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Les magazines et la construction discursive d’un entrepreneuriat « exceptionnel »

Chapitre 2. Cadre conceptuel, critique des sources et méthodologie

2.2. Critique des sources et méthodologie

2.2.3. Les magazines et la construction discursive d’un entrepreneuriat « exceptionnel »

Le dernier ensemble de sources examinées est formé par les revues populaires telles que La Revue moderne, La Revue populaire, Châtelaine, Actualité et Maclean’s. Les données, plutôt qualitatives, qui en sont tirées nous permettent de tracer le modèle d’entrepreneuriat féminin montréalais « idéal » que construisent et diffusent ces magazines dans l’espace public.

Fondée à Montréal par Mme Madeleine Huguenin, la première, La Revue Moderne, est publiée de 1919 à 1960, date à laquelle elle est fusionnée, pour des raisons économiques, à Châtelaine, une revue ontarienne anglophone fondée en 1928 et devient

Châtelaine — Revue moderne. Elle est dirigée par sa fondatrice de novembre 1919 à mai

1928 pour ensuite être reprise et dirigée par des hommes. Si l’on excepte l’année 1935 et une courte interruption de la publication de décembre 1938 à avril 1939, le tirage ira sans cesse en augmentant: de 23 120 exemplaires en 1922 à 70 000 en 1940 pour atteindre 101 650 en 1960. La revue qui se veut « un centre intellectuel » de l’élite canadienne- française est surtout un magazine féminin où les feuilletons se conjuguent avec de multiples rubriques d’art culinaire, de couture, de mode, de décoration intérieure, etc.145. Selon Yolande Cohen, cette revue, initialement « revue d’élite pour une élite, à tirage limité pendant la décennie 1919 à 1928 » devient « une revue de tous et pour tous, à tirage massif, dans les deux décennies suivantes : 50 000 exemplaires en 1935 ; 100.000 en 1948 »146.

La Revue populaire, quant à elle, mensuelle puis bimensuelle, est fondée par

Frédéric Poirier et publiée de décembre 1907 à juillet/août 1963. Son tirage augmente

145 Ibid., p. 295; Gérald Baril, Dicomode. Dictionnaire de la mode au Québec de 1900 à nos jours, Montréal, Fides, 2004, p. 219.

146 Yolande Cohen, « L’histoire des femmes au Québec (1900-1950) », Recherches sociographiques, vol. 21, no 3, 1980, pp. 339-345, p. 341.

également constamment (avec des sursauts importants en 1926 et 1956) passant de 4 672 exemplaires en 1910 à 1.906 065 en 1960 avant de retomber à 125 363 en 1963. Se voulant initialement une revue familiale avec sa page de couverture en couleur et la publication d’un feuilleton d’une trentaine de pages, elle se tourne, au début des années soixante, davantage vers les femmes, ses principales lectrices, et propose des reportages sur les grandes questions féminines et canadiennes-françaises147.

Actualité est, initialement, le feuillet paroissial Ma Paroisse de la paroisse

Immaculée-Conception de Montréal depuis 1940. Il prend son nom Actualité en 1960 pour devenir un magazine mensuel de langue française laïc. En 1972, la revue est rachetée par Maclean Hunter Ltée et fusionnée, en 1976, à son principal concurrent, la version française de Maclean’s, pour devenir L’Actualité. En 1965, le tirage est de 107 000 exemplaires148.

Châtelaine (fr) est un mensuel dont le premier numéro paraît en octobre 1960. Elle fait

suite à la Revue Moderne fondée en 1919 et reprise en juin 1960 par Maclean Hunter Ltée qui la fusionne avec Châtelaine anglophone149. Ce magazine

se donne pour mission de contribuer au plein épanouissement de la femme canadienne-française en l’aidant à prendre une conscience accrue d’elle-même et du milieu social qui l’entoure. [...] La rédaction tente, en outre, de faciliter à la femme son rôle de mère de famille et de maîtresse de maison, de même qu’à faciliter son intégration plus harmonieuse dans le monde du travail150.

Les sujets traités sont donc très variés et la publicité couvre environ la moitié de la revue. Notons, par ailleurs, que de 1960 aux années 1980 ce sont des rédactrices en chef qui la dirigent, soit, pour la période qui nous intéresse, Fernande Saint-Martin (d’octobre 1960 à mars 1973) et Francine Montpetit (d’avril 1973 à juin 1985). Elle est tirée à 100 000 exemplaires en 1960 et atteint les 300 000 en 1987151.

147 André Beaulieu et Jean Hamelin, La presse québécoise, pp. 266-267.

148Micheline Dumont et Stéphanie Lanthier, « Pas d'histoire, les femmes! Le féminisme dans un magazine québécois à grand tirage : L'actualité; 1960-1996 », Nouvelles Questions Féministes, vol. 19, no 2/4, 1998, pp. 101-124; André Beaulieu et Jean Hamelin, La presse québécoise, pp. 162-163. 149 Chatelaine Magazine (angl) est publié par la compagnie Maclean’s Hunter Ltée à partir de 1928 et est diffusé à 57.053 exemplaires.

150 André Beaulieu et Jean Hamelin, La presse québécoise, p. 177. 151 Ibid., pp. 176-177.

Enfin, Maclean’s est une revue anglophone qui prend ce nom en 1905 (elle fait suite aux revues Business, The Business Magazine, The Busy Man’s Magazine et Busy

Man’s). Initialement revue d’intérêt général destinée principalement aux hommes

d’affaires, elle s’investit fortement dans la promotion du nationalisme canadien à partir de 1914. Comme mentionné plus haut une version française de ce magazine sera publiée de 1961 à 1976.

Du point de vue méthodologique, nous avons procédé au dépouillement complet de chacune de ces revues et repris toutes les mentions d’entrepreneures montréalaises, c’est-à- dire, de toutes les femmes qui sont propriétaires principales d’une ou plusieurs entreprises de production ou de distribution de biens ou de services dont le siège social est situé à Montréal. Ces mentions peuvent être des publicités pour des commerces qui spécifient l’identité de la propriétaire, de courtes évocations au sein d’éditoriaux ou d’articles de fond sur l’entrepreneuriat féminin ou sur d’autres sujets connexes ou encore des articles biographiques spécifiquement consacrés à l’une ou l’autre d’entre elles.

Conclusion

La mobilisation des trois concepts de la séparation des sphères, du genre et de l’entrepreneuriat autant que le traitement critique des données brutes tirées des sources quantitatives, des archives de groupements de femmes d’affaires et de magazines tissent la trame de notre récit. La volonté d’étudier l’entrepreneuriat féminin implique le refus de l’idée d’absence des femmes d’un espace public économique précédemment considéré comme exclusivement masculin. En revanche, il est indéniable que l’idéologie d’une séparation des sphères selon que les intervenantEs sont des femmes ou des hommes reste prégnante dans la société québécoise du XXe siècle, comme dans l’ensemble de l’Occident.

Ces réflexions incitent à faire l’hypothèse d’une division des secteurs d’activités dans l’espace des affaires. Les entrepreneures montréalaises sont-elles cantonnées dans certains domaines du fait d’être femmes ? Comprendre l’entrepreneuriat féminin montréalais à travers cette conception idéologique d’une séparation des activités selon l’identité sexuée est une première étape de notre démarche. À celle-ci s’ajoutent les réflexions alimentées par les discussions relatives au concept de genre. Dans le cadre de cette thèse, nous partons du principe que le genre est non seulement une construction sociale et discursive d’une

identité liée au sexe, mais, surtout, l’origine et la conséquence d’une domination masculine. Il s’agit donc d’appréhender la construction sociale et discursive du caractère

féminin des démarches entrepreneuriales de Montréalaises et de décoder l’évaluation qui

en est faite à l’aune de l’entrepreneuriat masculin. Enfin, nous nous limitons à étudier l’entrepreneuriat féminin entendu comme l’activité professionnelle exercée entre 1920 et 1980 par des femmes qui sont propriétaires principales d’une ou plusieurs entreprises de production ou de distribution de biens ou de services et dont le siège social est situé à Montréal. L’origine du capital de départ, les motivations, le contexte social, le but lucratif, les actions menées pour développer l’entreprise, la longévité de celle-ci, etc. ne sont pas considérés comme des critères d’exclusion ou d’inclusion de certaines d’entre elles.

Par ailleurs, l’extraction des données relatives à l’entrepreneuriat féminin montréalais de trois ensembles d’archives différentes nous inspire les trois angles d’approches de notre problématique. En effet, les archives quantitatives, qu’il s’agisse des recensements ou des annuaires de commerces, nous livrent des informations chiffrées pour répondre à la question du caractère « exceptionnel » de l’entrepreneuriat féminin. Malgré toutes leurs limites, elles nous permettent d’évaluer la taille de ce groupe social par rapport à la population, à la main-d’œuvre ou encore par rapport à son pendant masculin. Elles nous donnent également à voir sa répartition selon les secteurs d’activités et, plus particulièrement, selon les différents domaines qui composent les commerces de détail et les établissements de services. Enfin, elles nous donnent accès au statut matrimonial de ses membres, à la localisation de leurs entreprises dans l’espace montréalais et permettent d’en évaluer la longévité. L’ensemble de ces éléments sont repris dans la seconde partie de la thèse. Les archives des groupements de femmes d’affaires sont, quant à elles, très inégales. Elles nous donnent, cependant, accès à deux types d’associations de femmes d’affaires, les premières affiliées à une fédération d’associations féminines (comme l’Association des femmes d’affaires de Montréal et le Business and Professional Women’s Club) et les secondes intégrées à un groupement mixte de gens d’affaires (comme le Comité féminin de la Chambre de commerce). Les documents nous informent notamment sur leur composition, leurs activités, leurs positions sociopolitiques, les liens tissés avec d’autres groupements, etc. Ils nous donnent donc à voir in fine des collectivités d’entrepreneures montréalaises qui mettent en scène des femmes « exceptionnelles » du fait de leur engagement non seulement dans leurs activités professionnelles, mais également dans une

démarche associative. Elles se trouvent au cœur de la troisième partie de la thèse. Enfin, les magazines populaires (La Revue populaire, La Revue moderne, Châtelaine, Actualité et

Maclean’s) ont chacun leurs spécificités, mais mentionnent, tous, à un moment ou un

autre, l’existence d’entrepreneures montréalaises. L’étude du regard qu’ils portent sur le phénomène croisée avec l’analyse quantitative et qualitative des discours énoncés dans les documents publiés par les groupements féminins et la Chambre de commerce et confrontée aux éléments mis en exergue dans les précédentes parties est l’objet des derniers chapitres. Ils sont organisés autour de la question de la construction discursive du caractère exceptionnel de l’entrepreneuriat féminin montréalais. Les limites de notre thèse en termes conceptuels et archivistiques étant posées, nous pouvons nous engager dans le vif du sujet pour tracer un portrait de l’entrepreneuriat féminin montréalais de la période 1920-1980 sous forme de triptyque et avec pour toile de fond la question de son « exceptionnalité ».

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