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La sociologie configurationnelle de Norbert Elias

CHAPITRE 3. L’approche configurationnelle : nouveaux sentiers conceptuels pour l’étude des proximités résidentielles familiales

I. Autour du « ménage » : constructions et déconstructions d’une unité d’analyse hégémonique

II.1. La sociologie configurationnelle de Norbert Elias

Mon intérêt pour la sociologie configurationnelle d’Elias s’est accru au fur et à mesure que j’ai découvert des recherches récentes qui en étaient les héritières et que j’ai pu constater l’efficacité de cette sociologie pour saisir ce que j’observais sur mon terrain à Santiago. L’approche théorique éliassienne est ainsi devenue la pierre angulaire de ma recherche, dans laquelle j’ai intégré non seulement plusieurs formulations empruntées à l’idée de « configuration », mais aussi les apports des autres travaux critiques de l’approche du ménage, que j’ai mentionnés précédemment.

97 Sans reprendre explicitement le terme de « configuration », dans ses premières définitions du concept de « maisonnée », Florence Weber signale l’influence que les idées de « chaînes d’interdépendance » et d’homines

aperti d’Elias ont eu sur sa formulation de la maisonnée (Weber 1998, p. 245). Sybille Gollac, quant à elle, utilise

parfois le terme « configuration résidentielle » dans le cadre de son analyse des maisonnées, même si elle ne développe pas le concept, ni ne signale une quelconque relation théorique entre ce terme et celui de configuration formulé par Elias (Gollac 2011, p. 215 et ss.).

Je propose, dans cette section, une lecture synthétique de l’approche configurationnelle d’Elias, en soulignant quatre éléments qui me semblent particulièrement importants pour son application à l’étude de l’inscription résidentielle de la vie domestique. Premièrement, la place centrale de l’interdépendance dans la modélisation sociologique et ses implications pour dépasser certains clivages des sciences sociales, par exemple, entre individu et société et entre théorisation et analyse empirique. Deuxièmement, le caractère radicalement inductif et non-normatif du concept de configuration sociale, et en particulier le compromis entre abstraction et concret qu’il mobilise, ce qui en fait un concept très maniable et efficace pour saisir des phénomènes complexes et dynamiques à plusieurs échelles. Troisièmement, l’attention portée par Elias aux jeux de tensions et d’antagonismes dans la production des configurations sociales, au sein desquelles s’entremêlent des rapports d’affection et de pouvoir. Quatrièmement, le caractère multidimensionnel et dont l’ancrage spatio-temporel des configurations sociales.

La centralité théorique de l’interdépendance

« Le concept de configuration attire notre attention sur les interdépendances humaines » (Elias 1981, p. 160). Comme l’affirme cette courte phrase, la sociologie configurationnelle développée par Norbert Elias98 met le phénomène de l’interdépendance (Interdependenzgeflecht) au cœur du regard sociologique, en le considérant comme, selon les mots de Robert Chartier, « la matrice constitutive de la société » (Elias 1991a, p. 13). L’interdépendance est pour Elias le résultat de « processus d’interpénétration », c’est-à-dire de relations récurrentes entre des unités différenciées, mais dont l’existence des unes n’est pas possible sans l’existence des autres.

En mettant l’accent sur les processus ou « chaînes » d’interdépendance, Elias cherche à dépasser la supposée séparation quasi-ontologique entre société et individu qui caractérise, pour lui, la théorie sociologique classique (Elias 1991a). Il considère que l’interdépendance sociale n’est pas le produit a posteriori de l’action individuelle, contrairement à ce qu’affirme la théorie de l’action weberienne, mais la condition de possibilité de toute action individuelle et de toute

98 Selon Widmer and Jallinoja (2008), l’approche configurationnelle aurait été développée de manière parallèle, à partir des années 1930, par Norbert Elias dans le champ de la sociologie et par Jacob L. Moreno dans le champ de la psychologie sociale. Malgré ces différences disciplinaires, selon Widmer and Jallinoja, il y aurait beaucoup de proximité entre ces deux visions, ce qui s’explique en partie par l’influence commune de la Gestalt. Or, il est clair que la version développée par Moreno n’a pas eu une résonance comparable à celle d’Elias dans les sciences sociales contemporaines.

individualité elle-même. Dans une formulation assez proche du concept phénoménologique d’intersubjectivité (Schütz 1973 ; Toren 2009), Elias affirme que :

C’est l’ordre de ce réseau permanent qui ne commence nulle part, c’est l’histoire de ses relations qui font la nature et la forme de la personne individuelle. Même la nature et la forme de sa solitude, même ce que l’individu ressent comme son ‘intériorité’ reçoivent l’empreinte de cette histoire – l’empreinte du filet de relations humaines dont il est l’un des nœuds et au sein duquel il vit et accède à son individualité. (Elias 1981, p. 71).

Cela dit, Elias évite de tomber dans l’autre extrême de la polarisation sociologique selon lequel l’individu ne serait que le produit des structures et fonctions d’une entité collective préexistante. Il reproche ainsi aux perspectives structuro-fonctionnalistes de s’appuyer sur des réifications conceptuelles, telles que la « société », la « structure » ou l’ « ensemble », en octroyant « aux relations mêmes un caractère d’objet immuable », ce qui rend « difficile de percevoir les différentes perspectives possibles inhérentes à toutes les relations humaines » (Ibid., p. 151). Selon lui, lorsque l’on décrit le niveau de l’organisation supra-individuelle de la vie sociale par des concepts trop rigides, on se le représente comme « quelque chose de fermé sur soi-même […] aux contours bien définis, revêtant une forme directement tangible et une structure visible, plus ou moins évidente […]. Or […] ce sont toujours des ensembles plus ou moins inachevés. » (Elias 1991a, p. 47-48).

« Configuration sociale » : un concept maniable et une approche inductive

Le défi, pour Elias, était de trouver un « outil conceptuel maniable », capable de dé-substantialiser la distinction entre individu et société, et de situer l’un et l’autre dans un rapport de symétrie et de conditionnalité réciproque. En même temps, il cherchait à développer une conceptualisation destinée à rendre fluide et bidirectionnel le passage entre modélisation théorique et analyse empirique, deux démarches devenues de plus en plus polarisées dans la pratique sociologique contemporaine (Elias 1987).

C’est dans le concept de « configuration » (Figuration) que l’auteur a trouvé les moyens pour dépasser ces deux clivages de la tradition sociologique. Selon l’analyse de Roger Chartier, une configuration sociale pour Elias consiste à :

Une formation sociale dont la taille peut être fort variable (les joueurs d'une partie de cartes, la société d'un café, une classe scolaire, un village, une ville, une nation), où les individus sont liés les uns aux

autres par un mode spécifique de dépendances réciproques et dont la reproduction suppose un équilibre mobile de tensions. (Elias 1985, p. X)

Par définition, on y est face à une causalité circulaire, car une configuration quelconque est le produit des réseaux de relations émergentes, variées et changeantes entre les unités qui participent à sa production, mais sont en même temps constituées par ces réseaux (Motta 2014, p. 127-128). Pour mieux expliquer son modèle, Elias utilise l’analogie du jeu, en signalant que « le déroulement de la partie offre une autonomie relative par rapport à chacun des joueurs […] mais il n’a pas de substance et d’existence propres, ce n’est pas un être indépendant des joueurs ». (Elias 1981, p. 157). Mais, il prend ensuite la précaution de souligner que si une configuration n’a pas une substance indépendante, elle est loin d’être une abstraction ou un idéal-type. Au contraire, le statut de réalité des joueurs est le même que celui du jeu, et « il serait vraiment absurde de qualifier chacun des joueurs, pris en lui-même, de ‘concret’, et de qualifier la configuration changeante ‘d’abstraite’ » (Ibid.).

De cette manière, le concept éliassien de configuration combine de manière notable l’abstraction – car il ne suppose pas d’existence substantielle indépendante – et le concret – car il n’est jamais équivalent à une idée. On pourrait le considérer alors comme un exemple privilégié d’une « catégorie intermédiaire » (Pina-Cabral 2014a), puisque destinée à relier l’analyse empirique et la modélisation théorique. Ce compromis particulier entre abstraction et concret fait de la notion de configuration un concept extrêmement flexible et propice à la comparaison, à condition que sa définition soit minutieusement accordée en fonction de chaque phénomène étudié, ce dont les analyses historico-ethnographiques menées par Elias lui-même fournissent le meilleur exemple (Elias 1997 ; Elias 1985 ; Elias 2003 ; Elias et Scotson 1997).

Ce qui apparaît aussi dans l’analogie du jeu, c’est le caractère radicalement inductif du concept de configuration sociale. Armé de cet outil, le chercheur n’assume pas à l’avance la délimitation des contours d’un phénomène social quelconque, mais il est censé les restituer par l’analyse des pratiques relationnelles et des cadres interprétatifs et moraux qu’il peut saisir à partir de l’observation d’un terrain ou l’analyse d’une source de données. Selon Widmer and Jallinoja, par contraste avec le concept de household, celui de « configurations concern actual relationships rather than official groupings as defined by organizational charts, administrations, or census offices » (2008, p. 4). Selon Elias :

On ne peut comprendre les relations humaines si l’on part de cette idée tacitement admise selon laquelle toute norme, ou toute règle, existerait en quelque sorte ab ovo. On s’enlève ainsi toute possibilité de se

demander ou d’observer comment et dans quelles circonstances se normalisent les relations. (Elias 1981, p. 86)

Ainsi, on peut dire que le concept de configuration est délibérément minimaliste, puisque s’il permet de modéliser l’observation sociologique sous certains cadres théoriques, il n’impose pas à l’avance des contenus ou formes, mais suppose le caractère émergent et non aprioristique des formes sociales. Cette approche incite plutôt à restituer de manière minutieuse les relations d’interdépendance et leurs contours telles qu’elles prennent place, se matérialisent, se stabilisent ou se transforment de façon effective.

Jeux de tensions, pouvoirs et affects

Selon Elias, comme le montre l’exemple du jeu ou de la guerre, l’interdépendance constitutive d’une configuration sociale n’est pas seulement faite de la coopération entre des individus ou groupes d’individus. Elle est aussi et fondamentalement issue des tensions produites par la confrontation entre les perspectives irréductibles des individus ou des groupes en relation :

Au centre des configurations mouvantes, autrement dit, au centre du processus de configuration, s’établit un équilibre fluctuant des tensions, un mouvement pendulaire d’équilibre des forces, qui incline tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ces équilibres de forces fluctuants comptent parmi les particularités structurelles de toute configuration. (Elias 1991b, p. 158)

C’est pourquoi l’auteur considère l’inimitié, le conflit et l’antagonisme comme des formes particulièrement puissantes d’interdépendance entre individus, factions ou groupes. Cette posture lui permet de considérer sur un même plan d’égalité deux types de rapports sociaux souvent présentés comme opposés : les relations de pouvoir et les affects. Comme il cherche à le démontrer dans ses analyses historico-ethnographiques, pouvoir et affects fonctionnent souvent ensemble et constituent les plus puissantes sources de production de l’interdépendance humaine. Elias adresse ainsi une autre critique à la théorie sociologique classique, celle de négliger la pertinence sociologique des affects99. Trop intéressés par l’étude

99 Sur l’affection comme forme radicale d’interdépendance, ce paragraphe sur la mort semble particulièrement illustratif : « La mort de la personne aimée ne signifie pas qu’un événement s’est produit dans le ‘monde extérieur’ du survivant, c’est-à-dire sur le plan social, et qu’il intervient comme ‘cause externe’ dans sa vie intérieure. Il ne suffit pas non plus de dire qu’il s’est passé ‘là’ quelque chose qui trouve ‘ici’ un retentissement. De telles catégories sont impuissantes à rendre compte du lien affectif qui existe entre le survivant et la personne aimée. La mort de cette dernière signifie qu’il a perdu une partie de lui-même. L’une des valences de la configuration que forme l’ensemble des valences saturées et non saturées s’était fixée sur l’autre personne. Elle est morte, une partie intégrante de lui-même, de son image ‘moi/nous’ s’est brisée. » (Elias 1981, p. 165)

des liens « impersonnels », les sociologues rejettent les liens émotionnellement constitués, en les considérant comme des objets propres à la psychologie. Or, de même que les rapports de pouvoir ne s’imposent pas seulement « du haut », dans les grands actes solennels des hommes politiques et de l’agir des institutions, mais émergent aussi « du bas », dans les gestes quotidiens les plus banaux, ce qu’Elias nomme « circulation des contraintes », les affects ne sont pas exclusifs des rapports intimes et personnels, mais cimentent aussi les configurations sociales les plus larges, au point que pouvoir et affects se montrent fortement entremêlés.

L’ancrage spatio-temporel des configurations sociales

Trois dimensions sont foncièrement inscrites dans la notion éliassienne de configuration : sociale, temporale, spatiale. Autrement dit, l’attention que l’auteur porte au caractère émergent des interdépendances humaines – telle que nous venons de l’évoquer – a pour corollaire une mise en valeur des conditions spatio-temporelles dans lesquelles ces interdépendances ont lieu historiquement.

Quant à la temporalité, selon Elias, « quel que soit le point de vue d’où on les observe, [les configurations] restent dans la sphère du temps, c’est-à-dire ouvertes sur le passé et sur l’avenir » (Elias 1991a, p. 47-48). Comme le souligne Florence Weber dans la présentation de la traduction française de l’article The retreat of sociologist into the present, la modélisation configurationnelle « ne fait pas intervenir une causalité au sens mécanique du terme mais des processus, c’est-à-dire des configurations en mouvement, dans lesquels l’interdépendance de tous ne produit de la stabilité […] que par accident » (Chauvin et Weber 2003, p. 133). L’accent porté par Elias sur le long terme dans son analyse configurationnelle et sa critique aiguë de la tendance au « rétrécissement » des travaux sociologiques contemporains sur l’analyse du présent (Elias 1987), ne le conduisent pas à s’intéresser uniquement à l’étude des micro-temporalités qui se jouent dans les interactions denses de la vie quotidienne. Pour Elias, en effet, les configurations sociales s’inscrivent dans une pluralité de temporalités interconnectées qui peuvent s’élargir ou se rétrécir selon la perspective de l’observateur (Elias 1996)100. S’agissant de la dimension spatiale des configurations, Elias affirme que :

100 Cela se décline au niveau de son programme de recherche, dans les deux « faces », pourtant fortement entremêlées, de sa sociologie : « une face ethnographique, attentive aux processus qui s’autoengendrent en une sorte de réaction en chaîne et transforment les situations de l’intérieur (en cercle vicieux ou en cercle vertueux) », face plus attentive aux processus d’interconnaissance et de coprésence, et « une face macrohistorique, qui dresse

Toutes [les formes d’intégration sociale sont] reconnaissables à certains types d'organisation de l'espace. […] S'il est vrai que le genre ou le type de ces rapports ne saurait s'exprimer d'une manière essentielle et exhaustive par des catégories spatiales, ces dernières ont toujours aussi une signification précise. […] C'est pourquoi le reflet d'une unité sociale dans l'espace, le type de son organisation spatiale, représentent d'une manière concrète, au sens le plus strict du terme, ses particularités. (Elias 1985, p. 19)

Cela dit, l’importance accordée à la spatialisation des processus configurationnels est peut-être plus flagrante dans les analyses historico-ethnographiques de l’auteur que dans ses formulations théoriques. La société de cour est probablement l’ouvrage où la vision d’Elias sur la spatialisation des configurations est la plus claire, notamment dans le premier chapitre consacré à l’analyse des « structures et significations de l’habitat » chez les courtisans de l’Ancien Régime (Elias 1985). C’est par l’analyse détaillée des « manière des hommes de cour de résoudre le problème de leur habitation », qu’Elias fait émerger des aspects fondamentaux des configurations sociales constitutives de la société de cour. C’est le cas, par exemple, de l’analyse du rôle de la multi-résidence et des circulations permanentes entre plusieurs résidences situées en ville et à la campagne, ou encore de la place q’occupe l’antichambre comme « expression de ce voisinage spatial doublé d’une grande distance sociale, de ce contact intime allant de pair avec une séparation rigoureuse de deux couches sociales » (Ibid., p. 26). Dans son analyse des caractéristiques architecturales de l’hôtel, type par excellence de résidence urbaine des membres de la noblesse courtisane, Elias retrouve également dans le dédoublement symétrique et distantié des habitations du mari et de la femme, une clef pour comprendre les formes uniques d’interdépendance conjugale et de genre dans ce milieu social (Ibid., p. 27).

II.2. Configurations résidentielles et familiales : réappropriations contemporaines