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CHAPITRE 1. La catégorie allegamiento au Chili : variations sur une conception locale du rapprochement résidentiel familial

I. Jacinta « vit à côté »

I.2. Une maîtrise pratique des déplacements

Quelques jours après l’entretien familial dont j’ai fait mention, j’ai rencontré Jacinta chez elle. Là, nous avons pu parler de manière plus approfondie de son propre parcours résidentiel et j’ai pu accéder au regard particulier que Jacinta porte sur l’histoire résidentielle de sa famille d’origine. En 2008, Jacinta et son mari ont acheté leur maison, celle à laquelle fait référence la blague. La naissance de leur première fille, Julia, se rapprochant, le couple avait quitté la « petite maison » qu’ils louaient depuis leur mariage pour s’installer transitoirement chez les parents de Jacinta, en attendant que les travaux d’aménagement de leur nouvelle maison soient terminés. Leur fille Julia est née et a passé ses trois premiers mois chez les parents Sabalsa R. Une fois la nouvelle maison prête, Jacinta est repartie de chez ses parents pour aller vivre dans sa propre maison avec son mari et sa fille.

FIGURE 8 :PLAN DES MAISONS SABALSA R. EN 2013

SOURCE : ÉLABORATION PERSONNELLE

Maison parentale Maisons enfants Hôpital/École Dist. km/min en voiture Limite arrondissement

« Déposer » les enfants, faire des « va-et-vient »

Selon Jacinta, l’existence d’une distance de plus d’un kilomètre entre sa maison (B) et celle de sa mère (A) n’a presque rien changé à leurs rapports quotidiens car, selon ses propres mots, « je m’en allais tous les jours chez ma mère » (E26, 2013). Psychologue libérale, Jacinta avait monté son cabinet quelques années auparavant. Suite au déménagement, elle a commencé à « déposer » [dejar] sa fille chez ses parents tous les jours de la semaine, en faisant plusieurs

« va-et-vient » [idas y vueltas] dans la journée entre son cabinet et la maison parentale. Si en

2013, Jacinta m’a dit que cela était devenu un peu moins fréquent les derniers temps, c’est-à-dire que cela ne se produisait plus que trois jours sur cinq, cette pratique s’est fermement ancrée dans le temps et s’est reproduite après la naissance de son deuxième enfant. Ces circulations entre sa maison, celle de sa mère et son cabinet ont lieu en voiture, sauf à de très rares exceptions. Selon Jacinta, elles prennent « moins de cinq minutes ». Cette expression, d’ailleurs très répandue sur mon terrain, ne décrit pas nécessairement la durée exacte du déplacement, mais plutôt la perception d’une durée très courte. Ainsi, pour Jacinta, ces déplacements en voiture sont devenus totalement routiniers, ce qui contribue à expliquer la perception très naturalisée des distances entre les maisons comme presque inexistantes, perception dont rend compte l’expression « à côté ».

Cette même pratique de « déposer » les petits-enfants, ainsi que cette forme de déplacement consistant en des « va-et-vient » quotidiens et en voiturie entre sa propre maison, la maison parentale et le lieu de travail se sont reproduites pour les autres sœurs qui ont eu des enfants55. Cela se voit bien dans la conversation suivante entre Carolina et ses trois filles cadettes lors du déjeuner familial dominical déjà évoqué :

CAROLINA : Si Jacinta doit aller au cabinet, elle me dépose [me deja] ses enfants, parfois avec leur nounou [nana]. Si Macarena doit aussi aller au cabinet, elle dépose ici ses enfants.

VALENTINA : Vendredi dernier, la petite Laura [fille de Macarena] est restée jusqu’à dix heures du soir, car personne ne venait la récupérer ! Elle était en pyjama, presque endormie, car aucun de ses parents ne venait la récupérer. La maison est pleine tous les jours et toute la journée ! Regarde, je vais t’expliquer : on y amène les bébés [guaguas] tous les jours !

ANTONIA : Mais oui, ils sont là tous les jours ! Je ne peux pas étudier ici, car il y a au moins quatre enfants jusqu’à sept heures du soir.

55 Ce qui se passe avec Cristobal, le seul fils de la fratrie, est un peu différent. Bien que lui et sa femme participent à ces pratiques, notamment après qu’ils ont eu leur première fille, ils le font moins fréquemment que les sœurs. Je reviendrai sur la comparaison entre filles et fils, ainsi que filles et belles-filles en contexte de proximité résidentielle dans le chapitre 4 (III).

CAROLINA : Mais, t’as de la chance, car les tiens, ils vont aussi y être accueillis.

TERESA : Vous, ne soyez pas jalouses, car cela va aussi être comme ça pour vous, vous aussi allez pouvoir y amener vos bébés. (E20, 2013)

Mes interlocutrices le soulignent à plusieurs reprises : les petits-enfants sont « déposés » chez les grands-parents Sabalsa Rocha « tous les jours » et ils y restent « toute la journée », souvent jusqu’à tard le soir. Leurs mères s’y rendent par moments, souvent à l’heure du déjeuner et du goûter. De quoi se plaignait la sœur cadette, Antonia, qui habitait encore chez ses parents et qui, en 2013, était en train de finir ses études de médecine ? Du fait que la maison étant toujours « pleine » d’enfants, elle n’y trouvait pas la tranquillité pour étudier. Or, face à sa plainte, sa mère et sa sœur réagissent en lui rappelant qu’elle aura le droit de faire de même lorsqu’elle aura des enfants.

Je peux témoigner de la force avec laquelle ces pratiques de circulation quotidienne entre les maisons des filles Sabalsa R. et celle de leurs parents se sont ancrées au point de devenir une véritable institution. Au cours d’une autre visite que j’ai faite chez Carolina un an plus tard, un jour de semaine en novembre 2014, j’y ai retrouvé sa fille Teresa, qui s’était récemment mariée en 2013, avec son fils de dix mois. Médecin, elle travaillait dans un hôpital public dans la périphérie de Santiago, et elle avait installé un système similaire à celui de ses sœurs, sauf qu’elle pouvait plus rarement faire des allers-retours. Presque tous les jours, Teresa

« déposait » son fils chez sa mère à sept heures du matin ; et puis elle ou son mari passait le

récupérer à sept heures du soir. En 2014, les petits-enfants aînés étaient déjà scolarisés, et les trajets vers l’école s’étaient intégrés aux allers-retours quotidiens des mères, et aussi de la grand-mère qui les récupèrait souvent. Jusqu’en 2015, l’année de mon dernier contact avec les Sabalsa R., tous les petits-enfants fréquentaient la même école, située dans le quartier de Vitacura, à une quinzaine de minutes en voiture de la maison des grands-parents, comme on peut le voir sur le plan de la figure 8 (en vert). Il s’agit d’une des plus prestigieuses écoles privées de la ville, et c’est là où tous les enfants Sabalsa R. ont eux aussi étudié.

Vitesse et porosité des circulations

Jusqu’ici, j’ai mis en avant la maîtrise pratique des déplacements entre les maisons des filles Sabalsa R. et de leur mère, déplacements qui intègrent aussi d’autres lieux où se déroule la vie quotidienne. Ces déplacements sont majoritairement, quoique non exclusivement, liés à la circulation des petits-enfants, qui sont « déposés » chez leur grand-mère maternelle pour leur

prise en charge journalière. De cette observation, j’en déduis que plus qu’une distance donnée, par exemple la contiguïté, ce qui construit l’expérience de vivre tout près les uns des autres est lié à un certain degré de fluidité des circulations. Autrement dit, au fur et à mesure que ces déplacements deviennent fréquents et routiniers, la distance parcourue s’efface dans la perception des individus. C’est parce que l’on peut se rendre très facilement chez l’autre et qu’on le fait plusieurs fois par jour sans y trouver normalement d’obstacle que l’on se perçoit soi-même comme habitant « à côté » de l’autre.

Certes, dans des cas comme celui des Sabalsa R., une telle fluidité est fortement liée à la vitesse du déplacement que la possession d’une voiture par adulte rend possible dans ce milieu de vie. Mais, cette condition nécessaire n’est pas suffisante pour produire cette impression qu’il n’y presque pas de distance ni de barrière entre les maisons. Ce qu’il faut également, c’est la possibilité pour les individus – petits-enfants, enfants, beaux-enfants – d’être accueillis en permanence dans la maison parentale, autrement dit, l’ouverture ou une forte porosité des frontières entre les maisons. Des pratiques et conditions très spécifiques permettent cette ouverture quasi permanente, quoique très sélective, de la maison parentale pour ceux qui n’y habitent pas. Que les enfants et petits-enfants puissent y aller pratiquement à n’importe quel moment de la journée implique, par exemple, qu’ils aient les clefs de la maison, et, plus important encore, qu’il y ait toujours quelqu’un. Si Carolina y est souvent, puisqu’elle travaille à temps partiel à l’hôpital et à l’université, ce sont plutôt les domestiques qui y travaillent et, pour certains y habitent, qui assurent une présence permanente dans la maison. En effet, j’ai pu rencontrer deux femmes de ménage, dont l’une travaille « à l’intérieur » [puertas adentro], ce qui veut dire qu’elle y dort les jours de la semaine.