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Les femmes propriétaires de commerces de détail et d’établissements de services

Chapitre 3. Les Montréalaises, de la direction à la propriété d’entreprises

3.3. Les femmes propriétaires de commerces de détail et d’établissements de services

À Boston, en 1876, 80 % des businesswomen enregistrées dans les annuaires de commerce exercent leur profession dans la préparation de nourriture ou la fabrication de vêtements ou encore louaient des chambres48. À Albany, entre 1830 et 1880, la moitié des

businesswomen fabriquent ou vendent des vêtements et un autre quart d’entre elles vendent

de la nourriture ou des boissons (épiceries ou restaurants)49. À San Francisco, entre 1870 et 1880, les cinq principaux domaines d’activité des entrepreneures sont le vêtement, la lingerie, le logement, la beauté et le petit commerce de détail50. À Québec, au tournant du XXe siècle, les domaines les plus importants pour les femmes sont « le commerce de détail qui comprend épiceries, articles de fantaisie, marchandises sèches, confiseries et colportage ; le vêtement avec les modistes et les “dressmakers” ; le commerce de vêtements pour dames et certaines manufactures d’aliments et boissons »51. Enfin, en Colombie-Britannique, entre 1901 et 1951, les entrepreneures sont « concentrated in work involving housekeeping, food preparation, sewing, and personal care »52. Il apparaît, de plus, que ces différents secteurs sont à 95 % féminins53. Comme l’interprète Béatrice

Craig, « the sex typing of jobs may have created a vacuum in some sectors, which women promptly filled »54. D’ailleurs, bien que les hommes aient, en effet, un éventail plus large

de domaines d’activités, ils sont également concentrés dans certains secteurs comme forgerons, boulangers, bouchers, tailleurs ou cordonnier55.

47 Béatrice Craig, ibid., p. 111 et s.

48 Wendy Gamber, The Female Economy, pp. 28-29. 49 Susan Ingalls Lewis, Unexceptional Women, pp. 36-37. 50 Edith Sparks, Capital Intentions, pp. 22-23.

51 André Roy, La faillite, le commerce et le crédit, p. 137.

52 Melanie Buddle, The Business of Women : Marriage, pp. 58-59. 53 Béatrice Craig, Women and Business Since 1500, p. 108. 54 Ibid., p. 109.

La situation de femmes propriétaires de commerces de détail et de services à Montréal entre 1920 et 1961 est très similaire (graphiques 8 et 10). En effet, le premier domaine, le commerce de détail, regroupe le plus grand nombre de femmes propriétaires (graphique 8). Elles forment quelque 13 % de l’ensemble des propriétaires de ce secteur en 1931, 18 % en 1941 et 15 % en 1951. Le plus grand nombre d’entre elles — comme le plus grand nombre d’hommes — se retrouve dans l’alimentation56. Ce secteur est assez disparate du fait de la porosité des frontières entre les épiceries, les confiseries, les boulangeries, les boucheries, les petits restaurants, les magasins généraux ou encore les comptoirs à tabac57. Les femmes y représentent quelque 13 % de l’ensemble des propriétaires en 1931, 19 % en 1941 et 12 % en 1951. Selon les données relevées par Sylvie Taschereau, elles forment 9 % des détaillants de l’alimentation dans les secteurs Saint-Augustin Roy, Mile-End et Angus en 1920, une proportion qui s’élève à 16 % au début des années 194058. La fabrication et la vente de vêtements seraient des secteurs plus féminins puisque les femmes y forment près du quart de l’ensemble des propriétaires en 1931, une représentation qui monte à 35 % à partir de 1941. Dans les autres types de commerces, les femmes sont principalement fleuristes. Elles forment d’ailleurs, 42 % des propriétaires de ce genre de commerce en 1931, un taux qui grimpe à 47 % en 1941 et chute à 36 % en 1951. Dans les domaines différents de ceux de l’alimentation ou du vêtement, les hommes se répartissent plus largement entre la vente d’automobiles, de matériaux de construction, de mobilier, d’articles de seconde main et les bijouteries. Ces types de commerce ne sont pas, pour autant, délaissés par les femmes puisqu’on en retrouve quelques-unes dans chacun d’entre eux, voire jusqu’à une trentaine dans la vente de mobilier. Cependant, elles n’y sont présentes qu’à 6 % tout au long de la période.

56 Gilles Murray, « Le Commerce », dans Esdras Minville, dir., Montréal économique, Montréal, Fides, 1943, p. 260, p. 260. cité dans Sylvie Taschereau, Les petits commerçants de l'alimentation, p. 7.

57 Sylvie Taschereau, ibid., p. 102. 58 Ibid., p. 241.

Graphique 8. Propriété des commerces de détail, par sexe et types de commerce, en pourcentage, Montréal, 1931-195159

Sources : Recensements du Canada, 1931-1951

Si le commerce de détail reste donc, un bastion masculin, la répartition des hommes et des femmes dans les différents types de commerce montre que les femmes — comme les hommes — se concentrent d’abord dans l’alimentation et le vêtement tandis que les boutiques de vente de vêtements (au sens large) et de fleurs sont plus féminines que les petits commerces d’alimentation ou d’autres types de produits (graphique 9). Plus précisément, dans les recensements de 1931 et 1951, près de 60 % des femmes propriétaires de commerces de détail se retrouvent dans l’alimentation et près de 30 % dans le vêtement. Cette répartition est équivalente dans les annuaires de commerce Lovell pour toute la période 1920-1960. Le taux de participation des hommes propriétaires dans les différents commerces de détail s’élève, quant à lui, dans les recensements de 1931 à 1951, à 70 % dans l’alimentation, 10 % dans le vêtement et 20 % dans d’autres types de commerces. Par ailleurs, des différences genrées sont également perceptibles au sein même des commerces d’alimentation, de vêtements ou autres. En effet, les femmes sont généralement propriétaires de comptoirs à tabac, de magasins de confection pour femmes,

59 Le catégorie « Alimentation » comprend les magasins généraux, comptoirs à tabac, restauration, et les commerces d’alimentation; celle des « Vêtements » comprend la vente de vêtements, de chapeaux et de tissus et celle des « Autres » comprend les commerces de seconde main, de matériaux de construction, d’automobiles, de mobilier ainsi que les bijouteries et librairies.

1475 2151 1591 928 1397 828 326 550 601 34 38 35 187 166 127 10179 9741 8901 6026 6151 5829 1089 1004 1113 48 43 63 3016 2543 1896 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% F H

de lingerie et de chapeaux ou de fleuristes60. Les hommes, au contraire, sont plus souvent

bouchers, tailleurs ou cordonniers ou spécialisés dans la vente d’automobiles.

Graphique 9. Propriété des commerces de détail, par sources, sexe et types de commerces, en pourcentage, Montréal, 1920-1960

Sources : Recensements du Canada, 1931-1951 et Annuaires de commerces Lovell, 1920- 1960

Cette concentration des femmes propriétaires dans certains domaines et le taux de féminisation de ceux-ci sont encore plus forts dans le secteur des services (graphiques 10 et 11). En effet, selon les recensements, les femmes représentent entre 11 % et 13 % de l’ensemble des propriétaires des établissements de services entre 1931 et 1951 (graphique 10). Une très large majorité (jusqu’à plus de 80 % en 1941) d’entre elles sont propriétaires de salons de beauté (une catégorie qui comprend également la coiffure) alors

60 Notons que les magasins de confection pour femmes et les chapeaux représentent chacun 40% des femmes propriétaires dans le domaine du « vêtement » en 1920. En revanche, les modistes (chapeaux) ne représentent plus que 30% des femmes propriétaires dans ce domaine en 1925 et 20% à partir de 1930. Ceci correspond aux tendances soulignées dans les différentes études consacrées à la chapellerie féminine aux États-Unis au tournant du XXe siècle, mais va à l’encontre de la proposition de Christine Godin sur le fait que les chapeaux continuent d’être à la mode plus longtemps chez les catholiques francophones (Wendy Gamber, The Female Economy; Christine Godin, « Les femmes au chapeau »; Christine Godin, « Créer des chapeaux ».).

424 507 608 807 811 599 514 427 252 928 1397 828 6026 6151 5829 379 499 472 439 561 412 380 297 152 326 550 601 1089 1004 1113 36 53 53 45 53 51 48 44 41 221 204 162 3064 2586 1959 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100%

que seuls 5 % des hommes tiennent ce genre de boutique (graphique 11). Le second service assuré par le plus grand nombre de femmes propriétaires est celui de « teinture, buanderie et nettoyage », mais nous n’y retrouvons qu’une petite quarantaine d’entre elles pour chaque année de recensement. Les autres types de services (la réparation, la récréation et les services commerciaux) comptent moins de 20 femmes propriétaires et la photographie et les services funéraires, moins de 10. La répartition des hommes propriétaires entre les différents types de services est beaucoup plus diversifiée puisqu’environ 15 % à 20 % d’entre eux sont barbiers, 20 % à 30 % sont propriétaires d’établissements de teinture, buanderies et nettoyage et 30 % sont propriétaires de boutiques de réparation. Tous ces autres types de services sont masculins en très large majorité (jusqu’à 97 % en 1941 et 1951). L’analyse des annuaires de commerce donne à des résultats similaires.

Graphique 10. Répartition par types d’établissements de services, par sexe et types de services, en pourcentage, Montréal, 1931-195161

Sources : Recensements du Canada, 1931-1951

61 La catégorie des « Salons de beauté » comprend également les coiffeuses tandis que celle des « Autres » comprend les barbiers, buanderies, nettoyage, réparation, récréation, services commerciaux, photographie, services funéraires, autres.

436 603 455 287 490 333 32 41 42 7 13 8 17 14 13 8 13 21 85 32 38 3596 3988 3822 87 183 114 997 916 831 93 178 149 210 186 209 1034 1266 1072 1175 1259 1447 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% F H

Graphique 11. Propriété d’établissements de services, par sources, sexe et type d’établissements, en pourcentage, Montréal, 1920-1960

Sources : Recensements du Canada, 1931-1951 et Annuaires de commerces Lovell, 1920- 1960

Un dernier élément à souligner est le grand nombre de femmes (de 40 à 150 individues) qui s’occupent de maisons de pension et qui sont enregistrées dans les annuaires de commerce des années 1920, 1925 et 1930 (graphique 11). En effet, pour ces années-là, ce type de services est assuré respectivement par 80, 58 et 42 % de l’ensemble des femmes propriétaires d’établissements de ce secteur d’activité. Or, elles sont absentes des annuaires de commerce des années suivantes comme des recensements relatifs à la distribution de biens et services de 1931, 1941 et 1951. Dans ces derniers types de documents, une section particulière est dédiée à l’étude de l’offre hôtelière pour les principales villes canadiennes, mais aucune d’entre elles ne fait référence au sexe des propriétaires. Dans les recensements relatifs aux professions, au contraire, nous retrouvons, pour la ville de Montréal, quelque 820 tenancières de pensions et de chambres à louer en 1921, 3240 en 1931, 2900 en 1941 et pour Montréal, zone métropolitaine, quelque 800 en 1951 et 1700 en 1961. En ce qui concerne ces deux dernières données, les recensements précisent que près de 100 % de ces tenancières sont à leur propre compte. Comme le souligne Peter Baskerville, ce genre de service ne devait pas être comptabilisé dans le recensement de 1931 s’il s’agissait d’un revenu complémentaire à un autre ou, en 1941, si

38 79 153 0 0 0 6 29 163 216 204 134 95 93 65 287 490 333 87 183 114 1034 1266 1072 997 916 831 4 30 43 42 37 36 44 35 33 85 32 38 1175 1259 1447 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100%

Maisons de pension Salons de beauté Services commerciaux Récréation

le nombre de chambres était égal ou inférieur au nombre de membres qui composent le ménage62. Ces restrictions disparaissent des recensements à partir de 1951, alors que la

location de chambre est une activité, semble-t-il, en perte de vitesse63. Comme le souligne Baskerville, ce type d’activités est foncièrement féminin et mené par les femmes au cœur même de la sphère domestique. Il s’agit de plus d’une activité qui se retrouve à la frontière poreuse qui sépare le travail « non-salarié », réalisé dans les milieux ouvriers pour combler des salaires insuffisants, et le réel business. La décision d’intégrer les tenancières de pensions dans le décompte du travail rémunéré des femmes à partir de 1951 montre bien que certaines activités entrepreneuriales des femmes ont pu être longtemps omises des recensements. Plus largement, les femmes qui agissent seules, en leur nom, à temps plein et qui s’assument comme entrepreneure y sont visibles, contrairement aux femmes qui font des affaires sans s’afficher comme telles ou celles qui gèrent une entreprise sous le nom d’un père ou d’un mari défunt.

Ces constats sont donc, pour les femmes, assez similaires dans les recensements et dans les annuaires et valent pour l’ensemble de la période 1920-1960 (graphiques 9 et 11). De manière générale, pendant toutes ces décennies, les femmes sont propriétaires d’un nombre plus limité de types de commerces de détail et d’établissements de services que les hommes qui, eux, se répartissent de manière plus équilibrée entre tous les genres d’entreprises. Plus précisément, comme les précédents travaux menés sur l’entrepreneuriat féminin, nous pouvons conclure à une association entre certains types de produits et de services offerts par les entrepreneures montréalaises, le triptyque féminin des entrepreneures/employées/clientes dans ces secteurs d’activités et la « féminité » définie par l’idéologie des sphères séparées. En effet, les domaines dans lesquels se concentrent les femmes d’affaires, qu’il s’agisse de l’alimentation, du vêtement, des fleurs, de la beauté ou des maisons de pension, correspondent aux activités exercées au sein de la sphère domestique64. Avec Melanie Buddle, nous pouvons présumer que « certain occupations were open to women because they were women, while others were closed to them,

62 Peter Baskerville, A Silent Revolution, p. 199. 63 Ibid.

64 Melanie Buddle, The Business of Women : Marriage, p. 59. Ce constat est également partagé par Wendy Gamber, The Female Economy; Angel Kwolek-Folland, Incorporating Women; Edith Sparks, Capital Intentions; Susan Ingalls Lewis, Unexceptional Women.

because they were women »65. De plus, les modistes et couturières, les fleuristes, les

coiffeuses et autres expertes en beauté engagent a priori des employées et s’adressent a

priori à une clientèle féminine. Elles s’inscrivent donc dans ce que Wendy Gamber

appelle, une female economy66. Il est cependant important, selon nous, de garder à l’esprit que ces domaines occupent une minorité d’entrepreneures. En effet, les femmes sont beaucoup plus nombreuses (près de 1 400 sur 2 700 en 1941) dans le commerce de détail d’alimentation tout comme le sont les hommes (près de 6 151 sur 13 700 en 1941) — (graphique 8). Les commerces de vêtements et les salons de beauté regroupent, en revanche, respectivement jusqu’à 600 individues en 1951 et 490 individues en 1941 (graphiques 8 et 10). La majorité des femmes qui se lancent dans l’entrepreneuriat dans le petit commerce choisissent donc, comme les hommes, de distribuer des produits de première nécessité comme ceux de l’alimentation plutôt que des vêtements. La différence entre les hommes et les femmes est beaucoup plus prégnante dans les services puisque la plupart des entrepreneures possèdent un salon de beauté, un domaine délaissé par les hommes. Notons de plus que certaines entrepreneures tiennent d’autres types de commerces de détail ou de services en large majorité masculins comme les commerces de seconde main, de matériaux de construction, d’automobiles, de mobilier ainsi que les bijouteries et librairies ou proposent des services de buanderie, de nettoyage, de réparation, de récréation, de photographie ou encore des services commerciaux ou funéraires (graphique 8 et 10). Cette réalité nuance, selon nous, le lien étroit souvent évoqué entre les activités des entrepreneures, la féminité et l’idéologie des sphères séparées et met aussi en lumière un éventail relativement large de possibilités d’entrepreneuriat pour les Montréalaises du XXe siècle.

65 Melanie Buddle, ibid., p. 52.

3.4. L’année 1940 comme date charnière pour l’entrepreneuriat

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