  h, avec deux films : TONI (titre en lettres capitales de  mm dans un encadré de  mmˆ mm) et « un documentaire de la plus brûlante actualitéÉTHIOPIE » (capitales dans un encadré de  mmˆ mm).

Le texte inscritToni dans la filmographie de Pagnol : « Après MARIUS, après FANNY, après ANGÈLE... (titres en capitales de  mm), Les Films

 Jacques Choukroun

Marcel Pagnol présentent un grand film à atmosphère provinciale (capi-

tales de  mm) TONI, encadré déjà décrit, entièrement réalisé dans le

Midi, aux Martigues, par Jean Renoir, avec (capitales de mm) Jenny HELIA — BLAVETTE — E. DELMONT — ANDREX (capitales de mm) ».

La publicité utilise les titres des films de Marcel Pagnol et ses acteurs mais Jean Renoir est pratiquement ignoré (son nom figure dans une expression de deux lignes en caractères cinq fois moins importants que ceux utilisés pour les acteurs).

Le texte souligne l’ancrage local du film «atmosphère provinciale », « entièrement réalisé dans le Midi, aux Martigues ».

Ce n’est que les  et  septembre que paraît un encart de  mmˆ  mm (pour une page de journal de  mmˆ mm). Cette publi- cité a dû être composée par la société de distribution. Elle comprend un croquis représentant Jenny Helia et Blavette. Le texte général est le même : «Après Marius... », mais le pavé de la société de distri-

bution de  mmˆ mm comprend « Les films Marcel Pagnol pré-

sentent un film de Jean Renoir (lettres capitales de  mm), TONI (lettres

de  mm) », le reste du texte reprend la typographie des  et  sep- tembre.

Pour le petit encart du  septembre ( mmˆ mm) qui annonce la dernière représentation, le texte est encore plus significatif : «Les films Marcel Pagnol présentent TONI (en lettres capitales de  mm) avec Jenny HELIA (capitales de  mm) BLAVETTE et DELMONT (capi-

tales de  mm) et un documentaire d’actualité ÉTHIOPIE (capitales de  mm) ». Dans ce dernier texte, le nom de Jean Renoir a disparu.

C’est aussi le cas d’une publicité dans L’Éclair pour le passage à

l’Odéon. Pourtant, dans ce dernier cas, deux lignes sont consacrées à : «Les Films Marcel Pagnol présentent un grand film d’atmosphère proven-

çale entièrement réalisé aux Martigues ».

Cette petite campagne publicitaire dans la presse de Montpellier confirme l’hypothèse d’un Pagnol utilisant sa notoriété, sa popularité au bénéfice d’un film qu‘il a produit et qu’il distribue.

Ce cas d’un film réalisant davantage de recettes à Marseille qu’à Paris devrait conduire à nuancer les affirmations générales, en l’absence d’éléments statistiques. Le champ des recherches sur la réception des films est encore très récent mais on peut affirmer que la dimension locale est un des axes majeurs de la recherche dans ce domaine.

Dans le document Le « local » dans l’histoire du cinéma (Page 82-88)