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CHAPITRE 1. La catégorie allegamiento au Chili : variations sur une conception locale du rapprochement résidentiel familial

II. Interrogations sémantiques et étymologiques sur le mot allegamiento

II.3. Déclinaisons chiliennes du mot

Au Chili et ailleurs en Amérique Latine26, le sens large des termes allegar, allegamiento et allegado en tant que rapprochement étroit entre des choses ou des personnes est devenu plutôt rare, tandis qu’une déclinaison spécifique, liée à un mode d'habitation impliquant une proximité étroite, y est prédominante. Ainsi, pour allegar, « héberger quelqu’un dans la maison d’autrui

pour qu’il y vive pendant un temps. » 27 ; et pour allegado, « personne qui est hébergée dans la

maison d’autrui où elle est accueillie avec hospitalité pendant un temps indéfini » 28 (Morales 2006). Autrement dit, au Chili, l’allegamiento désigne en premier lieu un type de corésidence ou de partage de l’espace domestique caractérisé par une asymétrie entre ceux qui accueillent et ceux qui sont accueillis.

Sans prétendre en faire une généalogie, il y a certaines pistes qui permettent de tracer cet usage jusqu'aux premières décennies du XXème siècle. Plus spécifiquement, au contexte d’une migration rurale vers les villes devenue massive, ce qui a eu des conséquences radicales sur la morphologie urbaine et les conditions de vie des familles démunies à Santiago (de Ramón 1985 ; Romero 1997). À cette époque-là, la ville a expérimenté une transformation où

26 Cet usage a aussi été rapporté en Argentine et en Uruguay (Real Academia Española 2012).

27 « Albergar a uno en casa ajena para que viva algún tiempo en ella. »

des vastes zones périphériques, auparavant agricoles, ont servi à l'installation irrégulière, à travers la sous-division et la sous-location foncière, de milliers d'anciens travailleurs ruraux et leurs familles (Hidalgo 2002). Dans ce contexte, on a commencé à désigner comme allegados les gens qui, au moment d’arriver en ville, se faisaient loger par des connaissances ou des membres de leur famille quiy étaient arrivés précédemment. Très tôt, cette notion a eu une connotation péjorative, ce qui était particulièrement explicite dans le langage hygiéniste de l’époque (Romero 1997 ; Folchi 2007), et était liée aux problèmes découlant des conditions de vie associées à une suroccupation de logements très précaires et au sein d'une population provenant de la campagne et touchée par le chômage (Hidalgo 2002 ; de Ramón 1985 ; de Ramón 2000).

Un regard rapide sur cet usage très restreint du mot allegamiento pourrait être vu comme une simplification du vaste éventail sémantique du mot. Néanmoins, le fait d’arriver à cet usage, après avoir fait un détour par l’analyse sémantique et étymologique de ses sources espagnoles et latines, dévoile à quel point il y a dans cette catégorie locale des résonances de l’horizon plus vaste des significations évoquées. Il semble que, dans son application très spécifique à un type d’arrangement résidentiel, le mot allegamiento laisse transparaître la richesse des nuances, niveaux et ambiguïtés sémantiques du mot originel et de ses racines. Voyons cela en regardant de manière synthétique l’ensemble des définitions figurant dans les dictionnaires consultés de l’usage de l’espagnol au Chili (Academia Chilena 1978 ; Academia Chilena de la Lengua 2010 ; Morales 2006 ; Subercaseaux 1986), où j’ai pu identifier au moins quatre éléments.

D’abord, ces définitions font référence à l’espace domestique – la demeure, la maison, comme un lieu d’échange et d’hospitalité où a lieu, par le rapprochement physique quotidien, un lien entre des personnes : il s’agit de « se loger », d’« être hébergé » [albergarse] ou d’

« être accueilli » [ser acogido], de « vivre chez autrui » [vivir en casa ajena]. Deuxièmement,

s’agisssant de la durée de cet hébergement, on ne trouve pas de consensus dans l’ensemble des définitions, celui-ci étant signalé parfois comme « transitoire » et d’autres fois comme ayant une « durée indéterminée » [por tiempo indefinido]. En troisième lieu, les différentes définitions présentent aussi des variations par rapport aux types de lien impliqués dans l’allegamiento. On y identifie un éventail qui va de l’absence de lien de parenté (« sans être

parent »), en passant par les rapports d’amitié ou de quasi-parenté (« être compères », « comme si l’on était des parents ») et allant jusqu’au rapport de parenté consanguine ou d’alliance (« chez la belle-mère », « chez la tante »). Cette variabilité peut être liée aux changements

peut s’appuyer beaucoup plus sur des liens d’interconnaissance locale, comme le voisinage dans le lieu d’origine, d’amitié ou compérage, dans les contextes plus tardifs de croissance démographique endogène, ce sont plutôt des liens de parenté proche qui prédominent. Enfin, on observe aussi dans l’ensemble des définitions une oscillation entre, d’une part, les rapports d’« hospitalité » et la mise en avant de l’affection et de la préoccupation pour quelqu’un de proche et bien aimé, et, d’autre part, les rapports d’ « hostilité » au sein de l’allegamiento.

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Tout au long de cette section, on a parcouru plusieurs niveaux d’analyse sémantique des mots espagnols allegar, allegamiento et allegado(a). En partant des usages les plus généraux et en arrivant jusqu’aux plus spécifiques et locaux, y compris ceux qui sont désuets, on a aussi fait un détour par une exploration étymologique des significations des racines latines associées à ces mots. La spécificité locale du terme allegamiento au Chili comme mode de résidence garde la trace de la plurivocité et les nuances révélées par l’analyse sémantique et étymologique plus large. C’est comme si cette déclinaison n’était qu’une des possibilités latentes dans l’étendue de l’horizon sémantique de ces mots anciens aux origines nautiques, militaires et politiques : arriver au port ; se replier et revenir vers sa demeure ; recevoir un domaine, un territoire, comme contrepartie d’un lien personnel. D’autre part, le mode d’habiter de l’allegamiento consiste à se rapprocher de manière serrée. Un rapprochement qui est d’abord physique, impliquant une coprésence entre les personnes, et qui est aussi relationnel, dérivé de la reconnaissance d’un quelconque lien préexistant, ou bien producteur d’une intimité, familiarité, ou encore d’une forme de parenté nouvelle par le partage du quotidien. On pourrait même associer l’imaginaire et le langage hygiéniste de la « promiscuité », fortement liés aux descriptions savantes de l’allegamiento (Folchi 2007 ; Romero 1997)29, au sens désuet du terme signifiant l’intimité radicale du rapport sexuel.

En outre, le caractère asymétrique des liens tissés au sein d’une relation d’allegamiento se trouve déjà dans les significations les plus anciennes du mot, lesquelles sont révélatrices d’une dimension politique du terme. Au moyen notamment d’une comparaison avec les mots

29 Ainsi, dans une description publiée dans la Revista Chilena de Higiene de 1899 : « Des chambres trop étroites pour le nombre d’individus qui s’y entassent pour vivre et pour dormir […] Une population bigarrée, composée d’individus de tout âge, sexe et condition morale, tous confondus dans une horrible promiscuité. » (Romero 1997, p. 131-132)

français « allégeance » et « allier » et leurs racines latines, on a vu comment des sens apparemment hétérogènes – tels que « soumettre », « obliger », « amarrer », « léguer »,

« alléger » et « s’attacher » – étaient sémantiquement très proches. Du geste d’accueillir

gratuitement quelqu’un chez soi résulte la production d’un lien de dépendance et d’une inégalité entre celui qui accueille et celui qui est accueilli, entre celui qui offre une partie de son espace domestique et celui qui le reçoit, entre celui qui est maître de sa maison et celui qui ne l’est pas. Au sein de cette relation, en même temps productrice de familiarité et d’asymétries, on trouve une oscillation entre hospitalité et hostilité30, entre des sentiments d’affection et de reconnaissance, d’une part, et d’agacement et conflit, d’autre part, et entre légitimité et illégitimité. Ainsi, par exemple, dans le langage populaire au Chili, on utilise l’expression « alléguese pa’cá » [« viens-toi auprès de moi »] lorsqu’on veut être affectueux avec quelqu’un. Mais, l’on peut aussi offenser quelqu’un en lui disant « tu n’es qu’un

allegado » sur un ton accusateur, pour lui reprocher d’être trop dépendant ou incapable de se

tenir par lui-même31).

De même, l’ambiguïté temporelle entre l’allegamiento comme un état transitoire ou à durée indéterminée n’est que l’autre face de cette asymétrie. Car celui qui demande à être accueilli fait appel à un certain droit dérivé du lien qui l’attache au maître de la maison. Si l’on n’y est pas chez soi, on est malgré tout en train d’exercer un droit légitime d’y habiter. Après un certain temps, celui qui a été accueilli peut à son tour réclamer ou exercer le droit de s’approprier cet espace, de ne pas en être expulsé, ce qui est renforcé par les liens encore plus étroits que le partage du quotidien produit. Ainsi, dans l’allegamiento, le passage du transitoire au permanent est aussi subtil que celui de l’hospitalité à l’hostilité.

30 Il est intéressant de noter ici l’origine commune des mots « hospitalité » et « hostilité » dans le latin

hostis (« étranger »), servant en même temps pour nommer l’« hôte » et l’ « ennemi » (Pérez Vilar 2009). Plus

tard dans cette thèse, j’aurais recours à la littérature sur l’hospitalité pour analyser certaines pratiques propres des proximités résidentielles familiales au Chili (voir chapitre 6, III). La question de l’oscillation entre hospitalité et hostilité a été analysée par des auteurs classiques en anthropologie, dont notamment Marcel Mauss dans son Essai

sur le don (Mauss 2007).

31 Par exemple, l’expression « Il aime bien rester collé à la jupe de sa maman » [Le gusta andar allegado