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L’année 1940 comme date charnière pour l’entrepreneuriat féminin montréalais ?

Chapitre 3. Les Montréalaises, de la direction à la propriété d’entreprises

3.4. L’année 1940 comme date charnière pour l’entrepreneuriat féminin montréalais ?

Comme le dénonce Kathy Peiss, la plupart des historienNEs intéresséEs par l’histoire du commerce de la distribution du XXe siècle se sont focaliséEs sur les chaînes de distribution qui ne forment aux États-Unis que 20 % du commerce de détail en 1945, oubliant les autres 80 % composés de « groceries, florists, stationery stores, booksellers, tearooms, real estate agencies, and travel agencies »67. Le même phénomène vaut pour le Québec ; ainsi, Yves Bélanger et Pierre Fournier, dans leur étude sur l’entrepreneuriat québécois, se préoccupent principalement du mouvement de concentration des entreprises qui affecte, durant la période 1931-1941, les secteurs des manufactures, de la construction et du transport68. Ils ne relèvent nullement le fait que la très large majorité des propriétaires et gérants sont présents dans le secteur du commerce de détail et que ce groupe est le seul à croître fortement entre ces deux dates puisqu’il connaît une hausse de 30 % (graphique 12)69. Les auteurs de l’Histoire du Québec contemporain, quant à eux, constatent surtout la diminution radicale de la production industrielle québécoise pendant cette même décennie70. Ils relèvent qu’en revanche, le nombre d’établissements augmente71. Ce phénomène serait aussi, selon eux, un « indice de l’apparition, dans des secteurs [manufacturiers] comme le vêtement ou les scieries, de petites entreprises pouvant fonctionner à des coûts de production assez bas »72. À Montréal et plus précisément dans

les secteurs que Sylvie Taschereau étudie dans les quartiers Saint-Henri, Saint-Louis, Saint-Jean et Rosemont, le nombre de commerçantEs au détail tenant une boutique d’alimentation (boucheries, volailleries, épiceries, épiceries-boucheries et restaurants) augmente aussi très fortement entre 1902 et 1932 avant de redescendre jusqu’en 1942. Elle indique, pour sa part, que ces tendances s’expliquent par le fait que « n’importe qui peut

67 Kathy Peiss, « "Vital Industry" », p. 237 et s.

68 Yves Bélanger et Pierre Fournier, L'entreprise québécoise, pp. 48-49. 69 Ibid., pp. 49-50.

70 Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec, p. 23. 71 Ibid.

[...] s’improviser détaillant de l’alimentation : il suffit d’aménager un petit comptoir de marchandises dans la pièce avant d’un rez-de-chaussée qui donne sur la rue »73.

Graphique 12. Comparaison des groupes des propriétaires et gérants au Québec en 1931 et 1941, selon les principaux secteurs d’activités, en nombre

Sources : Données tirées des recensements du Canada 1931-1941 par Yves Bélanger et Pierre Fournier74

Pour l’ensemble de Montréal, le groupe des propriétaires de commerces de détail et de services augmente en effet entre 1931 et 1941 et diminue entre 1941 et 1951 (graphique 13). Cette tendance est également soulignée par Jean Delage dans un article publié dans la revue Actualité économique des HEC en 1941. Il décompte, à Montréal, en 1931, quelque 11 050 commerces de détail (dont 6 759 commerces d’alimentation, 1.958 de vêtements et 86 de fleurs), un total qui grimpe à 14 309 en 1939 (dont 8 132 dans l’alimentation, 2 208 dans le vêtement et 112 fleuristes)75. Il précise, cependant, qu’« alors que le nombre d’établissements a augmenté de 16,4 % entre les deux dates, le volume de la valeur des ventes, lui, a baissé de 12,7 % »76. Cet auteur estime que la multiplication des

commerces de détail est caractérisée par une hausse de « magasinets [sic] établis à l’avant

73 Sylvie Taschereau, Les petits commerçants de l'alimentation, pp. 199-201. 74 Yves Bélanger et Pierre Fournier, L'entreprise québécoise, pp. 49-50.

75 Jean Delage, « Analyse du commerce de détail à Montréal en 1939 », Actualité économique, HEC Montréal, avril 1941, pp. 54-77, pp. 68-69.

76 Ibid. 0 5000 10000 15000 20000 25000 30000

Manufactures Construction Transports et

communication Commerce détail Commerce gros

des maisons d’habitations — pour ainsi dire, dans le “salon” — [et qui] formerait plus du quart de restaurants-cafétérias et salles à manger »77. Ce phénomène serait le résultat de la

crise qui « avait privé de leur gagne-pain nombre de gens qui semblent avoir demandé au commerce ce que leur refusait désormais l’industrie »78.

La division genrée du groupe des propriétaires de ces commerces de détail et des établissements de services fait apparaître que ce changement est surtout perceptible chez des femmes. En effet, le total des femmes propriétaires de commerces de détail et de services tend à croître entre 1931 et 1941, avant de décliner, alors que le total des hommes propriétaires stagne entre ces deux premières dates et diminue aussi par la suite. Ce phénomène est relevé dans les recensements et interprété comme

une conséquence de l’enrôlement ou du changement d’occupation des propriétaires hommes, alors que leurs femmes dans certains cas ont pris la direction de leurs magasins. Dans d’autres cas, des femmes ont établi leurs propres magasins, entre les deux années de recensement [ 1931 et 1941]79.

Graphique 13. Répartition des femmes et des hommes propriétaires de commerces de détail et des services, Montréal, 1931, 1941 et 1951, en nombre

Sources : Recensements du Canada 1931-1951

77 Ibid.

78 Ibid.

79 Recensement 1941, vol X, p. XCIX.

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 14000 16000 18000 1931 1941 1951 Hommes Femmes

Le mouvement de croissance et de décroissance du groupe des femmes propriétaires avec l’année 1940 comme date charnière n’est cependant pas limité à la période 1931- 1951. En effet, la récolte de données dans les annuaires de commerce Lovell dévoile que le processus de croissance est enclenché dès les années 1920 et que celui de la décroissance se poursuit au moins jusqu’en 1960 (graphique 14). La division de ce groupe selon les principaux types de commerces de détail et d’établissements de service révèle, plus précisément, que la courbe ascendante puis descendante caractérise plus particulièrement l’évolution du nombre des tenancières de boutiques dites de « bonbons, tabacs, etc. », et, dans une bien moindre mesure celui des coiffeuses ; malgré la légère rupture en 1935 pour ce groupe, on constate une trajectoire semblable pour les propriétaires de boutiques de coupons de tissus. En revanche, le total de commerçantes de vêtements pour femmes et d’épicières stagne jusqu’en 1940 avant de diminuer jusqu’en 1960 ; celui des modistes décroît de manière plutôt constante entre 1920 et 1960, tandis que les restauratrices disparaissent dès 1925 et les fleuristes restent aussi peu nombreuses pendant toute la période. Rappelons, par ailleurs, que, comme indiqué plus haut, dans les annuaires de commerces, les tenancières de pensions et de chambres à louer se multiplient jusqu’en 1930, date à laquelle elles disparaissent. Au contraire, les recensements relatifs aux professions dévoilent un nombre particulièrement impressionnant de femmes exerçant ce genre d’activités, surtout pendant ces mêmes années 1931 (3.240 individues) et 1941 (2.900 individues).

Graphique 14. Répartition des femmes propriétaires selon les types de commerces de détail et de services les plus importants, Montréal, 1920-1960

Sources : Annuaires de Commerces, 1920-1960

La fluctuation du nombre de commerces possédés par des femmes laisse croire à l’adaptabilité de l’entrepreneuriat féminin en fonction des aléas économiques. Ainsi, l’instabilité économique était déjà une réalité dans les années vingt et ces années difficiles encouragent les femmes à s’improviser, en grand nombre, vendeuses de tabac et de bonbons, coiffeuses ou vendeuses de coupons de tissus. Elles délaissent ce genre d’activités dès l’arrivée des années plus prospères de la guerre et de l’après-guerre. La reprise économique et la réouverture du marché de l’emploi salarié aux hommes, mais aussi aux femmes, à compter de cette époque ont certainement été des facteurs déclencheurs pour abandonner ce genre de commerce. Ce parcours entrepreneurial est suivi par les femmes qui sont, principalement, soucieuses d’adoucir les conditions financières familiales dans les moments incertains. En revanche, les femmes qui entreprennent une activité dans les autres secteurs apparaissent moins dépendantes des affres du marché. Vendre des vêtements pour femmes ou des chapeaux (et sans doute les réaliser soi-même) ou tenir une épicerie, un magasin général, un restaurant ou un magasin de fleurs nécessitent des investissements supplémentaires. Les femmes qui s’adonnent à ce type d’activités le font moins pour combler un salaire familial manquant pendant les

0 100 200 300 400 500 600 1920 1925 1930 1935 1940 1945 1950 1955 1960 Tabac, bonbons, etc. Salons de coiffures Etoffes, tissus (aussi déchets de coton, soie & laine et coupons) Vêtements pour femmes (robes, tailleurs, lingerie, corsets) Épiceries et magasins généraux « Modes » (chapellerie) Restaurants Fleuristes

crises ; la fermeture de leur commerce après 1945 s’inscrirait plutôt, dans leur cas, dans une tendance plus générale de disparition du petit commerce indépendant.

Pour les années suivantes, soit à compter de la décennie 1970, Mansel G. Blackford montre que le processus s’inverse. En effet, il constate, aux États-Unis, une diminution du nombre total des petitEs entrepreneurEs (tous secteurs confondus) entre 1950 et 1972 et une chute de leur part du total du chiffre d’affaires des entreprises américaines qui passe de 52 à 29 % entre 1958 et 197980. Or, dès la fin des années 1970, le nombre de petites entreprises augmente à nouveau81. Par conséquent, entre 1974 et 1980, la proportion

d’entrepreneurEs dans la population active (sans l’agriculture) augmente de 10,7 à 12 % pour les hommes et de 3,2 à 4,7 % pour les femmes. Cet auteur propose différentes raisons pour expliquer ce phénomène : la récession qui affecte plus fortement les grandes manufactures que les petits commerces du fait de leur dépendance au marché international, la création d’entreprises par les salariéEs qui ont perdu leur emploi, le développement du secteur tertiaire dominé par la petite entreprise et le déclin du secteur industriel dominé par les grandes industries82. Cet auteur n’analyse pas ce processus en termes genrés. Cependant, la hausse impressionnante du nombre de personnes à la direction d’entreprise entre 1961 et 1981 à Montréal et l’augmentation de la proportion qu’y représentent les femmes (graphiques 2 et 3) peut être interprétée par les mêmes facteurs. En effet, les Américains présentés par Mansel Blackford comme les Québécoises étudiées par Pierre Collerette et Paul G. Aubry sont des propriétaires de petites entreprises. Le premier décrit les tendances vécues par le groupe des « petits entrepreneurs »83. Pierre Collerette et Paul

G. Aubry constatent, quant à eux, que

la moitié des femmes d’affaires œuvrent dans des entreprises dont le chiffre d’affaires en 1986 a été inférieur à 100 000 $ et 20 % dans des entreprises dont le chiffre d’affaires varie entre 100 000 $ et 200 000 $ [...] [et que] les trois quarts (77 %) des femmes d’affaires participent à une entreprise qui

80 Mansel G. Blackford, « Small Business in America. A Historiographic Survey », The Business History Review, vol. 65, no 1, 1991, pp. 1-26, pp. 3-4.

81 Ibid.

82 Ibid. Cette idée est également émise par Pierre Collerette et Paul G. Aubry, Femmes et hommes d'affaires, p. 53 et 57.

emploie moins de six personnes et 96 % participent à une entreprise qui a vingt-cinq employés ou moins.84

Ils différencient également les entrepreneures qui sont propriétaires uniques de celles qui le sont en collaboration avec autrui. Les premières dirigeraient, selon eux, moins d’employéEs et seraient plus concentrées dans le commerce de détail et les services que les secondes85.

Ainsi donc, si la hausse du nombre de femmes à la direction d’entreprise constatée à Montréal (comme au Québec et au Canada) durant les deux dernières décennies de la période étudiée est partiellement causée par une ouverture de postes de direction et de gestion d’entreprise aux femmes, elle l’est aussi par une croissance du nombre de femmes propriétaires encouragées à se lancer dans l’aventure du petit entrepreneuriat du fait de ces circonstances économiques.

Conclusion

Entre 1920 et 1980, les femmes ont donc bel et bien participé à l’économie marchande de Montréal, non seulement en tant que consommatrices ou salariées, mais aussi à des postes de direction d’entreprise, comme directrices, gérantes, administratrices et propriétaires. Si leur groupe gonfle progressivement de 1921 à 1961, passant de 1 141 à 3 164 personnes, il connaît surtout une croissance exponentielle par la suite pour atteindre le total de 21 963 individues à la fin de la période. Cependant, alors que la seconde moitié du siècle est caractérisée par une féminisation de la main-d’œuvre, la direction d’entreprise reste foncièrement masculine du fait de la dynamique dite du « plafond de verre ». Il est important, cependant, de poser un regard critique sur les données statistiques utilisées. Le travail invisible des femmes reste une réalité dont ces données ne tiennent pas compte comme le montrent les exemples des femmes travaillant à temps partiel, des logeuses et des femmes collaboratrices. La comptabilisation des unes et des autres et sans doute un

84 Pierre Collerette et Paul G. Aubry, Femmes et hommes d'affaires, pp. 39, 45 et 63; Suzanne Messier, Chiffres en main, p. 48; Hélène Lee-Gosselin et Monica Belcourt, « Les femmes entrepreneures », pp. 56-88, pp. 65-68.

85 Pierre Collerette et Paul G. Aubry, ibid., pp. 39, 45 et 63; Suzanne Messier, Chiffres en main, p. 48; Hélène Lee-Gosselin et Monica Belcourt, « Les femmes entrepreneures », pp. 56-88, pp. 65-68.

réel engouement pour l’entrepreneuriat féminin « avec pignon sur rue » à partir des années 1960, font partie des principaux facteurs explicatifs des variations de ce groupe au fil du temps et, notamment, son gonflement à la fin du siècle.

Par ailleurs, quelque 80 % de ces femmes ayant un poste de direction en entreprise sont principalement concentrées dans le commerce de détail et les services. Si, au cours de la période, la part de celles qui participent au premier secteur diminue (de 65 à 40 %), la part de celles qui travaillent dans le second augmente (de 20 à 40 %). Ce mouvement est également perceptible chez les hommes. Cependant, si 80 % des hommes sont concentrés dans le commerce de détail et les services au début du siècle, ce taux chute à 50 % en 1950, l’autre 50 % se retrouvant principalement dans les secteurs des manufactures, du commerce de gros et de la finance, ce qui n’est pas le cas des femmes. Celles-ci en effet, restent concentrées dans le commerce de détail et les services. Ces différences illustrent deux phénomènes qui caractérisent la période : d’une part, la tertiarisation de l’économie accompagnée d’une diminution du nombre de personnes à la tête de petits commerces de détail à partir de la Seconde Guerre mondiale et d’autre part, la concentration plus importante des femmes que des hommes dans le commerce de détail et les services qui tendent, au fil du temps, à se féminiser.

L’examen de la répartition des hommes et des femmes – propriétaires uniquement – selon les différents types de commerces de détail fait apparaître une seconde division genrée de l’espace économique. En effet, la concentration des propriétaires dans les domaines de l’alimentation et du vêtement est, ici aussi, plus perceptible chez les femmes (généralement vendeuses de tabac et de vêtements pour femmes) que chez les hommes (généralement bouchers, tailleurs ou cordonniers). Si le premier domaine est féminin à 15 % en moyenne entre 1920 et 1960, dans le second, les femmes représentent environ le quart des propriétaires. Le cas des fleuristes est particulier en ce que peu de femmes sont propriétaires de ce genre de commerce, mais que ce domaine est féminin à plus de 40 %. Enfin, les hommes sont davantage répartis dans les autres types de commerces de détail, même si certaines femmes s’y aventurent également. Dans les services, la division genrée est encore plus évidente. Si ce secteur est féminin à 11 % environ, les salons de beauté (généralement les coiffeuses) le sont à près de 75 %. Les hommes se répartissent bien davantage dans les différents types de services.

L’étude de ces données statistiques fait également apparaître la croissance du nombre de propriétaires et gérants dans le commerce de détail entre 1931 et 1941, alors que ce nombre décroît dans tous les autres secteurs d’activités. Le mouvement de concentration des entreprises combinées avec une hausse du nombre de faillites causées par la crise économique, souvent évoquées dans l’histoire économique, ne se ressent pas dans ce secteur d’activités. Au contraire, la crise se traduit par une multiplication des petits commerces qui peuvent être créés sans grands investissements lorsque la conjoncture économique est peu favorable à l’emploi salarié. Par ailleurs, la distinction entre les hommes et les femmes propriétaires de ce type d’entreprise et la répartition des femmes propriétaires selon les différents domaines d’activités laissent percevoir que cette hausse du nombre de propriétaires de commerce de détail est principalement le fait du gonflement du groupe des femmes lui-même causé par la hausse du total de vendeuses de « tabacs, bonbons, etc. ». Si les années 1940-1960 sont caractérisées par une diminution du nombre de petits commerces de détail, dès les années 1970, le total des petites entreprises (quel que soit le secteur) gonfle, lui, à nouveau. Or, à la fin du siècle, les entrepreneures, dont les auteurEs célèbrent la multiplication, se retrouvent également principalement dans le commerce de détail et les services et dans des petites entreprises. L’argument de l’instabilité économique de la fin des « Trente glorieuses » comme motivation à l’entrepreneuriat, pour les hommes comme pour les femmes, n’est pas sans rappeler les raisons évoquées pour expliquer l’engagement en affaires de nombreux individus dans les années 1930. Le caractère exceptionnel de certains parcours d’entrepreneures pourrait donc être, tout au long du XXe siècle, réservé aux seules femmes qui exercent leur profession

dans d’autres domaines d’activités que le commerce de détail de tabac (ou de la location de chambres), des secteurs qui dépendent plus que les autres des fluctuations économiques et qui rassemblent le plus grand nombre d’entrepreneures.

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