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L'influence des approches économicistes : stratégies de survie et allegamiento comme « affaire des pauvres »

CHAPITRE 1. La catégorie allegamiento au Chili : variations sur une conception locale du rapprochement résidentiel familial

III. Reformulations savantes de la catégorie allegamiento

III.2. L'influence des approches économicistes : stratégies de survie et allegamiento comme « affaire des pauvres »

III.2. L'influence des approches économicistes : stratégies de survie et allegamiento comme « affaire des pauvres »

La plupart des recherches menées sur l'allegamiento au Chili expliquent ce mode d'organisation résidentielle et, plus largement, les tendances des familles à vivre dans une proximité spatiale étroite, en avançant l’hypothèse d’une « stratégie de survie ». Celle-ci constitue un corollaire des théories de la marginalité mentionnées plus haut. Dans des conditions structurelles de privation multidimensionnelle, les individus mobilisent le seul recours disponible : les réseaux de parenté et d’interconnaissance, lesquels facilitent les formes d’échange et d’entraide nécessaires à la survie quotidienne. Ces deux perspectives, intimement liées, ont été très influentes dans les sciences sociales en Amérique Latine à partir des années 1970. Selon Wallace (2002), le concept de household strategies a été utilisé pour la première fois dans des recherches menées en Amérique Latine et en Afrique au début des années 1970, à propos de l’étude des pratiques économiques des populations urbaines vivant dans la pauvreté, notamment dans le cadre de l’économie informelle. Dans la même ligne, Schmink (Schmink 1984) affirme que Duke et Pastrana ont utilisé le concept de family survival strategies pour la

toute première fois en 1973, dans une étude sur des familles pauvres habitant la périphérie de Santiago. Selon cette auteure, l’approche des stratégies de survie a été explicitement encouragée en Amérique Latine, depuis 1978, par le Programme de Recherche Sociale sur la Population en Amérique Latine (PISPAL).

Globalement, les auteurs souscrivant à cette approche affirment que, pour faire face aux contraintes matérielles critiques, les individus recourent à la parentèle afin de restructurer les morphologies résidentielles, en réduisant les coûts de la vie et en augmentant les sources d’obtention de ressources au niveau des unités domestiques. On retrouve explicitement cette idée dans la définition de l’allegamiento prédominante dans la littérature chilienne précédemment évoquée, à savoir, « la stratégie utilisée par les ménages et les familles afin de

résoudre le manque de logements, en partageant un logement avec un autre ménage ou une autre famille » (CASEN).

Stratégies de survie et rationalité

D'un point de vue théorique, la notion de « stratégie » met l'accent sur la capacité d’agencement des individus face aux contraintes structurelles (Fontaine et Schlumbohm 2000 ; Schmink 1984). Ainsi, « [...] the strategies of households could shape the environment instead of only being shaped by it » (Wallace 2002, p. 276). Un tel agencement est conçu ensuite en termes de rationalité économique, car il poursuit l'optimisation du bien-être matériel des unités domestiques, que ce soit à travers la réduction des coûts (économies d'échelle) ou la mise en place de mécanismes de solidarité et d’entraide :

[Les] actions de survie économique des urbains en situation de pauvreté [...] supposent de profiter des économies d'échelle et de la solidarité liée à la cohabitation, par exemple, retarder l'émancipation des enfants (afin de retenir leurs apports économiques ou les soutenir dans leur incapacité économique à former une famille) et des stratégies de rapprochement [arrimo] avec d'autres parents et non parents, où le domicile élargi sert comme système de sécurité sociale. (Camilo Arriagada 2003, p. 43)

Ainsi, des choix résidentiels apparemment irrationnels, car portant atteinte à la quête d’autonomie des familles nucléaires, se montrent rationnels quant à l’optimisation du bien-être matériel collectif (Arriagada, 2003 ; Schmink, 1984). Le rapprochement résidentiel entre familles apparentées constituerait alors une solution stratégique optimale (Saenz et DiPaula 1981). En tant que réponse critique aux perspectives qui ont décrit la pauvreté « as a set of

théorie de la « culture de la pauvreté » d’Oscar Lewis à la fin des années 1970 (Lewis 2004) – l’approche des stratégies de survie constitue un effort pour relever « the active, resourceful role played by the poor in providing for their own sustenance despite their lack of access to services and to an adequate income » (Schmink 1984, p. 88).

Parmi les ouvrages les plus importants de cette approche et qui ont le plus fortement influencé l’étude sur l'allegamiento au Chili, se trouve celui que Larissa Lomnitz a publié en 1975, Cómo sobreviven los marginados ?42. À travers une ethnographie approfondie d'un bidonville de la périphérie de la ville de Mexico, Larissa Lomnitz décrit le mode prédominant d'organisation domestique qui s’y met en place en fonction de deux caractéristiques. Du point de vue de l'espace, il s'agit d'une tendance des familles apparentées à se rapprocher de manière très dense, comme le montre la figure 5. Du point de vue des pratiques, on constate « un échange intense de biens et services » entre les familles ainsi rapprochées :

S’il recourt bien aux relations sociales traditionnelles (la famille, le compérage, l'amitié), ce système n'a pas seulement un arrière-goût de modalités économiques primitives et caduques, mais constitue une réponse évolutive, pleinement vitale et vigoureuse aux conditions extrêmes de la vie marginalisée. (Ibid., p. 11-12 traduction libre de l’espagnol)

Cette organisation résidentielle qu'elle appelle « unité domestique de type complexe » est pour Lomnitz le centre névralgique de la production d'un réseau plus large « d'entraide fondé sur la réciprocité » entre parents et voisins, lequel constitue « le mécanisme socioéconomique » qui vient se substituer au manque de sécurité sociale, en résolvant « positivement le problème de l'adaptation à un milieu urbain hostile » (Larissa Lomnitz 1975, p. 27-28)43. Ce tiraillement au sein de la recherche entre une description dévalorisante de l'allegamiento comme « notion cible » et une description qui la valorise comme « solution rationnelle optimale » n'est pas encore résolu. À mon avis, cette tension dérive en partie du manque d’autonomie de la recherche en sciences sociales par rapport aux enjeux des politiques publiques en la matière.

42 Paru en espagnol en 1975 (Larissa Lomnitz 1975), une version anglaise de cet ouvrage a été publié en 1977 sous le titre Networks and Maginality. Life in a Mexican shantytown (Larissa Lomnitz 1977).

43 Il est intéressant de souligner que, tandis que ce premier ouvrage de Lomnitz a eu de fortes résonances pour la recherche au Chili, l’étude qu'elle a faite plus tard sur une centaine de familles appartenant aux milieux aisés et moyens de la ville de Mexico, est restée presque totalement inconnue. Cette deuxième étude, Una familia

de la élite mexicana: parentesco, clase y cultura 1820-1980 (Larissa Lomnitz et Lizaur 1978) lui a permis de

relativiser ses résultats précédents s’agissant des stratégies de survie et de distinguer plus finement ce qui, par rapport aux modes d'organisation résidentielle des familles, est attribuable aux conditions de vie propres à chaque milieu socioéconomique de ce qui est transversal à l’ensemble de la population. Comme on le verra plus tard, ce dernier travail de l’auteure, et notamment sa thèse de « la grande-famille trigénérationnelle comme unité basique de solidarité », sera fondamental à l’heure d’interpréter les résultats de ma thèse.

FIGURE 5 :EXEMPLE D’UNE « UNITE DOMESTIQUE DE TYPE COMPLEXE » A MEXICO SELON LOMNITZ 1975

SOURCE : LOMNITZ 1977, P. 137

Deux sous-approches des stratégies de survie et une prophétie auto-accomplie

Il est possible de distinguer deux sous-approches parmi les travaux recensés sur l'allegamiento comme stratégie de survie. La première comprend les perspectives plus proches de la théorie économique de l'utilité marginale et une logique d'enquête quantitative (Arriagada, Icaza et Rodríguez 1999 ; Espinoza 1993 ; Espinoza et Icaza 1991 ; Ibarra 2005 ; Mercado 1992 ; Mercado 1993 ; Ministerio de Hacienda 2008 ; Prieto 2001 ; Torche 1993 ; Urmeneta 1993). La deuxième est issue de la socio-anthropologie économique et des enquêtes ethnographiques (Bustamante et Sagredo 2009 ; Centro de Investigación Social (CIS) 2014 ; France 1991 ; Green 1988 ; Mayol 1988 ; Peliowski 1993 ; Saborido 1985). Ces deux sous-approches se sont développées de façon relativement parallèle et sans un réel dialogue, ce qu’à mon avis a contribué à produire une logique de prophétie auto-accomplie quant à l’explication de la quête de proximité résidentielle entre familles apparentées comme une « affaire de pauvres ».

Dans la première sous-approche, d'inspiration économique et quantitative, on voit un intérêt pour la comparaison des morphologies résidentielles des ménages selon les niveaux socioéconomiques. Les résultats montrent systématiquement une association négative entre

allegamiento et décile de revenus (figure 6), ce qui soutient apparemment l’hypothèse du

rapprochement résidentiel comme stratégie de survie et comme une affaire des pauvres. Dans des contextes, comme le Chili, à parenté cognatique et valorisation de la néolocalité, il est prévisible que, considérées exclusivement à l’échelle du ménage, les proximités résidentielles familiales se concentrent au sein des groupes ayant le moins de ressources, comme cela a été suggéré pour d’autres contextes (voir, pour la France, Bonvalet, 2003 ; Bonvalet & Lelièvre, 1995 ; pour l’Italie, Pfirsch, 2008). Or, la considération exclusive du ménage comme unité d’analyse rend la recherche aveugle aux formes de rapprochement résidentiel entre groupes familiaux non-corésidents, situation qui pourrait, par contre, avoir une prévalence plus importante dans les milieux moyens et aisés de la ville. Autrement dit, le fait de reprendre de manière acritique l’unité d’analyse du ménage fait de l’interprétation des résultats obtenus une démonstration de l’hypothèse des stratégies de survie, bref une prophétie auto-accomplie.

FIGURE 6:TYPE D’ALLEGAMIENTO PAR DECILES DE REVENUS DANS LA REGION METROPOLITAINE (2011)

SOURCE : ÉLABORATION PERSONNELLE A PARTIR DE CASEN 2011

Dans la deuxième sous-approche, d'inspiration socio-anthropologique et ethnographique, on constante une définition plus large de la proximité résidentielle familiale. Même si le ménage y occupe une place centrale comme unité d’analyse, les auteurs, du fait d’une approche inductive, s'intéressent aussi aux pratiques domestiques qui dépassent ses contours. Comme les travaux de Lomniz précédemment évoqués en témoignent, l'analyse

incorpore ici une diversité morphologique des pratiques de la proximité familiale, qui est absente dans l’analyse quantitative. Cela dit, du fait que ces travaux ont pour cadre les « classes populaires » ou la « marginalité urbaine », leurs terrains ont été systématiquement limités à des contextes de pauvreté. Ainsi, qu'on les décrive comme des habitus ou des « modes d'habiter » des pauvres, ou bien comme des « stratégies de survie », on finit inévitablement par attribuer la complexité observée dans l’organisation résidentielle de la vie familiale à une particularité des populations urbaines pauvres, en mobilisant des explications ad hoc. Que ce soit par la limitation de la proximité résidentielle familiale à l’échelle du ménage ou par la restriction de l’étendue de l’observation empirique aux milieux démunis, la démonstration des approches en termes de stratégies de survie analysant le rapprochement résidentiel familial comme une affaire des pauvres semble devoir beaucoup à une prophétie auto-accomplie. On ne peut dépasser cet obstacle que par un élargissement simultané de l’unité d’analyse au-delà du ménage et des contextes d’observation au-delà de la pauvreté.

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L’importation et la reformulation dans le langage savant de la catégorie indigène de l’allegamiento comme un arrangement résidentiel spécifique semble être caractéristique du cas chilien. Dans cette section, j’ai essayé de montrer les aspects fondamentaux de ce processus par lequel un mot indigène a été transformé d’une « notion » d’usage commun à un « concept » d’usage technique. J’ai identifié deux sources majeures qui ont contribué à façonner ce processus : les politiques publiques du logement social, d’un côté, et la tournure économiciste des sciences sociales en Amérique Latine, de l’autre.

La standardisation et l’opérationnalisation de l’allegamiento – processus cristallisé par la mesure officielle incluse depuis 1990 dans l’enquête nationale sur les ménages – ont été le résultat d’une collaboration étroite entre les politiques publiques de logement et la recherche appliquée, ou plus exactement, d’une subordination acritique de cette dernière aux catégories politico-administratives. Si elle trouve son origine dans le contexte de la crise inédite du logement populaire urbain qu’a expérimenté le pays autour des années 1980, il est possible observer sa pérennisation jusqu’à présent. D’un côté, la reformulation savante de la catégorie de l’allegamiento a été très productive en ce qui concerne l’accumulation de données statistiques fiables sur le long terme. De l’autre, la dépendance de la recherche à l’égard des

politiques publiques a eu comme contrepartie un fort réductionnisme dans l’observation du phénomène des proximités résidentielles familiales au Chili.

Comme j’ai pu l’expérimenter dans le cadre de ma propre enquête, il s’agit d’abord de l’existence de certains « obstacles épistémologiques » (Bachelard 1999 [1934]). J’en ai distingué trois fondamentaux : le premier tient à l’opposition entre famille nucléaire et famille étendue, du fait que cette dernière est conçue comme le résultat du manque de logement et le rapprochement résidentiel familial comme un sacrifice obligé de l’autonomie nucléaire. L’allegamiento constitue ainsi une « catégorie cible », c’est-à-dire dont l’élaboration n’est pas

orientée par la compréhension du phénomène mais par son éviction. Le deuxième obstacle

découle de la limitation de l’unité d’analyse du rapprochement résidentiel familial à la catégorie statistique-administrative du ménage. Cela entraîne une minimisation des morphologies et pratiques de proximité qui dépassent les barrières du logement. D’un côté, on restreint la capacité d’observer les dynamiques territoriales et relationnelles des rapprochements résidentiels familiaux, et, de l’autre, on explique en partie l’idée, bien installée mais jamais démontrée dans la recherche chilienne, que la quête de proximité est une « affaire des pauvres ». Enfin, le troisième obstacle est lié aux biais économicistes présents autant dans les logiques des politiques publiques que dans les théories des stratégies de survie. Dans la modélisation et les explications de l’allegamiento, on surestime la dimension économique, du point de vue du rôle causal attribué aux conditions matérielles déficientes (en premier lieu, le manque de logements), et aussi quant à l’attribution d’une logique rationnelle de maximisation qui oriente l’action des individus au niveau de la vie domestique. Par conséquent, on sous-estime, voire occulte complètement, le rôle que peuvent jouer les logiques et les pratiques qui renvoient à l’ordre de la parenté. Cette limitation n’est qu’un symptôme de l’aveuglement très généralisé sur le rôle de la parenté autant dans les politiques publiques que dans les sciences sociales au Chili, trop influencées par des modèles sociologiques construits autour du principe de la nucléarisation de la famille moderne et sur la base d’une sorte d’opposition radicale entre famille nucléaire et famille élargie.

Au-delà de ce réductionnisme pour ainsi dire scientifique, on pourrait aussi avancer que la réappropriation technique de la catégorie allegamiento a entraîné un réductionnisme sémantique, c’est-à-dire un appauvrissement de l’étendue et de la complexité de l’horizon des significations qu’elle est capable de mobiliser dans le contexte de son usage courant, et par

conséquent, de sa capacité à saisir la complexité du phénomène empirique qu’elle est censée nommer.

Conclusion du chapitre

Ce chapitre a été consacré à la restitution de la catégorie chilienne de l’allegamiento, en partant d’une analyse autoréflexive. Cela m’a semblé incontournable pour commencer cette thèse, puisque cette catégorie indigène, très répandue localement autant dans le langage commun que savant, jouit d’une véritable hégémonie lorsqu’il s’agit de nommer, signifier, comprendre et valoriser la question du rapprochement résidentiel familial au Chili et qu’elle a, par conséquent, façonné significativement mon regard sur mon objet d’étude.

Cet exercice a été mené sur trois niveaux. Dans un premier niveau, développé dans la première section, j’ai cherché à restituer ma première familiarisation avec les significations du mot allegamiento, telles qu’elles apparaissent dans l’histoire de Victoria, femme de ménage que j’ai côtoyée intimement depuis mon enfance. J’ai ainsi souligné l’imbrication entre le processus jamais achevé de fabrication de la maison de Victoria et celui, également sans fin, de l’allegamiento de ses enfants, c’est-à-dire l’installation chez elle de la majorité de sa descendance, jusqu’à quatre générations. Par cette analyse, j’ai pu saisir trois significations majeures du vécu de l’allegamiento pour Victoria : l’allegamiento comme ancora, comme

fatum et comme praxis. D’abord, les enfants adultes s’accrochent à la maison parentale comme

à une ancre solide sur laquelle prendre appui pour réussir à former leur propre famille. En ajoutant des pièces à la maison principale, l’allegamiento de plusieurs générations de descendants produit une morphologie familiale « à couches », où l’existence de chacun est inséparable de la proximité permanente et étroite des autres. Cela fait de la filiation, dans un sens très large, un lien fortement structurant, l’ancora du vécu de la parenté. Ensuite, j’ai souligné la forte prégnance dans le discours de mes interlocutrices sur l’allegamiento d’un langage où l’accueil inconditionnel et sans limitation de durée des enfants est vécu comme une fatalité, un fatum face auquel il n’y a « rien à faire » ni « rien à dire ». Il faut l’accepter malgré ses coûts, qui vont jusqu’à la perception d’une aliénation de soi-même par la perte de maîtrise sur sa propre maison, dans le cas des parents, ou d’une difficulté pour s’affirmer comme des individus autonomes, pour les enfants. Enfin, apparaît aussi dans ce vécu de l’allegamiento une

sorte de fierté face à l’action presque héroïque des parents acceptant le poids que représente l’accueil inconditionnel de leur descendance, geste dans lequel réside finalement la capacité d’agencement et la source ultime de valorisation de soi-même. Cette valorisation, très ambiguë et jamais manifestée à l’état pur dans un discours entremêlant regrets et fierté, doit être renvoyée aux sources mêmes de la praxis de la parenté et, au sein de celle-ci, de l’ontogenèse ou constitution des individus en tant que personnes. C’est en accueillant et en étant accueilli que la parenté se fait elle-même et que l’on devient quelqu’un. En définitive, avec sa solidité et sa durabilité, son inexorabilité et sa portée, dans la vie de Victoria et des siens, l’allegamiento semble être très loin d’une simple situation transitoire mise en place pour résoudre les nombreuses difficultés que leur impose la vie domestique. Il se montre plutôt comme un mode constitutif d’habiter. En analysant les ambiguïtés de l’allegamiento dans le discours de Victoria, j’ai identifié enfin une tension fondamentale entre dépendance et autonomie, entre la continuité de la dépendance filiale comme condition de sa propre stabilité et réalisation, et les obstacles que cela impose face au désir et la quête de chacun pour devenir quelqu’un pour soi-même.

Le deuxième niveau de l’analyse, exposé dans la deuxième section, correspond à l’analyse lexicale et étymologique du mot allegamiento. Il s’agissait d’encadrer les significations qui étaient inséparables de l’expérience de vie concrète de Victoria, dans l’horizon sémantique plus large du mot. Pour cela, j’ai mené une analyse du verbe espagnol

allegar et de ses dérivés allegamiento et allegado(a). En premier lieu, j’ai recensé l’ensemble

des significations actuelles et désuètes de ces mots dans la langue espagnole en général. J’ai ainsi retrouvé, entre autres, les idées de rapprochement spatio-temporel entre des personnes ou des choses, de parenté, d’amitié et d’intimité, et même de coït ou rapport sexuel. Comme fil rouge unissant ces différents sens, j’ai saisi l’idée d’un rapprochement en même temps physique et relationnel, particulièrement intime et étroit, entraînant un fort degré d’imbrication entre les choses ou personnes ainsi rapprochées. Ensuite, j’ai proposé de faire un détour étymologique par les racines latines du verbe allegar, dans le but d’aller plus loin dans la compréhension de son horizon sémantique. En intégrant aussi les traductions françaises de ces termes, j’ai relevé et analysé trois sources étymologiques, toutes dérivées d’usages nautiques et politico-militaires, et ayant plusieurs points de convergence entre elles : applicāre/plicāre (« approcher »,

« arriver », « plier ») ; ligius (« allegéance », « lige ») ; et ligare/alligare (« lier », « allier »).

En plus de confirmer les sens trouvés dans l’espagnol moderne, cet exercice m’a menée à deux découvertes additionnelles. En premier lieu, l’imbrication de cette modalité étroite de rapprochement physique et relationnel avec un territoire familier et sûr, un espace domestiqué

sur lequel le rapprochement se fonde et où il a lieu. Deuxièmement, la forme asymétrique du