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CHAPITRE 1. La catégorie allegamiento au Chili : variations sur une conception locale du rapprochement résidentiel familial

III. Amelia peut « toujours rester là »

III.1. La maison sur le toit

En 2012, Amelia venait d’accoucher de son quatrième enfant, lorsque Juan Andrés, son mari, a été diagnostiqué d’un cancer. Le couple venait alors de sous-louer une pièce à l’arrière d’une maison située à quelques rues de celle des grands-parents

69 Pour des soucis d’anonymat, j’ai choisi de ne pas citer le nom de la fondation en question.

70 Il s’agit d’une pièce unique de 20 m2 environ construite en bois, qui est appelée officiellement au Chili « logement d’urgence ». Le nom mediagua, qui veut dire littéralement « demi-eau », décrit la toiture caractéristique, qui est composée d’un seul versant. Ce type de logement a une longue histoire au Chili et trouve ses origines dans les années 1960, dans les efforts des organisations civiles liées à l’Église Catholique pour améliorer les conditions de vie de milliers de familles habitant dans des bidonvilles illégaux dans les grandes villes (CIS Techo 2004 ; Araos 2015 ; Brain, Prieto et Sabatini 2010).

71 J’ai aussi pu discuter longuement avec la grand-mère d’Amelia, Ester, alors que nous étions assises autour de la table familiale (E84, 2015).

maternels d’Amelia. Son mari ne pouvant plus travailler comme chauffeur de camion, et Amelia, elle-même, ne pouvant plus travailler à cause de son accouchement, ils ne parvinrent plus à payer le loyer et les charges et s’endettèrent rapidement. Selon Amelia, à ce moment-là, elle s’est sentie « piégée » [atrapada]. Ayant accueilli plusieurs fois dans le passé sa petite-fille aînée et sa famille, son grand-père lui a cette fois encore ouvert les portes de sa maison, mais il n’y avait plus de place pour une famille aussi nombreuse. Le terrain était déjà presque entièrement occupé par de multiples constructions. Comme on le verra en détail, en plus des parents Rojas T., trois de leurs cinq enfants, tous dans la quarantaine, ainsi que quatre de leurs petits-enfants vivaient régulièrement dans leur maison. Le grand-père d’Amelia lui a alors dit qu’il n’y avait pas d’autre alternative que de se faire construire une maison « au-dessus », sur le toit :

AMELIA : J’ai passé deux semaines à pleurer, enfermée à la maison. [Alors,] je me suis dit « ce n’est pas possible ». Je me suis levée et j’ai commencé à bouger et à chercher partout. C’est là que je suis arrivée à la fondation [...]. Mon grand-père m’a dit « Tu peux vivre ici. Mais, où ? ». Vous avez vu en bas, il n’y a pas de place. Il m’a alors dit « au-dessus ! ». Mais je n’avais pas l’argent pour faire quelque chose de solide [de material] pour moi-même. Alors, je suis arrivée [à la fondation] avec la vérité […]. Je leur ai tout de suite dit la vérité, que c’était pour mettre [la

mediagua] au-dessus, puisqu’ils n’en donnent pas pour la mettre au-dessus, seulement par terre.

(E83, 2015)

Amelia se trouvait alors dans une situation où le seul espace disponible pour construire une nouvelle pièce chez les parents Rojas T. était le toit, mais elle n’avait pas les ressources pour le faire par elle-même. Sa seule alternative était d’obtenir gratuitement une mediagua. Or, ce type de logement préfabriqué est conçu pour être installé directement sur le sol. Amelia a donc dû convaincre la fondation qui attribue les

mediaguas de faire une exception. Ce qu’elle a finalement réussi à obtenir, mais en

s’engageant à ce que la pièce soit installée en hauteur par une personne ayant une expertise dans le bâtiment.

Pour respecter son engagement avec la fondation, Amelia a demandé de l’aide à son oncle, le frère cadet de sa mère, qui est maçon. C’est lui, avec d’autres parents masculins d’Amelia, qui ont monté gratuitement [« de favor »]72 la structure préfabriquée sur le toit :

72 Seul l’oncle maçon a été payé avec une somme équivalente à 150 euros environ, ce qu’Amelia elle-même ne considère que comme un paiement symbolique.

AMELIA : Il [son oncle] a tout dirigé, comment faire les choses et les autres l’ont aidé. C’est lui qui l'a tout fait avec mon autre oncle [le frère aîné de sa mère], mon beau-père [le mari de sa mère], mon mari et mon fils, et mon beau-frère. En fait, ils ont tous aidé. Tous y ont apporté [todos

pusieron de su cosecha], et ainsi j’ai pu monter cela. (E83, 2015)

FIGURE 12 :SCHEMA GENEALOGIQUE DES ROJAS T. EN 2015

SOURCE : ÉLABORATION PERSONNELLE

Grâce à cette mobilisation collective, Amelia et Juan Andrés ont finalement pu installer deux mediaguas – celle donnée par la fondation et une autre qu’Amelia a achetée d’occasion à une voisine –, qui ont été assemblées par une même structure de poutres en bois, sur le toit de la maison des parents Rojas T. La nouvelle maison d’Amelia fait ainsi un total de 40 m2 environ, et elle a été placée sur le toit qui surplombe la cour latérale du

sitio de ses grands-parents, comme on peut le voir dans la photo suivante (figure 13). On

y accède depuis la cour par un très étroit escalier en spirale. On peut également y accéder directement depuis la rue par le portail, sans avoir besoin de passer par la maison principale.

Lorsque je suis montée chez Amelia en 2015, j’ai pu constater que l’on y avait ajouté plusieurs divisions internes, des murs avec des rideaux ou des portes pour séparer différents espaces : trois chambres, un séjour-cuisine et une salle de bain avec toilettes

(figure 14-IV). De même, toujours grâce à l’aide de l’oncle maçon, on y avait installé au fur et à mesure les services basiques :

AMELIA : D’abord, on n’avait pas d’eau […]. Je descendais donc pour laver, pour cuisiner et je ramenais tout ici. Après, on a économisé de l’argent et on a fait la connexion, petit à petit […]. C’est mon oncle qui l’a faite, la connexion de l’eau, de l’électricité, tout. (E83, 2015)

FIGURE 13:PHOTO DE LA MAISON D’AMELIA DEPUIS LA RUE EN 2015

SOURCE : ÉDITION PERSONNELLE D’APRES UNE PHOTO PRISE PAR GOOGLE EARTH

Tout au long de ce processus, la pièce initialement installée est devenue ce que mes interlocuteurs appellent une « maison indépendante », c’est-à-dire une version réduite et matériellement beaucoup plus précaire de l’« appartement d’intérieur » décrit dans l’étude de cas précédente. D’après les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon terrain dans les bidonvilles, dans ce milieu social, pour qualifier comme

« indépendante » une maison bâtie dans un sitio où se trouvent déjà d’autres maisons, il

y a trois conditions déterminantes, avec par ordre d’importance : avoir une entrée directe depuis la rue, avoir une cuisine et avoir une salle de bain73.

73 Cela veut dire que, du point de vue indigène, il y a des « degrés » d’indépendance en fonction du nombre de critères remplis. Or (je mettrais plutôt « Mais » que « Or », mais je ne suis pas sûre que « mais » rende bien compte de ce que tu veux dire ici), si la maison comprend une cuisine et/ou une salle de bain, mais pas une entrée directe depuis la rue, elle n’est pas considérée comme « indépendante ». Dans son

Bien que cette construction en hauteur n’ait pas été faite en « matériaux » solides, c’est-à-dire en ciment ou en briques, mais en bois, Amelia a constaté, à plusieurs reprises, la fermeté de sa structure. « Là, il n’y a rien qui bouge […], on n’est pas accroché au mur

[de la maison voisine], tout est [bâti] sur les poutres » (E83, 2015). De cette manière,

Amelia a réussi à s’installer de manière solide et avec une relative autonomie chez ses grands-parents.

III.2. « Vers l’arrière » et « vers le haut » : un modèle d’inclusion totale

Malgré la célébrité dont jouissait le cas d’Amelia au sein de la fondation, sa « maison sur le toit » n’est pas vraiment quelque chose d’exceptionnel dans les bidonvilles de Santiago. L’apparente rareté du cas renvoie plutôt au fait qu’il a constitué une exception quant aux conditions normales d’attribution des mediaguas par la fondation. Par contre, dans un contexte fortement dominé par l’auto-construction, la croissance résidentielle « vers le haut » et avec des constructions légères n’est pas rare du tout. Cela dit, le plus souvent cette croissance verticale ne commence qu’une fois que la croissance horizontale sur le sol a atteint ses limites. Dans un territoire à forte activité sismique, construire en hauteur est toujours plus cher et plus risqué74.

Comme je le montrerai par la suite, la construction de la maison d’Amelia n’est que l’étape la plus récente d’un processus soutenu d’occupation de l’espace disponible chez les Rojas T., le terrain d’abord et le toit ensuite75, qui est synthétisé dans la figure 14. Assez semblable à l’histoire résidentielle de Victoria que nous avons présentée dans le chapitre 1, la corésidence concerne ou a concerné presque la totalité de la descendance des Rojas T.

La restitution du récit indigène de ce processus chez les Rojas T. m’a permis de comprendre l’expérience de la proximité résidentielle comme la mise en forme concrète de certaines attentes de caractère moral et affectif qui pèsent sur la manière dont les

étude sur les lotissements de la périphérie de Rio de Janeiro au Brésil, Thomas Cortado (2018) décrit des critères indigènes très semblables pour qualifier une maison comme « indépendante ».

74 Cela est très diffèrent dans d’autres contextes où la densification par l’auto-construction est majoritairement verticale, ce dont les favelas brésiliennes constituent un cas de figure (Motta 2014; Cavalcanti 2009).

75 Dans ce bidonville, comme dans les autres issus des processus de lotissement similaires à Santiago, chaque parcelle dispose d’une surface de terrain suffisamment large, entre 160 et 250 m2 (Vergara et Palmer 1990; Tapia, Araos et Salinas 2012).

individus constituent leurs rapports de parenté et se constituent en tant que personnes. Les parents y sont censés accueillir chez eux potentiellement tous les membres de leur descendance – ce qui n’inclut pas nécessairement les conjoints de ceux-ci76 – et pour une durée indéfinie.

L’installation dans le sitio, un maillon de plus

Les grands-parents d’Amelia, Ester T. et Juan Rojas, se sont mariés très jeunes – elle avait quatorze ans et lui dix-neuf –, dans la commune rurale du centre-sud du pays dont ils sont originaires. D’après le récit d’Ester, c’est au début des années 1960 et dans le contexte d’une importante migration rurale, que le couple, qui avait déjà deux enfants, a suivi les parents de Juan vers la Région Métropolitaine, en quête de travail. Après être passés par différentes communes dans les alentours de Santiago, « amenés » par son beau-père, Ester m’a raconté qu’ils sont arrivés à Macul, une ancienne zone rurale qui connaissait alors un processus d’urbanisation (de Ramón 2000). Ester et son mari s’y sont installés dans une mediagua pour travailler comme gardiens des terrains pendant le processus de lotissement. Un peu plus tard, vers 1970, Ester a reçu une offre pour entrer dans un programme étatique de régularisation foncière et de logements sociaux dans la zone appelée Santa Julia, qui est à l’origine du bidonville homonyme (Castillo et Hidalgo (eds.) 2007). Le logement offert consistait en un terrain ou sitio de 160 m2 environ, sur lequel était construit un « logement basique » [vivienda básica] (Vergara et Palmer 1990), construit en briques et béton armé et composé d’un séjour, une chambre, une salle de bains et une petite cuisine (figure 14-I). Selon la version d’Amelia :

AMELIA : Ma grand-mère m’a raconté qu’une dame est arrivée. Elle l’a inscrite pour cette maison, mais mon Tata [mot affectif pour grand-père] n’en voulait pas. « Tu n’y vas que pour bavarder avec les vieilles », lui a-t-il dit, typique machiste ! Mais elle s’est inscrite quand-même, alors mon Tata lui passait de l’argent, elle devait payer une mensualité. (E83, 2015)

Parmi les membres de la famille de Juan qui avaient migré, Ester et Juan ont été les premiers à accéder à la propriété. Comme on peut le voir dans la figure 14-I, le jeune couple et leurs trois enfants – la troisième était née depuis leur arrivée à Santiago – se

76 Dans de tels contextes, l’accueil des conjoints des enfants ou des petits-enfants est très souvent conditionné au fait qu’il ou elle se conduise « comme un fils » ou « comme une fille ». J’analyse ponctuellement cette question dans le chapitre 4 (III).

sont installés dans la maison principale (A), à « l’avant » du sitio, tandis que les parents de Juan se sont installés à « l’arrière » dans une mediagua (B) :

ESTER : Eux [les beaux-parents] ont vécu là aussi, à l’arrière. Moi, je les ai eus là […]. Nous, nous sommes venus là et j’ai fait une petite pièce à ma belle-mère, là derrière […]. Après, elle a eu [le salió77] sa maison à elle. (E84, 2015)

Au cours de notre conversation, Ester n’a pas mentionné spontanément cette corésidence initiale avec ses beaux-parents, mais seulement après que je lui ai explicitement demandé où ceux-ci habitaient à l’époque. Il me semble que le fait que cette situation soit assez banale pour Ester est révélateur de la normalité que revêt, pour elle, l’expérience du partage intergénérationnel du lieu d’habitation. En effet, de leur mariage à leur migration vers la capitale, Ester et Juan se sont installés chez les parents de ce dernier, où habitaient aussi plusieurs des membres mariés de sa fratrie. Dans ce cadre, le fait d’accueillir à son tour ses beaux-parents chez elle, une fois installés à Santiago, n’a été pour Ester qu’un prolongement du vécu précèdent, un nouveau maillon dans la chaîne longue de la corésidence intergénérationnelle. Un peu plus tard, la belle-mère d’Ester a, elle aussi, obtenu un logement équivalent, et elle et son mari sont alors partis.

« Ma mère, c’est comme ma sœur » : la naissance d’Amelia et l’élargissement de la

maison

Dans le sitio des Rojas T., il n’y a eu que très brièvement une seule maison et un seul noyau familial. Sandra, la troisième fille, est tombée enceinte très jeune, lorsqu’elle avait environ 15 ans, et a donné naissance à Amelia en 1989. Celle-ci est donc l’aînée des cousins Rojas T. Son père biologique, qui avait à peu près le même âge que sa mère, n’a jamais reconnu légalement Amelia comme sa fille, bien qu’elle le connaisse et le croise parfois dans le quartier, puisqu’il a toujours habité dans les environs. C’est pourquoi Amelia a reçu le nom de sa famille maternelle, Rojas, et non celui de son père.

77 L’expression indigène exacte pour dire que quelqu’un a bénéficié de l’accession à la propriété d’un logement social est, littéralement, « la maison lui est sortie » [le salió la casa]. Je l’ai traduite comme « avoir eu » la maison, car la traduction littérale semble manquer de sens en français. Mais, il est intéressant de souligner l’usage indigène du verbe « sortir ». Il me semble que cela renvoie à une expérience où l’obtention d’un logement social est vécue comme quelque chose d’improbable et qui relève de la chance, autrement dit, comme un événement pour lequel la volonté et la capacité de contrôle des individus jouent un rôle minimal.

Amelia a alors été élevée par ses grands-parents maternels, qu’elle considère

« comme (sa) maman et (son) papa ». De même, Amelia m’a expliqué qu’elle n’a jamais

eu de rapport proprement « filial » avec sa mère biologique, mais plutôt « fraternel » :

« ma mère, c’est comme ma sœur ». Car, si elle a bien habité pendant toute son enfance

avec sa mère et avec le reste de ses oncles et tantes, Sandra ne s’est jamais occupée d’Amelia en tant que mère. Pour Amelia, est ainsi particulièrement marquant le fait que sa mère ne l’a pas nourrie lorsqu’elle était bébé, tâche qui a été accomplie par ses grands-parents :

AMELIA : Depuis mes trois mois, ils [ses grands-parents] ont commencé me nourrir car ma mère, elle ne me nourrissait presque pas. Alors, ils m’ont mis du lait [dans un biberon] à la place et ils m’ont élevée. Alors, ceux que je considère comme maman et papa, c’est ma grand-mère et mon grand-père. Ma mère, pas du tout […]. Je ne ressens pas ce respect de mère lorsqu’elle me dit quelque chose. Car, en fait, comme elle ne m’a pas du tout élevée, alors je ne donne pas de valeur à ses mots. (E83, 2015)

De leur côté, Juan et Ester, qu’Amelia appelle par les termes très affectueux « mon

Tata » et « ma Nana »78, l’ont toujours considérée comme une véritable fille, en la différentiant de leurs autres petits-enfants. Sur ce sujet, Amelia m’a raconté :

AMELIA : Ils nous ont toujours traités différemment, moi et mes enfants, [par rapport] aux autres petits-enfants […]. Ils ont toujours marqué une différence par rapport à moi, surtout mon grand-père […]. Je pense qu’il avait de la peine, car bon, les autres avaient leur père, mais moi, je n’avais ni père ni mère. (E83, 2015)

De sa part, sa grand-mère a été explicite sur ce point :

ESTER : Depuis toute petite, je l’ai élevée, depuis qu’elle était un tout petit bébé [de guagüita], elle a été là.

MOI : Mais, les autres petits-enfants, vous les avez aussi élevés ? ESTER : Non, c’est seulement elle que j’ai élevée, moi.

AMELIA : Mais, oui, elle aidait quand-même à prendre soin d’eux.

ESTER : À prendre soin d’eux [cuidarlos], oui, mais à les élever [criarlos], comme une maman, ça non, pas à les élever. (E84, 2015)

78 Comme j’aurai l’occasion de le montrer plus tard, sur mon terrain en milieux populaires, les termes utilisés par les individus pour s’adresser aux grands-parents, tantes ou autre parent qui, sans être le père ou la mère biologique, les ont élevés, sont souvent des mots équivalents à « maman » [mami, mamita] et « papa » [papi, papito]. Ou alors, il s’agit de termes particulièrement affectueux qui renvoient indirectement à des rapports de filiation, comme mameña, naná, taita ou tata, lesquels n’ont pas de traduction au français. Voir chapitre 5 (I).

Ester trace ici une distinction nette entre « élever » [criar] et « prendre soin » [cuidar], pour préciser les différents rapports qu’elle a tissés avec ses petits-enfants qui ont habité chez elle, en fonction de la manière dont elle a participé à leur prise en charge quotidienne79. Alors que pour ses autres petits-enfants, elle a plutôt joué le rôle de « mammy », en aidant quotidiennement à leur « soin », elle a joué envers sa petite-fille aînée le rôle de « maman », elle l’a « élevée » à proprement parler.

Durant cette période, avec cinq enfants déjà grands et une petite-fille, les ressources des parents Rojas T. ont alors été investies dans les travaux d’élargissement de leur maison, ce que je montre dans la figure 14-II. Juan, qui a travaillé tout sa vie comme maçon, a ajouté au fur et à mesure deux chambres pour les enfants, ainsi qu’une cuisine et une salle de bain. Cela a permis de libérer de la place dans le bâtiment originel pour en faire un séjour-salle à manger, et d’avoir une chambre pour le couple, où ils ont mis Amelia, dès qu’elle est née. Dans le récit d’Ester :

ESTER : Ils [les agents de l’État] ont fait cela, dans cette picèce, il y avait la cuisine, ici, les toilettes et le séjour, et mon vieux [son mari, Juan] a fait tout cette partie […]. La maison [originelle] arrivait jusqu’aux toilettes seulement, et tout le reste, c’est mon vieux qui l’a fait, vers l’arrière. Il a fait des chambres aux enfants, ce sont celles-là. (E84, 2015)

Peu après la naissance d’Amelia, les aînés des enfants Rojas T. se sont mis en couple et ont eu des enfants. Comme on le verra en détail par la suite, le sitio des Rojas T. est ainsi devenu la scène de la construction de plusieurs « maisons » réciproquement et dynamiquement imbriquées.

79 Cette distinction indigène très fine entre cuidar et criar, « prendre soin » et « élever », que fait Ester, contraste avec l’usage indistinct du mot cuidar que nous avons analysé précédemment à propos des Sabalsa R., et que j’ai traduit par « élever ». Carolina utilisait le mot cuidar indistinctement pour tous ses petits-enfants, pour signaler qu’en les gardant chez elle au quotidien, c’était plutôt dans sa maison qu’ils étaient élevés, et non pas dans leur maison respective. Dans le cas des Sabalsa R., le rapport quasi-filial aux