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CHAPITRE 1. La catégorie allegamiento au Chili : variations sur une conception locale du rapprochement résidentiel familial

II. Silvia « passe » tous les soirs

II.1. L’« appartement d’intérieur »

Pendant que l’on goûtait les biscuits préparés par Silvia, Sergio a commencé à me raconter la trajectoire résidentielle du couple. « Nous nous sommes mariés en janvier de l’année

89 et notre première maison a été un appartement d’intérieur [departamento de interior]» (E59,

2014). C’était la première fois que j’entendais l’expression « appartement d’intérieur » et je lui ai donc demandé de l’expliquer. « Dans la maison de ma sœur […], Gloria, l’aînée […], il y

avait un appartement d’intérieur ». Silvia a ajouté que cet appartement était composé de deux

chambres, un séjour, une cuisine, une salle de bain avec toilettes et « même une petite cour

[patio] indépendante », mais que tout était « très petit » (E59, 2014).

Indépendance dans la dépendance

J’ai alors compris que l’« appartement d’intérieur » constitue un type de résidence ayant deux traits centraux, bien décrits d’ailleurs par sa dénomination indigène60. D’un côté, on dit que c’est un « appartement », car, malgré sa petite taille, mes interlocuteurs le considèrent comme une maison « indépendante »61, c’est-à-dire qui compte avec les installations minimales

vis-à-vis de la maison principale, permettant une certaine autonomie et intimité résidentielle. Selon mes interlocuteurs, l’« appartement d’intérieur » constitue une véritable typologie résidentielle, relativement répandue dans le secteur (« presque toutes les maisons par ici ont

des appartements d’intérieur »). J’ai en fait pu constater l’existence de ces petites maisons

58 Le mari et le père de Silvia ont en fait le même prénom, coïncidence que j’ai voulu conserver dans le choix des noms fictifs.

59 J’ai aussi mené des entretiens avec la sœur cadette de Silvia, Eveline (E66, 2014) et la sœur aînée de Sergio, Gloria (E65, 2014).

60 Selon mes interlocuteurs, l’« appartement d’intérieur » constitue une véritable typologie résidentielle, relativement répandue dans le secteur (« presque toutes les maisons par ici ont des appartements d’intérieur »). J’ai en fait pu constater l’existence de ces petites maisons intérieures dans d’autres maisons que j’ai visitées à San Miguel, ainsi qu’ailleurs sur mon terrain. Ces maisons intérieures appartenaient à un parent du couple (marraine, sœur), qui la leur sous-louait à un prix convenable pendant leurs premières années de mariage. Du fait qu’il y a une forme de location et aussi car la maison est considérée comme « indépendante », cette situation résidentielle particulière n’est pas considérée comme un allegamiento par les enquêtés, mais constitue une situation intermédiaire entre celui-ci et une location formelle. (Commentaire : je ne mettrais pas ça en note de bas de page mais directement dans le corps du texte)

61 La « maison indépendante » est une catégorie indigène assez répandue sur mon terrain, raison pour laquelle l’analyse reviendra sur cette typologie résidentielle à plusieurs reprises, tout au long de la thèse.

intérieures dans d’autres maisons que j’ai visitées à San Miguel, ainsi qu’ailleurs sur mon terrain. Ces maisons intérieures appartenaient à un parent du couple (marraine, sœur), qui la leur sous-louait à un prix convenable pendant leurs premières années de mariage. Du fait qu’il y a une forme de location et aussi car la maison est considérée comme « indépendante », cette situation résidentielle particulière n’est pas considérée comme un allegamiento par les enquêtés, mais constitue une situation intermédiaire entre celui-ci et une location formelle.

Silvia et Sergio ont alors trouvé « juste ce qu’il fallait […] pour débuter » leur vie en commun, et à un prix abordable. « Ce qu’il fallait » renvoie d’abord à la norme de la néolocalité, cristallisée dans le dicton populaire « casado casa quiere » [« qui se marie veut une

maison »]62, souvent évoqué par mes interlocuteurs. Le choix de cette expression) est également lié à une forte valorisation symbolique de la maison avec jardin au Chili. De ce fait, la remarque selon laquelle cette maison avait « même une cour indépendante » est très éloquente.

D’un autre côté, cette maison était en fait bâtie « à l’intérieur » d’une autre maison, celle de Gloria, la sœur aînée de Sergio. Si Gloria n’habitait plus la maison principale à ce moment-là, car elle était partie avec son mari et ses enfants vivre dans le sud du pays pour des raisons de travail, il ne faut pas négliger le fait que cela restait sa maison à elle. Selon son frère,

« Gloria a vécu onze ans dans le Sud, mais sa maison a toujours été celle-là ». En offrant de

louer à un « bon prix » cet appartement à son frère cadet, Gloria a aidé le nouveau couple à accéder à une maison « indépendante ». En même temps, le fait qu’elle soit située

« à l’intérieur » de la maison de la sœur aînée du mari relativise d’une certaine manière cette

indépendance résidentielle mise en avant par mes interlocuteurs. Même en habitant loin pendant plusieurs années, Gloria représente une figure maternelle très proche pour Sergio. Elle est l’aînée et la seule fille d’une fratrie de cinq, dont Sergio est le cadet, leur père étant décédé plusieurs années avant le mariage de Sergio et leur mère ayant 90 ans et étant atteinte de la maladie d’Alzheimer. Selon les mots de Sergio : « ma sœur est celle qui se préoccupe, comme

une mère entre guillemets, de tout le reste [de nous tous], de nous appeler, nous rassembler, s’occuper des problèmes » (E59, 2014).

62 Des dictons similaires existent dans plusieurs pays de langue latine, par exemple le dicton portugais

FIGURE 10 :SCHEMA GENEALOGIQUE DES VARGAS E. EN 2014

SOURCE : ÉLABORATION PERSONNELLE

En même temps que ce type de résidence assure au couple un espace pour développer une vie quotidienne relativement autonome, il renforce leur inscription au sein de la parentèle proche des deux époux. L’« appartement d’intérieur » apparaît ainsi comme un arrangement résidentiel de proximité qui rend possible une sorte d’indépendance dans la dépendance. Comme on le verra plus loin, cette double condition résidentielle se voit renforcée lorsque l’on constate que la maison en question est aussi située à seulement trois rues (« à mois de cinq cents

mètres ») de celle des parents de Silvia, les Erler F. En tenant compte du développement

postérieur de la trajectoire résidentielle du couple, que je montrerais en détail en bas (figure 11), il est clair que cette proximité avec les Erler F. a aussi contribué au choix de la première maison du couple. Selon Silvia, après son mariage, elle a continué à se rendre « toujours » chez ses parents, ce qu’elle pouvait faire quotidiennement à pied.

Or, ce statut résidentiel particulier, dont l’« appartement d’intérieur » chez les Vargas E. constitue une illustration exemplaire, est révélateur d’un aspect du vécu de la proximité résidentielle, qui est transversal sur mon terrain. On pourrait dire que d’une certaine manière toutes les maisons que mes interlocuteurs ont décrites comme étant « à côté » les unes des autres, constituent une variation de l’« appartement d’intérieur » tel qu’il est ici décrit. Assurant à des degrés variables une certaine « indépendance » des noyaux familiaux, ces maisons se trouvent « à l’intérieur » d’une unité résidentielle plus large, dont elles sont dépendantes. L’expérience indigène de la proximité résidentielle semble alors traversée par cette tension entre indépendance et dépendance dans l’organisation quotidienne de la vie domestique des noyaux familiaux.

Concilier deux attentes en tension

En reprenant maintenant l’expression de Silvia, précédemment évoquée, selon laquelle cette première maison, « c’était juste ce qu’il fallait pour débuter », on peut ajouter une nouvelle considération. S’installer dans le petit appartement chez Gloria a en effet permis à Sergio et Silvia d’accorder assez harmonieusement deux attentes auxquelles ils tiennent fortement, mais qui peuvent facilement rentrer en tension. La première, déjà mentionnée, de réussir une indépendance résidentielle du couple marié, marqueur important dans les classes moyennes d’un bon point de départ pour la formation d’un nouveau groupe familial. La deuxième, d’entretenir des liens forts d’interdépendance avec les membres de la famille d’origine des conjoints, notamment les figures parentales.

Comme j’essaierai de le montrer par la suite, bien que Sergio et Silvia n’aient habité cette maison que pendant peu de temps – ils y sont restés deux ans, période au cours de laquelle est né leur premier enfant –, cette maison peut être vue comme une anticipation, autant du point de vue pratique que symbolique, de l’ensemble de la trajectoire résidentielle du couple. Si celle-ci a eu comme constante une proximité résidentielle intergénérationnelle, elle a également été très dynamique, du fait que la quête de conciliation entre autonomie conjugale et interdépendance intergénérationnelle a pris, dans la durée, plusieurs formes. A partir de la restitution de la trajectoire résidentielle de Silvia et Sergio, je propose d’observer en détail certaines des pratiques révélatrices de l’expérience de la proximité résidentielle comme tension et conciliation entre autonomie et dépendance intergénérationnelle63.

La première, c’est celle que les enquêtés appellent « passer », pratique qui constitue la modalité la plus courante de circulation entre les maisons chez les Vargas E. Dans ce sens, on peut la considérer comme une forme de circulation alternative à celle de « déposer les enfants

» décrite plus haut comme prédominante dans la circulation entre les maisons des Sabalsa R.

Si cette dernière témoignait d’une dépendance claire des enfants adultes envers la maison parentale, et d’un certain déni du statut d’autonomie des maisons des enfants, la pratique de

« passer » est beaucoup plus ambiguë et symétrique quant au rapport entre autonomie et

dépendance dans l’expérience de la proximité. La deuxième pratique à analyser est celle d’un va-et-vient, dans le temps long, des enfants adultes par rapport à la maison parentale. On l’avait

63 Dans ce chapitre, j’analyse notamment les rapports résidentiels entre les maisons de Silvia et Sergio et des parents de Silvia. Dans le chapitre 6 (III), j’élargirai le focus d’analyse en considérant aussi les rapports avec les maisons des deux sœurs de Silvia.

déjà entraperçu chez les Sabalsa R., la tension entre autonomie et dépendance intergénérationnelle se déploie dans le temps sous la forme d’une certaine « souplesse » des jeux résidentiels, dans le sens où la décohabitation n’est pas vécue comme un événement radical ni irréversible, ce qui apporte à l’expérience de la proximité un mélange particulier de dynamisme et de continuité.