• Aucun résultat trouvé

Le « local » dans l’histoire du cinéma

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le « local » dans l’histoire du cinéma"

Copied!
231
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-03050743

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03050743

Submitted on 18 Mar 2021

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

To cite this version:

François Amy de la Bretèque. Le “ local ” dans l’histoire du cinéma : Actes du colloque de l’axe Arts du spectacle du Centre d’études du Vingtième Siècle de l’Université Paul-Valéry. Presses universitaires de la Méditerranée, 230 p., 2007, 978-2-84269-820-1. �hal-03050743�

(2)
(3)
(4)

Le « local »

dans l’histoire du cinéma

Actes du colloque de l’axe Arts du spectacle du

Centre d’études du Vingtième Siècle de l’Université Paul-Valéry Montpellier,- décembre 

Publié sous la direction de François Amy de la Bretèque

(5)

Image de couverture :Vendémiaire de Louis Feuillade ().

(6)

Le local,

(7)
(8)

Introduction

De l’opérativité du concept de « local »

dans le cinéma

François Amy de la Bretèque

(Université Paul-Valéry, Montpellier)

La notion de « local » occupe dans les questions de cinéma une place sans doute encore plus marginale qu’ailleurs. C’est pourquoi nous avons cru bon de lui consacrer un colloque. Cet accent particulier ne doit pas empêcher de souligner avant toute chose qu’elle ne saurait épuiser le champ de la réflexion sur la création et que sa place demeure problématique.

La chose se complique encore quand il s’agit de cinéma. Un film est une œuvre collective, forcément « délocalisée » en raison des structures lourdes que suppose sa production, il est destiné à un marché étendu qui excède très largement la communauté restreinte à laquelle nous pensons spontanément quand nous parlons de « public local », et si le tournage suppose toujours qu’il s’est inséré dans un espace précis, il n’est pas sûr que cet ancrage joue un rôle structurel dans la plupart des œuvres produites — dans le secteur commercial tout au moins.

Changement d’échelle

Ce sont les historiens qui nous serviront de premiers guides pour juger de l’opérativité d’une démarche qui choisirait, comme nous le pro-posons, de se placer au niveau local.

(9)

 François Amy de la Bretèque

Jacques Revel a recouru à cette métaphore géographique et optique dans le titre même de l’ouvrage qu’il a dirigé en  : Jeux d’échelles,

la micro-analyse à l’expérience. Son introduction insiste sur l’idée que

changer d’échelle induit une mutation qualitative de l’objet que l’on examine. Pour le faire comprendre, il recourt précisément à un exemple filmique célèbre :

En  M. A. Antonioni a raconté dans Blow Up l’histoire inspirée d’une nouvelle de Julio Cortazar d’un photographe londonien qui se trouve par hasard fixer sur la pellicule une scène dont il est témoin. Elle lui est incompréhensible, les détails n’en sont pas cohérents. Intrigué, il agran-dit ses images... jusqu’à ce qu’un détail invisible le mette sur la piste d’une autre lecture de l’ensemble. La variation d’échelle lui a permis de passer d’une histoire dans une autre (et pourquoi pas dans plusieurs autres). C’est la leçon que nous suggère la micro-histoire.

L’historien tenait visiblement à cette métaphore filmique puisqu’il la reprend en  dans le passionnant entretien avec Antoine De Baecque et Christian Delage dans un paragraphe intitulé «que faire du détail ? » :

Le jeu sur les images et leur échelle de représentation vient mettre en cause l’ordre le plus plausible... Au lieu d’enregistrer le monde tel qu’il est, l’image fait apparaître un désordre. C’est un détail qui ne s’accorde pas à l’ensemble et qui dissone... ce décentrement est essentiel car il rend insuffisante l’intrigue acceptée au départ.

Le changement d’échelle représente un saut épistémologique qui oblige donc d’abord à voir, à petite échelle, des choses qu’on ne verrait pas à grande échelle; et qui, en conséquence, amène à écrire

autre-ment sur ce que l’on a vu.

Revel emploie le terme (ambigu dans la langue commune) dedétail.

C’est en s’accrochant à lui, dit-il, que se produit ce changement d’état de l’écriture historique. J’ajouterais : celui aussi de l’analyse textuelle et filmique. L’association des deux concepts dedétail et de local

s’im-. Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles, la micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil/ Gallimard, coll. « Hautes Études », .

. Ibid. p. . C’est moi qui souligne.

. Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Paris, Édi-tions Complexes, I.H.T.P./C.N.R.S., , p. .

. Pour justifier ma terminologie, je rappelle que pour les géographes dans la « petite échelle » le détail est relativement grand (par exemple sur une carte au / ) et dans la « grande échelle » le détail est petit (une carte au / ).

(10)

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

pose donc sur le plan problématique et nous permettra de conjuguer approches de type historique et approches de type esthétique. Nous y viendrons plus loin.

Centre et périphérie

Le détail, dit encore Revel, se situe dans une positiondécentrée par

rapport à l’ensemble que l’on étudiait. Il oblige par conséquent à un décentrement de l’analyste lui-même.

Centre/périphérie, voilà un couple de notions qui nous permettra de

préciser ce que nous entendons par local. Le local, c’est précisément ce qui se trouve dans une position périphérique par rapport à un centre. Cela est particulièrement visible en France, pays où tous les lieux de décision sont concentrés à Paris, en matière de cinéma tout spéciale-ment. On l’a beaucoup dit aussi pour ce qui concerne les représenta-tions : le cinéma français serait avant tout parisien dans ses sujets, ses thèmes, ses paysages — mais cela n’est pas aussi généralisé qu’on le prétend. Enfin, la critique et l’histoire ont presque toujours été écrites depuis ce point central.

Nous nous sommes beaucoup appuyé sur le cas français dans ce col-loque, mais nous avons voulu confronter celui-ci avec d’autres cinéma-tographies. Y a-t-il un espace possible pour le local dans une industrie aussi concentrée et aussi internationalisée que le cinéma américain ? Allons plus loin : aujourd’hui, la question qui se pose est de savoir si le seul centre ne serait pas désormais la production américaine, qui a relégué toutes les autres cinématographies dans une position périphé-rique.

Microhistoire

C’est donc d’abord l’écriture de l’histoire qui est interpellée par la notion de local, et nous devons regarder de nouveau du côté des his-toriens qui ont inventé et pratiqué ce qu’ils ont appelé la microhistoire pour nous poser la question de son application possible au cinéma.

Michèle Lagny revient ici sur la généalogie de lamicrostoria.

Conten-tons-nous pour l’heure de la situer par rapport à l’évolution propre à l’histoire du septième art.

La plupart des historiographes s’accordent sur un diagnostic fait depuis la fin des années , celle de la fin des « grands récits ». Dans le

(11)

 François Amy de la Bretèque

champ de l’histoire des sociétés, que je n’évoque ici que pour mémoire, ce tournant correspond à l’usure du modèle historiographique issu de l’Ecole des Annales avec sa priorité accordée au destin collectif sur celui des individus, la préférence pour la longue durée, les évolutions lentes et massives, etc....

Depuis la même date à peu près (en France, la mort de Mitry), le même constat s’impose dans l’histoire du cinéma. Usure et caducité du modèle de l’Histoire générale, d’abord, pour un faisceau de raisons qui ont conduit à l’éclatement de l’histoire en champs problématiques distincts. Mais le « grand récit », c’était aussi le modèle de l’histoire

du cinéma par nationalités encore en vogue au moment du centenaire (voir pour exemple les deux volumes de Billard et Frodon chez Flamma-rion), modèle qui entre également en crise aujourd’hui pour tout un

faisceau de raisons : intégration européenne, mondialisation des flux culturels, dissolution du sentiment d’appartenance à une communauté nationale...

Or, si l’histoire du cinéma a bien travaillé ces derniers temps la ques-tion de son rôle catalyseur des identités naques-tionales, elle a en revanche

passablement négligé le fait que le cinéma a été et reste dans une large mesure un phénomène local. Des travaux dispersés depuis trois

décen-nies tendent à faire boule de neige, quelques contributions en feront

état ici (Chevaldonné, Choukroun, Mouellic). Mais on ne dispose pas encore de synthèse proposant une mise en perspective théorique. Il n’y

. Jacques Revel, « L’Histoire au ras du sol », Préface à Giovanni Levi, Le Pouvoir au

village, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, .

. Michèle Lagny, De l’histoire du cinéma, Paris, Armand Colin, « cinéma et audiovi-suel », , en particulier p. -.

. Pierre Billard, L’Âge classique du cinéma français, du parlant à la Nouvelle Vague, et Jean-Michel Frodon,L’Âge moderne du cinéma français, de la Nouvelle vague à nos jours, tous deux : Paris, Flammarion, .

. Jean-Michel Frodon, La Projection nationale, cinéma et nation, éd. Odile Jacob, . Plus récemment, l’excellent livre de Fabrice Montebello, le Cinéma en France, Paris, Armand Colin, , prend à contre-pied l’historiographie traditionnelle.

. Yves Laberge par exemple le souligne dans la préface à Yves Chevaldonné,

Nou-velles Technologies et culture régionale : les premiers temps du cinéma dans le Vaucluse,

Montréal et Paris, PU Laval/L’Harmattan, .

. Jean Gili a commencé une recension des travaux universitaires de micro his-toire du cinéma en France. Il a publié une partie de résultats dans no, avril

, p.  sv. et propose, avec Jean-jacques Meusy, un état actuel complet dans le numéro des Cahiers de la Cinémathèque « cinéma national, cinéma régional » qui

rendra compte du colloque de Perpignan portant le même titre et qui constituait le deuxième volet de la réflexion commencée ici.

(12)

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

a pas d’entrée « microhistoire du cinéma » dans les divers dictionnaires et encyclopédies consacrées à cet art, et d’ailleurs, pas davantage dans le grandDictionnaire des sciences historiques, comme si la microhistoire

était pour l’essentiel une pratique qui se passe de théorisation.

Ce que je dis là est surtout vrai en France. Le diagnostic doit être plus nuancé s’agissant d’autres pays, pour des raisons qui tiennent aux structures politiques et aux traditions culturelles propres à cha-cun. C’est surtout vrai de l’Italie, patrie de lamicrostoria. Le bilan des

nombreuses études régionales sur le cinéma conduites dans ce pays a été dressé dans la Storia del Cinéma mondiale de Brunetta. Ailleurs

en Europe, cet effort a commencé. Martin Loiperdinger présente ici l’exemple des films diffusés à Trêves au temps du muet, Frank Kessler et Sabine Lenk l’histoire des salles de Düsseldorf. Une contribution

(Pierre-Emmanuel Jaques) évoque quelques aspects des recherches comparables en Suisse.

Aux État-Unis où cette orientation de recherche débute, Robert Allen et Douglas Gommery ont présenté quelques études de cas.

Le local et le spatial

À la lecture de ce bilan historiographique rapide, on sent bien que les objets envisagés sont d’échelle ou de taille différente. Il faut nous expliquer sur ce point.

Le local n’est pas seulement définissable territorialement. C’est un objet beaucoup plus complexe dont Lucien Sfez écrivit même : « il ne faut pas réifier le local : il n’a pas d’existence en tant qu’objet. » Si le

local n’est pas une donnée objective, il existe cependant, comme s’op-posentlocus et spatium : le premier est un espace marqué, polarisé,

. Paolo Canapello, « Metodologia della ricerca storiografica sul cinema in ambito locale », dans Gian-Piero Brunetta (dir.)Storia del cinema mondiale, Torino, Einaudi,

, t. , « Teorie, strumenti, memorie », p. -.

. Tous trois ont collaboré à une revue de référence : « Lokales Kinogeschichten »,

Kintop, Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films, no, Frankfurt am Main,

Stroem-feld/Roter Stern, .

. Robert C. Allen et Douglas Gommery, Faire l’histoire du cinéma, Paris, Nathan Uni-versité , p.  sv. (Film History, Theory and Practice, Mc Gaw Hill Inc. ).

. Lucien Sfez, Préface à L’Objet local, Actes du colloque dirigé par id., Paris Dau-phine  et  mai , Paris, UGE//, , p. .

(13)

 François Amy de la Bretèque

construit, investi par l’affectif, quand le second est un espace neutre, abstrait, celui en particulier des technocrates.

Au cinéma, dont l’un des matériaux de base est l’espace, ce distinguo doit s’avérer très productif.

Lucien Sfez définit le local par «le lien qui relie l’activité d’un groupe de gens à un espace défini ». Se placer au niveau local, c’est poser une

démarcation avec un espace plus vaste, englobant : lededans par

oppo-sition à undehors, ou encore la périphérie par opposition au centre

(voir ci-dessus), quoique le local se voie plutôt lui-même comme un

centre et rejette le (vrai) centre, politique ou institutionnel, dans un

extérieur. C’est ici que se greffent tous les localismes et particularismes revendiqués. Il y a donc une opération de valorisation sur laquelle Sfez attirait l’attention: le mal est-il toujours central, et le bien local ? Nous

rencontrerons cette polarisation des espaces dans les contributions consacrées aussi bien à Renoir (Frank Curot), aux cinéastes du Sud Ouest (Guillaume Boulangé), qu’aux soaps télévisés américains (Jean Mottet) et Gilles Mouellic donnera un exemple a-contrario sur le cas de Jean-François Stévenin. Deux contributions présenteront un bilan actuel de ce qui se fait dans deux espaces culturels minoritaires émer-gents, le Québec et la Catalogne.

Le dedans et le dehors

Nous avons raisonné jusqu’à présent surtout dans le cadre du cinéma classique. Mais qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure du développement des nouvelles technologies de plus en plus délocalisées : la télévision

. Le colloque dirigé par Lucien Sfez en  est d’orientation très politique, marqué par la sociologie critique d’inspiration marxiste des années .

. Il recoupe quelque part les distinctions entre espace écranique/espace filmique/ espace cinématographique. Voir les ouvrages de référence : Marc Vernet, « Structure de l’espace » dansLectures du film, Albatros  ; Henri Agel, L’Espace cinématographique,

Delage/éd. universitaires,  ; André Gardies, L’Espace au cinéma, Méridiens Klinck-sieck, .

. Sfez a cette formule : « le mal central avait son remède dans le bien local » et s’appuie sur cette observation pour dénoncer les orientations politiques de l’État au moment de la mise en place des lois de décentralisation : « la défense du local est devenu l’instrument que se donne le central pour se perpétuer et se renforcer ». De son côté, l’historien Maurice Agulhon avait décrit la confrontation au long de l’histoire de France du centre et de la périphérie dans un texte par ailleurs décevant. « Le Centre et la périphérie », dans Pierre Nora (dir.),Les Lieux de mémoire, rééd. Gallimard Quarto,

(14)

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

satellitaire, Internet, et toutes les autres pratiques qui ont globalement désancré le tournage et la réception du film de son espace concret ? Nous avons ménagé quelques ouvertures à la réflexion sur ces muta-tions actuelles (voir le texte de Ray Gallon). La globalisation signe-t-elle la fin des particularismes ? La standardisation des conduites de consommation culturelle rabote-t-elle toutes les spécificités des pra-tiques concrètes que l’on commence à peine à étudier ? Paul Virilio, sur un ton un peu catastrophiste, prophétisait ainsi :

Pour les responsables militaires américains, le GLOBAL c’estl’intérieur

d’un monde fini dont la finitude même pose des problèmes logistiques nombreux. Et le LOCAL c’estl’extérieur, la périphérie, pour ne pas dire

la grande banlieue du monde Ainsi, pour l’état major des États-Unis, les pépins ne sont plus à l’intérieur des pommes, ni les quartiers au centre de l’orange :l’écorce est retournée. L’extérieur ce n’est plus seulement la

peau, la surface de la terre, c’est tout ce qui estin situ, précisément

loca-lisé, ici et là. La voilà bien, la grande mutation GLOBALITAIRE, celle qui extravertit la localité [...].Et plus loin, parlant des nouveaux lieux que

sont les métropoles contemporaines (que le cinéma, précisément, a ffec-tionne), de citer Pascal : « Aujourd’hui [...] la CITÉ LOCALE n’est déjà

plus qu’un QUARTIER, un arrondissement parmi d’autres, de l’invisible MÉTACITÉ MONDIALE dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».

Sujet/objet

Dans son espace local, l’être se voit comme un sujet qui contrôle — ou pense contrôler — sa propre image. La question du local recoupe donc forcément quelque part celle du cinéma ethnographique, dans la mesure où c’est en général lecentre qui observe et filme et la périphérie,

le local, qui est observée et filmée. (Les cinéastes parisiens débarquant en province en représentent le paradigme, même si c’est un peu un cli-ché).

Cette remarque, au demeurant un truisme, aurait pu nous conduire à travailler sur la question des représentations. Nous avons préféré écar-ter des axes du colloque ce gros chapitre, déjà bien représenté par des études circonstanciées dans le domaine francophone. En revanche, il constituera l’un des axes de réflexion du colloque de Perpignan sur

(15)

 François Amy de la Bretèque

régional et national. Il nous est apparu en effet que c’est à l’échelle de larégion, et non du local, que fonctionnent les catégories du stéréotype,

du cliché, du standard et du typique.

Il existe pourtant des pratiques qui inversent intentionnellement ce rapport. Jean Rouch en fournira un paradigme exemplaire (cf. contri-bution de Maxime Scheinfeigel). Rouch met la caméra entre les mains des « filmés » et les transforme en « filmeurs », y compris pour filmer leurs « filmeurs » habituels. Mais il existe encore des pratiques propres à l’échelle locale : ce sont les pratiques des amateurs dont parle ici Roger Odin. On verra que si ce cinéma-là reproduit nombre de stéréotypes importés de l’institution centrale, il induit en revanche des comporte-ments qui n’existent pas ailleurs notamment en rendant poreuse la rela-tion du spectateur au sujet filmé.

Le local et le détail

Localiser, c’est encore se situer autrement au niveau de l’œuvre et de

la façon de la voir, de la lire.

C’est la dimension esthétique de notre réflexion, qui n’exclut pas pour autant la dimension historique comme le montre le titre d’Arasse :

le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture. Arasse montre

qu’un détail que l’on remarque (dans un tableau) peut relever de deux statuts différents. Soit il peut être « inventé » (au sens archéologique du terme) par le désir de celui qui regarde ; soit il a été placé là intention-nellement par l’artiste et existe sous forme latente, en quelque sorte, en attendant qu’on le découvre. Il reprend encore la distinction que font les italiens entreparticolare, qui désigne la petite partie d’une figure,

d’un objet, d’un ensemble, etdettaglio, qui se trouve là en raison d’une

intention du fabricant de l’image. L’image filmique contient elle aussi ces deux types de « détails ». Quels sont ceux qui relèveraient spécifi-quement d’une dimension locale ? Le local est-il ce qui appartient en propre au réalisateur ? À l’espace où il filme ? À l’ancrage de ses person-nages, de son univers ? Un costume, un accent, un élément architectu-ral, un certain type de lumière, une attitude, un comportement... C’est ici que l’étude « microscopique » peut conduire à une réévaluation des

. Daniel Arasse, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flam-marion .

On aura retenu que Jacques Revel recourt également à ce terme de « détail », cf. ci-dessus.

(16)

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

lectures de niveau macroscopique. (pour exemple, l’étude de Caroline Hourdry sur le Sud américain vu par Hollywood).

Quels sont, dans un film, les détails qui relèvent du local et ceux qui n’en relèvent pas ? Tout film tourné localement, rappelle Roger Odin avec justesse, n’est pas pour autant local : le localisme est aussi une visée.

Faute de préciser cette position méthodologique, on tomberait dans l’anecdote. Pour le centenaire de la mort de Paul Cézanne, sa ville natale d’Aix a organisé une grande exposition sous le titre, contesté dès avant son ouverture, deCézanne en Provence. Un excellent critique s’emporte

d’emblée :

[Cette] perspective régionaliste [...] éclaire peu l’œuvre. Non que l’on puisse nier le goût du peintre pour certains paysages et motifs [...] ni que la lumière méridionale ait influencé son analyse des formes et des couleurs dans l’éclat tremblant du plein air. [...] [Mais] Cézanne ne peint pas autrement selon qu’il est dans la propriété familiale du Jas de Bouffan, au-dessus de l’Estaque ou près du Château Noir, — ou à Pon-toise, à Fontainebleau, au bord du lac d’Annecy. Il peint différemment selon les périodes, au rythme d’une évolution expérimentale qui s’ac-complit sur tous les sujets, natures mortes, portraits et nus autant que paysages. Cela, qui est essentiel, tient à une conception de son art par Cézanne : une recherche continue, avec des hypothèses et des vérifica-tions, des allers et des retours.Et de conclure : « [le spectateur] a depuis

longtemps oublié que Cézanne aurait été un peintre provençal pour ne plus voir que ce qui compte véritablement : le mouvement vital d’un artiste qui, dans chacune de ses œuvres, remet en jeu toute sa pein-ture. »

L’origine provençale de Cézanne et le fait que les toiles de ses  der-nières années se soient inscrites dans le cadre provençal ne constituent certes qu’undétail ; mais on peut concevoir de retourner l’argument, en

prenant ce terme (détail) avec l’acception que lui confère Daniel Arasse. Nous avons donc à prendre en compte entre les diverses contribu-tions de cet ensemble un clivage méthodologique suivant lequel le local n’a pas la même opérativité. Certains ici ont travaillé sur les structures (Choukroun, Vignaux, Chevaldonné), d’autres sur les œuvres (Curot,

. Ce disant, il justifie à son corps défendant les secteurs où une étude « localiste » de Cézanne pourrait être pertinente.

(17)

 François Amy de la Bretèque

Boulangé, Hourdry, Mouellic, Mottet), mais il n’est pas établi que le pas-sage des unes aux autres se fasse mécaniquement.

Du local au général

Travailler sur le local n’a de sens que si ce travail produit en effet une bifurcation de la lecture, s’il produit du nouveau, si « le détail consti-tue pour l’historien le lieu d’une expérience qui n’est secondaire qu’en apparence. Dès lors qu’il est pris en considération, le rapport de détail renouvelle tout une part de la problématique historique établie».

Bernard Lepetit a posé très clairement la question de l’opérabilité du travail sur le local, le détail, la micro histoire. « Le général n’est pas saisissable par simple addition de situations particulières », écrit-il,

nous faisant prendre conscience que ce n’est pas l’accumulation des travaux d’histoire locale qui est susceptible de transformer l’histoire (globale) du cinéma. Ce constat pessimiste vaut tant que les études localistes restent de simples monographies, ce qu’elles sont souvent, il est vrai. Mais elles peuvent être aussi autre chose. À partir de celles-ci, un modèle méthodologique complexe doit permettre la généralisation. Toutes le sciences humaines, du reste, procèdent ainsi par passage d’op-tions micro- à des opd’op-tions macro-analytiques. L’objectif que l’on vise est alors, dit encore Lepetit, une histoire « totale » et non une histoire générale, qui suppose une autre focale. (Les métaphores cinématogra-phiques viennent facilement sous la plume des historiens). Et de citer alors Louis Marin, citant lui-même Pascal que nous retrouvons ici, en

proie au vertige des deux infinis.

Diversité : une ville, une campagne de loin est une ville et une cam-pagne ; mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmi, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. La diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuements[sont différents]. On distingue des fruits, les raisins et, entre ceux-là, les muscats, et puis Condrieu et puis

. Daniel Arasse, op. cit. p. .

. Bernard Lepetit, « De l’échelle en histoire » dans Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles,

op. cit. p. .

. Louis Marin, « Une ville, une campagne, de loin... Paysages pascaliens »,

(18)

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

Desargueset puis cette ente. Est-ce tout ? En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles ? Et une grappe deux grains pareils, etc..

passages que Louis Marin commente ainsi : « lehortus conclusus du

géo-mètre si étroitement borné qu’il soit, [...] s’ouvre, tout à coup, en chacun de ses lieux, en chacune de ses plantes, de ses herbes, de ses fleurs et de ses fruits sur l’infinie diversité du monde, sur l’infinie différence des choses ». Quant à la métaphore récurrente de la grappe de raisins, elle

lui inspire ce développement tissé d’images optiques quasi cinémato-graphiques :

Le cadre le plus étroit peut enclore le plus réduit des morceaux d’es-pace, c’est le vertige d’une autre profondeur qui n’est pas d’abord celle, illusoire, d’une troisième dimension dans le plan, mais celle de la dif-férence, de la singularité infinie de ce pied de vigne, de sa grappe de raisin, de son grain, et dans ce grain, etc. c’est ce vertige qui capte l’œil, où son regard se perd toujours [...] trop prèset trop loin [...] un univers

se déploie à la mesure de celui que je croyais réduit aux exactes limites du jardin du géomètre.

Pascal avait observé que l’œil humain accommode sans cesse son regard, oscillant, tel l’objectif d’une caméra, entre le « trop près » et le « trop loin ». Bernard Lepetit, qui citait ce passage de Louis Marin, en tire la conséquence : les accommodements successifs de l’optique ne font pas que rapprocher ou éloigner de l’objet ; ils modifient les classes, les genres, les espèces des choses, et partant, la description que l’on peut en donner et l’histoire que l’on peut en écrire.

. Desargues est un ami géomètre de Pascal qui possédait une vigne à Condrieu. . Pascal, Pensées, édition Lafuma - ; édition établie d’après la copie de Gilberte Pascal, Classiques Garnier, , « Miscellanea » fragment  p. .

. Il est curieux de noter que cette image de la grappe de raisins revient, comme une sorte d’emblème du « local », dans divers films d’intention explicitement localiste : récemment dansMondovino de Jonathan Nossiter (), Ici Najac, à vous la Terre de

Jean-Henri Meunier (), plus anciennement dans Vendanges de Georges Rouquier (), et plus originel encore, Vendémiaire de Louis Feuillade ().

. Op. cit. p. -. . Op. cit. p. .

(19)
(20)

Micro-histoire et histoire locale

Michèle Lagny

(Université de Paris)

Je voudrais ici essayer de pointer ce que le cinéma nous offre pour réfléchir aux questions posées par la micro-histoire et à son rapport avec le « local ».

Car ce rapport n’est pas évident : bien sûr, dans les deux cas, il s’agit d’un «jeu d’échelles », comme le dit le titre du livre de Jacques Revel sur la Micro-analyse à l’expérience (Gallimard, ). Mais, comme nous le

voyons dans le cadre même de ce colloque, et comme tente de le préci-ser à propos de l’anthropologie Marc Abelès dans le même livre, le goût

(il dit « le fétichisme ») du « micro », fondé sur « l’illusion selon laquelle la proximité engendrerait quasi mécaniquement une meilleure connais-sance de l’objet », a la fâcheuse tendance de provoquer une « pulsion monographique » (p. ) dont les enjeux épistémologiques ne sont pas toujours formulés, au risque de confondre « dispositif méthodologique » et évaluation de sa pertinence. En d’autres termes, il faut comprendre, et faire comprendre, pourquoi il est intéressant, voire indispensable, de choisir l’échelle locale.

Concrètement, comme le souligne Revel, dans son article introductif àJeux d’échelles: « à la hiérarchie des niveaux d’observation, les

histo-riens préfèrent instinctivement une hiérarchie des enjeux historiques »

. Voir Jacques Revel, Jeux d’échelles, La micro-analyse à l’expérience, Seuil/Galli-mard, .

. Marc Abelès, ibid., « Le rationalisme à l’épreuve de l’analyse », p. -. . Jacques Revel, ibid., « Micro-analyse et construction du social », p. -.

(21)

 Michèle Lagny

(p. ) qu’ils ont généralement pensés à un niveau « central ». La notion de « local » a souvent fonctionné en histoire par opposition au « géné-ral », et sur des pré-découpages provenant des conceptions admises sur l’organisation des sociétés : découpages géo-politiques ou administra-tifs, pour les études « régionales » de toutes sortes (parfois financées, justement au niveau local), découpages en classe ou en groupes urbains ou ruraux pour les études sociales, par exemple. D’où une tendance à ne construire le « local » que par rapport à des hypothèses formulées au niveau général, auxquelles il conviendrait simplement d’apporter des vérifications, des nuances, éventuellement des controverses. L’autre opposition qui sert à définir le local est celle du rapport au « global », en termes non plus de « découpages », mais de structures : l’articulation entre le « global » et le « local » se fonde, cette fois, sur la prise en compte de structures de domination (politique ou socio-économique) et sur des jugements de valeur (idéologiques ou autres), renvoyant à la distinc-tion entre le « central » et le « périphérique ». Il en est ainsi en histoire du cinéma, qui fonctionne largement à l’échelle monographique. Prati-quement, d’ailleurs, aux prédécoupages géopolitiques se superposent souvent des prédécoupages fondés sur des « valeurs » (esthétiques ou idéologiques) ou des catégories provenant de la classification en genres (par exemple « le documentaire catalan » analysé par Angel Quintana). D’où l’importance centrale du cinéma américain ou du cinéma d’au-teur, d’autres formes ou d’autres productions restant périphériques.

En fait, pour la micro-histoire, le local est enraciné dans la « source » donc dans le lieu : on reste au ras du sol, dans « une myriade d’événe-ments minuscules », difficiles à évaluer et à organiser. Plus on observe de près, en grossissant l’objet à la loupe, plus les incertitudes appa-raissent. Jacques Revel, encore lui, dans un entretien publié dansDe l’histoire au cinémautilise l’analogie pour analyser cette difficulté à

propos deBlow-up d’Antonioni. À partir des agrandissements

succes-sifs de la photo d’un couple prise dans un parc, le photographe, qui « n’y comprend » rien au départ mais soupçonne « quelque chose » (il ne sait pas quoi), finit, à travers la série de ses agrandissements, par construire toutes sortes de pistes interprétatives : « les agrandissements successifs deBlow-up rendent possible une lecture à chaque étape différente. Des

éléments cachés apparaissent d’un coup et ils peuvent être étudiés. Un nouveau détail introduit une autre lecture de l’ensemble » (p. ). La

. Jacques Revel, « Un exercice de désorientement : Blow-Up », De l’histoire au

(22)

Micro-histoire et histoire locale 

démarche est alors différente : non plus chercher et traiter des objets à partir de questions préconstruites, mais s’immerger dans les sources, en se laissant désorienter par leur « masse extraordinairement prolifé-rante, informe, dans laquelle tout peut être important, mais aussi ines-sentiel » (p. ) et accepter ce qu’on peut en tirer pour rendre le monde intelligible. Mais cela n’exclut pas la nécessité de construire une relation soit à une réflexion générale soit à d’autres observations concernant des phénomènes globaux. En effet, la micro-histoire ne se contente pas de rester dans le compte-rendu des micro-événements dans des lieux précis : elle cherche aussi à « articuler la vie des êtres singuliers et l’en-semble des phénomènes collectifs » (comme le dit Arlette Farge, dans le même ouvrage, p. ). Il me semble que le cinéma peut nous

per-mettre de comprendre comment, pour penser le local, l’historien peut partir du micro-événement.

L’intérêt du micro-événement local

Appunti su un fatto di cronaca est un petit film de quelques minutes

réalisé par Visconti en  : dans un lieu précis (une cité de la ban-lieue romaine, Primavalle en particulier), il évoque la trace d’un micro-événement (le viol et l’assassinat d’une petite fille de  ans). Ni actuali-tés, ni documentaire, ni fiction : comme dans un service funèbre, on ne dit rien, on ne montre rien d’une action quelconque, proposant seule-ment quelques « notes » (visuelles et musicales) à forte charge émo-tionnelle. Il n’y a pas d’histoire, pas d’enquête, pas de conflit, rien ou presque concernant les protagonistes ; le lieu seul est décrit, frémissant de la vie qui s’y maintient, celle des garçons qui jouent et des filles qui attendent puis, à la fin, le plan d’une petite famille, le père et l’enfant, la jeune femme à la fenêtre. Le travail savant des caméras, celui de la lumière, avec un jeu de gris ternes, accentuent encore l’effet d’isole-ment des personnages, qui semblent évoluer au ralenti dans un monde figé, commandé par le paysage mal éclairé par un ciel livide. De ce petit instant, de ce petit endroit, d’un simple fait-divers, événement insigni-fiant pour un historien, et de quelques silhouettes presque anonymes, il faut tout faire sortir, tout deviner, de la vie misérable des banlieues, de l’attente des jeunes inoccupés, du vide d’une vie sans avenir, sinon

(23)

 Michèle Lagny

la reproduction, comme de l’inaction totale des institutions (c’est un prêtre, sans doute, tout vêtu de noir, qui quitte la cité au dernier plan).

L’analyse socio-historique peut partir de là pour comprendre ces cités, toujours inachevées, toujours en suspension, et ces vies, sans tra-vail visible, sans équipement social. En ce qui concerne les « faits », il est aisé de reconnaître Primavalle qui, justement, a été inaugurée en grande pompe par les fascistes en , dans le cadre du programme de logement populaire, et de se référer à l’assassinat de la petite Annarella Bracci en février , et à l’accusation d’un jeune père de famille du coin, Lionello Egidi, qui ont fait les délices des chroniques de presse et des ciné-journaux. Mais pour nous, ce sont juste des images, où les sil-houettes éloignées des enfants mettent en valeur les espaces vides bor-dés d’édifices, l’isolement de la cité au bord de la route, dans une zone de travaux donnant directement sur les champs, sans jardin, sans ver-dure, sans fleur (sauf celles de la tombe). Un petit bar vide, où la caméra fixe d’abord le rêve consumériste (une publicité pour « l’agréable pause Coca-Cola », avec deux jeunes décontractés qui s’appuient dos-à-dos) avant de glisser pour se fixer sur le pas de la porte, sur le paysage vide de la réalité, où un groupe de gamins joue au ballon. Dans ces tristes lieux, les jeux des garçons mettent de l’animation, mais restent vus de loin, à distance, dans des espaces non structurés : sauf pour quelques échanges de «tamburello », et surtout pour ce plan de jeux de cartes,

en plongée sur le cercle des gosses qui échangent quelques bribes de phrases avec un fort accent romain. S’y ajoute l’étrange présence silen-cieuse des femmes : les deux images les plus frappantes sur ce point sont celles de deux jeunes filles. L’une, dès le second plan, est accotée contre un mur, et fixe le lointain, au-delà des murs aveugles des mai-sons, de la chaussée défoncée où l’on aperçoit trois gamins qui courent, une fillette qui porte un bébé, un maigre poteau télégraphique : rien de tout cela ne la concerne. Et juste avant que ne s’amorce le commentaire qui va nous guider jusqu’à un puit silencieux, une adolescente au visage souriant, au regard éveillé, près du linge éclatant qui sèche devant les façades, offre une trace de gaieté, aussitôt effacée par un mouvement de tête, souligné par un recadrage sur le visage devenu sombre et triste. Figures, ces deux jeune filles, d’une peur sans fond, dans un lieu à la fois confiné et ouvert sur un espace sans bornes, et de la différence entre les « filles » et les « garçons ».

Nous y retrouvons aussi le poids de l’affect, produit non seulement par la bande-image, mais par la bande-son. Celle-ci permet de réfléchir

(24)

Micro-histoire et histoire locale 

sur la signification du délit initial, décrit par un carton surimposé au début, juste après le titre qu’il commente (Notes sur un fait-divers), et

sur la question qu’il soulève à la fin, non pas celle du « coupable », dont on ne parle pas, mais celle de l’insuffisance de la compassion : « pour avoir l’âme en paix, nous suffira-t-il de quelques fleurs des champs et d’une intonation douloureuse dans la voix ? » Au-delà de la compas-sion, c’est l’angoisse qui est suscitée par l’accompagnement sonore : quelques mesures d’un solo de clarinette basse, une sorte de lamento monodique partiellement relayée par le commentaire off (rédigé par

Pratolini) mettent en évidence le silence qui accompagne le premier plan sur le puit et les fleurs qui commémorent le meurtre, silence d’au-tant plus assourdissant qu’il est brisé deux fois par le cri d’un coq et l’aboiement d’un chien.

Ce très court-métrage de Visconti offre la même possibilité d’inter-rogation que les agrandissements deBlow-up, quoique de manière

dif-férente. On a là un double aspect de l’apport du cinéma à la micro-histoire, souligné par Arlette Farge dansDe l’histoire du cinéma : le

pre-mier et la seconde font bon ménage dans le désir de partir de petits événements (trouvés souvent dans les archives judiciaires) et celui de rendre compte du « grain minuscule de l’histoire ». Elles permettent « d’invoquer du rejouable, du non déterminé, de garder le goût de l’inac-compli, d’écrire l’événement comme s’il n’était pas achevé, de décrire les contours de ce qui ne s’est pas fait, d’ouvrir autant de débats et de questions permettant de montrer que rien d’avance n’est acquis, ni les drames, ni même la morne banalité des jours » (p. ). Mais aussi de parler de ce que les historiens ignorent souvent, de la douleur et de la souffrance sociale, de rendre compte de ce que Farge appelle « la parole souffrante » (p. ), ici étouffée par le silence et relancée par la descrip-tion du lieu.

Modalités de l’expansion du micro-événement à la micro-histoire : un travail de recherche et d’écriture documentaire

J’ai choisi une tentative d’enquête partant d’un autre micro-événe-ment pour évaluer la signification qu’il peut avoir (ou plusieurs selon les choix d’écriture opérés) dans une perspective d’histoire « locale » au double sens régional (banlieue parisienne) et socio-économique (sort de la classe ouvrière dans la seconde moitié du xxesiècle) : il s’agit de

(25)

 Michèle Lagny

d’ouvrières, paroles de Wonder, préparée par Richard Copans pour Arte

à la même date.

Le début du film d’Hervé Le Roux repart d’une image : il s’agit d’une « photo », d’un photogramme figé dans des journaux de cinéma,

pré-senté sous forme de brefs plans fixes séparés par des noirs et accom-pagnés d’un commentaireoff. L’image ainsi « reprise » provient d’une

bande de juin , dont le statut a changé : la « première prise » est due à deux étudiants de l’Idhec, école de cinéma d’alors, au beau milieu de ce qu’on appelle les « événements » de mai . Ils saisissent dès le début une courte scène de fin de grève, devant le portail d’entrée d’une usine où, après les semaines de lutte, une jeune ouvrière crie sa colère et son dégoût : elle n’a rien gagné, elle ne rentrera pas. Autour d’elle, plusieurs personnes s’affrontent, et tentent de la convaincre. Il faut souligner ici la beauté, la vivacité, l’accent populaire (« parigot ») de l’ouvrière (si convaincante qu’on peut se demander si elle ne « joue » pas un rôle), qui donnent au « document » une dimension affective dont l’effet se fera encore sentir longtemps après. Non plus une image actuelle, donc, mais une icône, presque un fantasme, qui exige le « devoir de mémoire ».

Une deuxième version du film de , Paroles ouvrières, paroles de

Wonder, a été remontée par le co-réalisateur et producteur Richard

Copans pour la case documentaire « Grand Format » sur Arte, malgré le refus d’Hervé Le Roux d’y participer. La version est beaucoup plus courte ( h ), son point de départ et son ton très différents.Ici la posi-tion de l’auteur implique dès le départ qu’il sait déjà ce qui est arrivé, en le plaçant dans une perspective « globale ». Le film s’ouvre sur le lieu de travail, détruit, avec une série d’images montrant la décrépitude des lieux, l’usine transformée en dépôt pour un « antiquaire », l’ancienne porte trouée, rouillée, le paysage urbain déstructuré, bref, la coupure entre le lieu et la vie.

Ces deux débuts ouvrent deux types de trajets. Le premier voit se déve-lopper une quête : la structure deLa reprise est celle de la recherche

d’un « féminin singulier ». Pour « redonner sa chance » à cette jeune femme, le « je » de la voix off du début va interroger des « témoins »,

en essayant d’identifier les gens qui sont sur la pellicule, en montrant l’ancien film à des travailleurs de l’époque : syndicalistes, ouvriers, ouvrières, gauchistes venus soutenir les grévistes récalcitrants, etc. Les réalisateurs retournent donc, dans la mesure du possible, sur les lieux de l’usine disparue, et par une assez longue enquête, filment longue-ment les réactions des uns et des autres. Reliés par la voixoff qui

(26)

pré-Micro-histoire et histoire locale 

cise les modalités de la quête, et par quelques plans sur les lieux où ils se passent, les interviews (une vingtaine, en moyenne de  mn) sont donnés les uns après les autres, dans leur durée, et si des coupes ont été faites, elles sont marquée par des noirs. Il s’agit de laisser à cha-cun (chacha-cune), dans son espace propre (salles de réunions, lieux de tra-vail, maisons, café, jardins) le temps du « retour de mémoire », avec ses hésitations, ses méandres, ses cheminements, même si, pour aider à la parole, l’interviewer pose des questions. Le reportage originel sert donc comme indice de départ pour tenter de découvrir, à partir, et davantage encore, au-delà, des images, non seulement l’héroïne de l’histoire, qui reste une image-fantasme (on ne la retrouvera d’ailleurs pas), mais sur-tout la manière dont les ouvrières et les protestataires ont vécu la situa-tion en , comment ils ont vu les causes et les conséquences de la grève, comme celle de la reprise du travail, trente ans plus tôt. Même si pour eux, l’histoire ne s’arrête pas là et s’ils racontent aussi la disparition de l’usine, cédée à un « repreneur », Bernard Tapie, en , et liquidée. Un exemple de la manière « de capter puis garder dans leur singularité l’ensemble des êtres parlants tout en décrivant leurs diverses manières de s’ajuster ou d’être ajustés aux phénomènes collectifs », pour citer encore Arlette Farge (p. ).

Dans le deuxième traitement du même matériau, la fonction cette fois se veut beaucoup plus « pédagogique » : il s’agit dès le départ de « retracer l’histoire » de cette usine de Saint-Ouen que fut la maison Won-der. Le sujet n’est plus la fille mais la classe ouvrière comme groupe, structuré sur l’unité de production, l’usine, et déstructuré par sa dis-parition. Le mode de présentation des interviews tournés pour le film initial est fondamentalement différent : le montage ici devient l’essen-tiel, et joue sur la fragmentation et la sérialisation des entretiens. La succession de ces fragments est mise en batterie autour d’un thème, par exemple celui des « conditions de travail » des femmes en usine. En même temps qu’une mémoire s’amorce, sans qu’on en suive le déve-loppement dans le temps, s’esquisse une histoire de la « désindustria-lisation » (liquidation de l’usine en ). La crise de la jeune femme peut être vue cette fois comme un témoignage sur la tension entre la « base » ouvrière et les responsables syndicaux et politiques au moment des grèves de , mais aussi sur les hiérarchies dans le monde de l’usine et sur les conditions de travail peu ragoûtantes. La présentation didac-tique, le refus de la subjectivité et de la sensualité sensibles dans La reprise laissent en partie de côté la dimension « féminine » et

(27)

l’affecti- Michèle Lagny

vité, et se présentent comme une tentative pour bien faire saisir l’évolu-tion (ou plutôt la disparil’évolu-tion) du monde ouvrier, que regrette à la fin un vieux travailleur, à la fois nostalgique et désabusé.

On peut ainsi saisir deux moyens d’articuler, à partir du même maté-riau, la quête d’un savoir sur un groupe social et une zone urbaine par-ticulière (la banlieue), au ras de ses réactions, fort variées, d’ailleurs. Deux moyens de marquer les « possibles » ouverts par l’articulation du « micro » et du « local », vus à partir d’un micro-événement réinterrogé et reconstruit dans le cadre d’une histoire mémoire ou d’une démons-tration didactique.

Micro-événement, histoire locale et écriture de l’histoire

Certes, ces études de micro-objets ont l’avantage de permettre une connaissance directe et détaillée de problèmes, de comportements et de stratégies individuelles, familiales, au niveau du village ou du « quar-tier », mais comment juger de leur valeur symptomatique, et comment les articuler dans une perspective plus générale ? La démarche micro-historienne part d’indices (Ginzburg), de détails (Arasse) pour passer du « on n’y voit rien » (Arasse encore) à la construction de différents possibles, dont l’explicitation (tâche finale de l’historien) devra être « inventée » via la construction du récit historique. Elle sort des cas, des événements particuliers, des expériences personnelles, sans portée his-torique spécifique, pour explorer l’imbrication complexe des réseaux inter-individuels qui motivent les comportements, voire plus généra-lement les mentalités, construisant le cadre « global » d’une organisa-tion sociale et politique. À partir de l’expérience des acteurs sociaux, on cherche à rendre compte des stratégies propres aux groupes et aux indi-vidus pour utiliser les ressources dont ils peuvent disposer pour s’adap-ter aux différentes contraintes collectives (d’ordre économique, socio-logique, culturel, sexuel). La micro-histoire impose, pour ouvrir aux dif-férents « possibles », le recours à une écriture dont on peut trouver des modèles dans la littérature (le tour de littérature de Rancière). Soit en construisant une « intrigue » autorisant une forme d’élucidation... (c’est ce que propose Paul Veyne), souvent présentée sous forme d’enquête (voir Ginzburg,Le fromage et les vers, ou Enquête sur Piero della Fran-cesca). Soit plus audacieusement, en adoptant une écriture délinéarisée,

laissant la trace des désordres initiaux, des effets de brouillages produits par l’enquête, en laissant la fin en suspens (comme le faitLa reprise), ou

(28)

Gou-Micro-histoire et histoire locale 

dineau pour l’histoire gallo-romaine avecL’enquête de Lucius Valérius Priscus, Actes Sud, ). Dans tous les cas, la perspective ainsi ouverte

par la micro-histoire impose un cadre restreint, qu’on appellera ici local, au sens où il ne part pas de prédécoupagesa priori mais propose un

chemin analytique qui part de la source pour suggérer des hypothèses, voire des solutions explicatives.

Le film, en imposant des lieux (le « décor ») et des « personnages », peut aussi, soit sous forme de fictions, soit sous forme de reconstitu-tions à partir de sources, construire une « histoire locale ». Je ne m’atta-cherai pas ici à ce type de films, et si je l’avais fait, j’aurais évidemment choisi un « local » (au sens de « quelqu’un d’ici » cette fois), René Allio. Dès , à partir de la publication par Foucault des mémoires du jeune parricide normand,Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère..., il en fait une transposition filmique, qui est analysé par

Myriam Tsikounas, dans un dossier de la revueSociétés & Représenta-tions. Mais bien sûr aussi déjà dansLes Camisards (), où un

person-nage fictif, Combassous, assume une source réelle, le texte laissé par le camisard Bonbonnoux et rédigé à partir de , en intervenant à la fois en voixoff et dans les événements eux-mêmes. Allio peut même partir

de menus faits fictionnels pour organiser l’illustration d’une thèse plus générale. Ainsi, le Simon Bertiny deUn médecin des lumières (tourné

en collaboration avec l’historien Jean-Pierre Peter, en ) articule un moment dans l’histoire de l’hygiène et de la santé publique (la lutte des « hygiénistes » contre les épidémies) et la vie quotidienne des paysans de l’Allier au xviiiesiècle, en s’inspirant del’Histoire de la France rurale,

dirigée par Duby.

Cet aspect, déjà souvent abordé, poserait la question des limites de l’analogie entre le travail d’un historien et celui d’un cinéaste, fût-ce en collaboration étroite avec l’historien, et sur celui du rapport complexe entretenu par l’histoire et par la fiction. Je ne l’évoque ici pour terminer que pour marquer que le lien productif entre événement, micro-histoire et cinéma peut s’ouvrir sur différents types de récits, et pour réfléchir à une définition du local, qui n’est ni le régional, ni l’exem-plaire, mais un point de départ pour une histoire qui fonde ses extra-polations généralisantes ou globalisantes au plus près du lieu et de la personne.

. « Filmer le passé, la transposition filmique de Moi, Pierre Rivière... » dans Sociétés &

Représentations, no

, Michel Foucault, Surveiller et punir, Vingt ans après, CREDHESS, novembre , p. -.

(29)
(30)
(31)
(32)

Spécificités locales dans le cinéma des premiers

temps : exemple de Trèves

Martin Loiperdinger

(Université de Trèves)

En feuilletant les premières années des revues professionnelles alle-mandes à l’intention des propriétaires de salles, on trouve souvent des annonces publicitaires pour la réalisation de ce qu’on appelle les prises de vues locales. Par exemple, l’entreprise de production fran-çaise Éclipse promeut ainsi l’achat de caméra : « les prises de vues locales remplissent les caisses ! Celui qui veut se procurer une caméra ne devrait pas, dans son intérêt, négliger de se renseigner sur nos camé-ras Urban connues dans le monde entier. » Éclipse prend également en

charge des pellicules impressionnées : « Envoyez-nous immédiatement les prises de vues que vous avez réalisées. Nous vous réexpédions le jour même les positifs que nous réalisons dans notre filiale de Berlin. » Une

entreprise de Freiburg offre ses services pour la réalisation de prises de vues locales aux propriétaires de salles qui n’ont pas de caméra : « vous pouvez acheter partout de bons drames ou comédies, et obte-nir un bon programme de n’importe quel distributeur. Mais vous ne trouverez que chez Express-Film Co. la possibilité d’avoir en très peu de temps les enregistrements d’un évènement survenu dans votre ville, qui vous garantiront une salle remplie même hors saison». Selon un grand

nombre d’annonces semblables dans les années  à , les prises

. Der Kinematograph, Nr. , --. . Der Kinematograph, Nr. , --. . Der Kinematograph, Nr , --.

(33)

 Martin Loiperdinger

de vues locales dans les programmes attiraient le public, surtout à la sai-son chaude. On ne trouve toutefois que peu de signes de prises de vues locales dans la presse spécialisée. Elles n’étaient qu’exceptionnellement proposées à la vente ou bien reprises dans les prospectus commerciaux d’autres régions. Les producteurs de prises de vues locales étaient en général des propriétaires de salles locaux. Ils ne proposaient habituel-lement à leur public les prises de vues locales que durant une semaine comme le ‘clou’ de leur programme. Pour cela, on n’avait besoin que d’une seule copie. Le taux de transmission (i.e : le pourcentage des films qu’on retrouve aujourd’hui) des prises de vues locales est donc très faible.

La recherche allemande en histoire du cinéma a longtemps laissé de côté le phénomène des prises de vues locales. Seule la découverte du fait qu’un certain nombre de prises de vues locales de Trèves ait sur-vécu a donné lieu, sur place, à des recherches plus étendues. Le cas de Trèves est un coup de chance : il est probable qu’un nombre aussi consé-quent de prises de vues locales n’ait été conservé dans aucune autre ville de taille comparable. Le fait que, dans beaucoup de pays, les prises de vues locales aient été jusque dans les années  et au-delà, un élé-ment du programme qui faisait venir le public, a été montré et confirmé depuis dans des publications de Vanessa Toulmin, Stephen Bottomore, Uli Jung, Brigitte Braun et de l’auteur [de cet article]. Les prises de vues locales étaient des «local films for local people». Ce qui était

particu-lièrement attractif pour la population locale, c’était manifestement que

. Cf. Vanessa Toulmin : « Local films for local people » : Travelling showmen and the commissioning of local films in Great Britain, -. In : Film History, vol. , no.  (), S. -. Cf. Vanessa Toulmin, Martin Loiperdinger : « Is it You ? Recognition, Representation and Response in Relation to the Local Film ». In :Film History, vol. ,

no.  (), p. - ; Brigitte Braun, Uli Jung : « Local Films from Trier, Luxembourg and Metz : A Successful Business Venture of the Marzen Family, Cinema Owners ». In :

Film History, vol. , no.  (), p. -. Brigitte Braun : « Lokalaufnahmen der Familie

Marzen in Trier ». In : Uli Jung, Martin Loiperdinger (Hg.) :Geschichte des dokumenta-rischen Films in Deutschland. Band : Kaiserreich -, p. -. Stephen

Botto-more : « From the Factory Gate to the ‘Home Talent’ Drama : An International Overview of Local Films in the Silent Era ». In : Vanessa Toulmin, Patrick Russell, Simon Popple (ed.),The Lost World of Mitchell and Kenyon. Edwardian Britain on Film. bfi

Publish-ing : London , S. - ; Uli Jung : « Local Views : a blind spot in the historiography of Early German Cinema ». In :Historical Journal of Film, Radio and Television, vol. ,

no.  (), p. - ; Karsten Hoppe, Martin Loiperdinger, Jörg Wollscheid : « Trie-rer Lokalaufnahmen der Filmpioniere Marzen ». In :KINtop  : Lokale Kinogeschichten

(), p. -. Michaela Herzig, Martin Loiperdinger : « Vom Guten das Beste » Kine-matographenkonkurrenz in Trier. In :KINtop  : Lokale Kinogeschichten (), p. -.

(34)

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

les prises de vues locales offraient une opportunité de se voir soi-même sur l’écran en une reproduction photographique « vivante ».

Toutes les prises de vues locales conservées de Trèves ont été pro-duites dans le cadre des entreprises cinématographiques d’une famille originaire de Trèves, la famille Marzen « Le théâtre électrique d’Edison des Marzen » (Marzen’s Edison elektrisches Theater) était un cinéma

ambulant, qui parcourut à partir de  le sud ouest de l’Empire Alle-mand, entre Metz, Coblence et le Grand Duché du Luxembourg. À la fin du mois de mars , la famille Marzen changea son entreprise en entreprise sédentaire et reprit le Central-Theater à Trèves, qui était libre suite à une cessation d’affaires. Pour faire face à la concurrence du

Parade-Theater, qui était équipé d’un système son-image pour synchro-niser le projecteur et le gramophone, la famille Marzen se concentra sur les spécificités locales. Dans ce but, ils reprirent pour les projections au Central-Theater les pratiques du cinéma ambulant — en particulier les commentaires des films en dialecte de Trèves et l’utilisation de prises de vues locales.

Il est connu que les films muets n’étaient en général pas muets, mais projetés avec un accompagnement sonore. Les exploitants du cinéma-tographe utilisaient pour cela, avant la Première Guerre Mondiale, un gramophone ou bien des musiciens qui jouaient en direct. Beaucoup de théâtres cinématographiques engageaient un commentateur, ou réci-tant, qui commentait en direct les films du programme très varié. Peter Marzen, qui signe à partir du  juin  les annonces du Central-Theater en tant que propriétaire, disposait déjà, en tant qu’« impresa-rio » de son entreprise de cinéma ambulant, d’une expérience de la pra-tique du commentaire de film longue de plusieurs années. Trois mois

et demi après la reprise du Central-Theater, on lit dans un article cir-constancié du journal de Trèves, à propos de ces projections :

Le cinéma ne devient vraimenttrévire que grâce au propriétaire qui

commente les images. La voix sanglote, pleure, pleurniche, gémit, rit, jure, murmure, fait du tapage, souvent en l’espace de cinq minutes, selon le besoin. Le Hochdeutsch le plus pur et le plus beau Platt

. Cf. Brigitte Braun, Karen Eifler : « Kommt all heirönn zum Marzens Pitt ». Kinoer-lebnisse mit dem Filmerklärer Peter Marzen. In :Neues Trierisches Jahrbuch, . Band

(), p. .

. En juin  le journal du Luxembourg désigne l’un des fils Marzen en tournée de cinéma comme « impresario ». il ne peut s’agir que de Peter Marzen. Cf. Norbert Etrin-ger :Lebende Bilder. Aus Luxemburgs guter alter Kinozeit. Imprimerie St-Paul,

(35)

 Martin Loiperdinger

de Trèves alternent. Entre les deux, les canons tonnent, les éclairs jaillissent, les sifflets à vapeur crient, les salves de fusil crépitent.

Grâce aux commentaires en patois de Peter Marzen, les courts métra-ges, qui arrivaient en majorité de l’étranger, gagnaient, au plan de la représentation sonore, un contrepoint local :

Nous nous réjouissions beaucoup de voir notrePlatt utilisé de cette

façon chez nous, mais nous étions aussi vraiment surpris lorsque, sur les rivages bleus de la mer Méditerranée dans la ville riante de Nice, dans l’arène de la fière Espagne ou bien sur les boulevards de Paris, tel ou tel acteur se présentait à nous dans le patois de Trèves le plus authen-tique.

Bien que l’auteur de cet article exprime son étonnement, une partie considérable du public local a fait honneur auPlatt de Trèves. Dans

son autobiographie, Peter Marzen attribue directement les succès du Central-Theater face à la concurrence d’autres théâtres à la coloration locale unique de ses commentaires :

Ce n’était, par Dieu, pas une tâche facile de faire le commentateur des films projetés, tous les jours de  heures à  h  le soir, mais, enfin, j’aimais bien le faire du moment que je pouvais me rendre compte que les affaires de mes concurrents reculaient toujours.

Lorsque les commentaires de Peter Marzen en patois de Trèves donnaient aux projections du Central-Theater quotidiennement une touche locale qu’on ne pouvait pas ne pas entendre, les prises de vues locales étaient des évènements singuliers du programme. Par leurs sujets pittoresques (ortsgebunden), elles parlaient directement

aux spectatrices et aux spectateurs en tant que public local. (Dans le journal, les annonces du Central-Theater pour les prises de vues locales de Trèves s’accumulent de façon inhabituelle dans les trois mois qui suivent la reprise.) Afin d’accéder au marché face à la concurrence du Parade-Theater, qui est bien établi, la famille Marzen suivit visiblement

. « Dans un “cinématographe” de Trêves ». Causerie de K. Sch., in : Trierische

Zei-tung, Nr.  (Abend-Ausgabe), -- ; réédité un mois plus tard dans le corporatif Der Kinematograph, Nr. , --. Réédité dans : KINtop  : Lokale Kinogeschichten

(), S. -. . Ibid.

. Peter Marzen. Aus dem Leben eines rheinischen Filmpioniers. Eine

Erinnerungs-gabe zum fünfzigsten Geburtstag und seinerjährigen Zugehörigkeit zur Filmindustrie

(36)

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

une stratégie concertée qui consistait, en plus de la présence perma-nente du dialecte local pendant les projections de films, à mettre massi-vement en avant le côté local de la programmation. D’avril à juin , les annonces du Central-Theater ne listent pas moins de sept prises de vues locales tournées à Trèves : Sortie de la cathédrale le dimanche de Pâques, Concert sur la promenade près de la Porta Nigra, La vieille ville romaine de Trèves et ses curiosités, Essai des lances à incendies de nos pompiers volontaires le 3 mai près du théâtre muni-cipal, Vie et animation sur le marché aux bestiaux le 5 mai, Proces-sion de la Fête-Dieu à Trèves en 1909, Festivités pour le e anniver-saire de la fondation de la chorale des hommes « Eintracht » (har-monie) le dimanche de la Pentecôte.

Le sujet préféré de ces prises de vues locales consiste à filmer de nombreuses personnes à Trèves lors de processions, de cortèges ou d’autres manifestations publiques. « Des centaines de personnes gran-deur nature et en mouvement ! » était le slogan publicitaire principal, en Allemagne en , des projections du Cinématographe Lumière.

Pour la prise de vues locale Concert sur la promenade près de la Porta Nigra, en , le Central-Theater fait sa publicité avec un slo-gan très similaire : « des milliers d’habitants de Trèves en mouvement. »

Dans les deux cas, lors des tournages, il s’agissait de filmer le maximum de personnes, qui se déplaçaient en défilés plus ou moins organisés, selon la meilleure perspective possible et au meilleur moment possible, pour qu’on puisse ensuite, au moment de la projection, les reconnaître sans problème et les observer précisément dans leurs mouvements. La projection de ces enregistrements poursuivait par contre des objec-tifs différents : dans le commerce mondial de la Société Lumière en , il s’agissait de faire la démonstration auprès d’un public interna-tional et pouvant payer de la performance d’une nouvelle technologie photographique pour l’enregistrement et la reproduction de ce qu’on appelait des ‘photographies vivantes’. Lors de la projection au Central-Theater de Trèves de « Milliers d’habitants de Trèves en mouvement », en , il s’agissait d’offrir la possibilité à un maximum de spectateurs de se reconnaître sur l’écran, eux ou bien des parents, des amis ou des connaissances. C’était la performance qui décida du grand succès des prises de vues locales auprès du public autochtone.

. Trierischer Volksfreund, --, --, --, --.

. Martin Loiperdinger : Film & Schokolade. Stollwercks Gschäfte mit lebenden

Bil-dern. Stroemfeld : Frankfurt am Main, Basel , p. XXX-XXX.

(37)

 Martin Loiperdinger

Ainsi, en juillet , la Freiburger Welt-Kinematograph recommandait aux propriétaires de salles de faire appel à ses services pour les prises de vues locales lors d’évènements locaux tels que « [les] cérémonies d’accueils ou enterrement de personnalité importantes, [les] spectacles ou parades militaires, [les] incendies et autres catastrophes, [les] fêtes associatives, surtout les appels au drapeau et les cortèges, les tournois ou autres évènements sportifs ». Elle justifie : « chaque participant veut ensuite se voir à l’image, et votre théâtre sera toujours complet. » De

façon tout à fait analogue, la rédaction duKinematograph de l’édition

précédente écrit :

Qu’est-ce qui pourrait intéresser plus le public que de se voir sur l’écran ? C’est sur cette idée que les pionniers fondèrent leur plan, et ils font de bonnes affaires. [...] Dans chaque ville ont lieu en ce moment toutes sortes d’évènements festifs qui donnent au propriétaire de salle la meilleure matière pour en tirer profit. Il fait simplement réaliser un enregistrement cinématographique de ce type de festivité, pour sa publicité ; il annonce, si possible quelques jours auparavant, qu’un enregistrement cinématographique de la fête sera projeté dans son théâtre, et les affaires sont assurées. Hommes et femmes viendront en masse voir cette chose extraordinaire en espérant s’admirer peut-être soi-même sur l’image.

Les projections des prises de vues locales étaient des événements que le public autochtone présent vivait et créait ensemble. Il se pro-duisait alors une inversion remarquable de l’intérêt du spectateur : ce n’était plus l’événement local lui-même qui se trouvait au premier plan, mais le fait de se reconnaître soi-même pendant cet événement. La res-titution sur l’écran de compétitions sportives, de cortèges festifs, de parades militaires et d’enterrements offrait aux participants et aux res-quilleurs l’occasion de « s’admirer » et de « dire du mal » des autres. C’est en tout cas exactement de cette façon que l’article du journal de Trèves cité plus haut décrit le comportement du public de Marzen vis-à-vis des prises de vues locales :

C’est au Kintop que c’est le plus intéressant, quand on passe des

prises de vues de Trèves au public exultant. Nous voyons alors des visages connus de Trèves, à la sortie de la cathédrale, pendant

l’exer-. Der Kinematograph, Nr. , --l’exer-.

. Der Kinematograph, Nr. , --, contribution de la rédaction qui s’inspire d’une annonce de laFreiburger Express-Films.

Références

Documents relatifs

Si depuis longtemps les salles ne représentent plus qu’une des modalités de la rencontre entre les films et leur public, si la notion de distribution doit être aujourd’hui

  Film documentaire réalisé dans le cadre d’un projet elan’s (espace Local d’Activités No- vatrices par la Région Basse-Normandie) et de Passeurs d’images Basse-Normandie -

Dans les pays de mission, comme dans les pays d’où partent les missionnaires, le cinéma a servi la propagande missionnaire chrétienne pour catéchiser, évangéliser et encourager

lumière veut dire ”ljus”.. où se trouve

L’anthologie de Marie l’atteste : les problématiques et combats politiques des années 1970 (impact de la Guerre d’Algérie, revendications ouvrières, affermissement

Malgré le reproche que fait l’auteur aux historiens du cinéma d’envisager leur objet d’étude comme un dispositif « qui nie ou dissimule certains traits des premiers appareils

Des films contemporains qui permettent notamment d’interroger le jeu des acteurs historiques en cette année 1944 qui voit le régime de Vichy contrarié dans son entreprise

Exceptions : bail, émail, corail, soupirail, travail, vitrail, vantail font leur pluriel en aux. Les noms terminés par x, s ou z ne changent pas au pluriel