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Carte 2. Répartition géographique des commerces enregistrés au nom d’une femme, Montréal, 1955

4.3. La longévité de leurs entreprises

À la fin des années 1980, Collerette et Aubry constatent que

la majorité des femmes d’affaires sont impliquées dans des entreprises relativement jeunes. Seulement 41 % participent à la propriété d’une entreprise de plus de dix ans alors que 38 % d’entre elles participent à une entreprise de

141 Pour la réalisation de cette carte, nous avons pu situer 764 commerces en 1955, ce qui représente près de 83 % du total des commerces relevés dans l’annuaire Lovell de cette année-là. Notre choix de traiter les données de 1955 et non pas de 1960 provient des différences notables de référencement des commerces entre les annuaires de 1955 et 1960 qui rendent les données pour la première année plus complètes que pour la seconde. Il nous paraît également crucial d’insister ici sur la fragilité de nos données mise en évidence pour la carte 1 (1935).

moins de cinq ans [et que] 52 % des femmes d’affaires de l’échantillon sont propriétaires de leur entreprise depuis 1981 ou après142.

En revanche, 25 % seulement des hommes possèdent une entreprise de 5 ans et moins, 20 % sont propriétaires d’une entreprise en activité depuis 6 à 9 ans et 55 %, contre 41 % pour les femmes, d’une entreprise âgée de 10 ans et plus143. Les entreprises gérées par des femmes sont donc globalement plus jeunes que celles des hommes. Par conséquent, le chiffre d’affaires des femmes est moins élevé que celui des hommes144. En revanche, le nombre d’employéEs, lui, serait assez similaire entre les deux groupes d’employeurEs145.

In fine, même si « la très grande majorité des entrepreneurs [hommes et femmes] œuvrent

dans la petite et moyenne entreprise (PME) et un grand nombre œuvre dans de petites entreprises », les femmes « sont plus concentrées dans la petite entreprise que les hommes »146. Cette réalité serait, selon Collerette et Aubry, le témoin de la croissance de l’intérêt qu’ont porté les femmes aux affaires depuis le début des années 1980147. Ils indiquent, pour le prouver, que « près du deux tiers des 917 femmes qui ont composé l’échantillon de 1986 (63 %) s’intéressent aux affaires depuis 1976 ou moins et 37 % s’y intéressent depuis 1981 ou moins »148. Cependant, l’élément qui échappe aux auteurs est le

fait que, comme l’âge moyen des femmes d’affaires de l’échantillon étudié était de 37 ans et que presque la moitié (41 %) avaient moins de 35 ans, une grande majorité d’entre elles ne pouvaient pas s’être intéressées aux affaires avant 1976. À cette date, elles n’avaient pas 25 ans. Ce constat de la jeunesse des entreprises possédées par des femmes est également partagé par Lee-Gosselin et Belcourt selon qui 40 % de ces entreprises ont cinq ans ou moins149. Ce phénomène, combiné au manque d’expérience antérieure, au « désir de la

propriétaire-dirigeante de garder l’entreprise petite », et très certainement au secteur d’activités, expliquerait la petite taille des entreprises dirigées par des femmes150.

142 Pierre Collerette et Paul G. Aubry, Femmes et hommes d'affaires, p. 40. 143 Ibid. 144 Ibid., p. 135. 145 Ibid. 146 Ibid. 147 Ibid., p. 112. 148 Ibid., p. 57.

149 Hélène Lee-Gosselin et Monica Belcourt, « Les femmes entrepreneures », pp. 56-88, pp. 65-68. 150 Ibid..

Notre analyse montre que la jeunesse des entreprises détenues par des femmes n’est pas propre aux années 1980. Déjà au début du siècle à Québec, les commerçantes étudiées par André Roy le restent en moyenne 4 à 7 ans, seuls 7 % d’entre elles exerçant cette activité plus de 15 ans151. Le recensement du Canada de 1931 indique que 72,6 % de l’ensemble des commerces de détail actifs à cette date dans l’ensemble du pays ont une longévité de 11 ans ou moins, un pourcentage qui grimpe à 73,78 pour la province du Québec152. De manière similaire, le recensement du Canada de 1941 indique que du total des commerces de détail canadiens, 71,7 % ont été ouverts pendant la période 1930-1941 alors que seuls 26 % des établissements de service faisant affaire en 1941 étaient exploités dans la même localité et par le même propriétaire en 1929153. La longévité moyenne des commerces de détail et des établissements de services canadiens est donc évaluée à 8,8 années pour les premiers et à 8,5 années pour les seconds.

L’examen de la longévité des commerces enregistrés dans l’annuaire Lovell de 1940 permet de faire le même constat pour les Montréalaises tenant boutique pendant la première moitié du XXe siècle (tableau 1)154. Sur les 1667 commerces et établissements de services retracés dans l’annuaire de cette année-là, 49 % n’apparaissent ni dans l’annuaire de 1935 ni dans celui de 1945 : ils ont donc eu une durée de vie maximale de 8 ans155. De ce même total, 21,2 % sont présents soit dans l’annuaire de 1935, soit dans celui de 1945 et ont donc eu une longévité de 5 à 13 ans156. Ce qui signifie qu’environ 70 % des commerces actifs en 1940 ont eu moins de 13 ans d’existence. Ceci est comparable aux constats

151 André Roy, La faillite, le commerce et le crédit, pp. 72-73.

152 Recensement Canada, 1931, Commerce de détail, p 76 (Tableau 15, Continuité de propriété). 153 Recensement Canada, 1941, Vol X, Établissements de commerce et services, p lxxix et Recensement 1941, Vol XI, Commerce de gros et de services, Section II, Commerce de service, pp. 404 et 405.

154 Le choix de cette date se justifie par le fait que c’est la seule année qui nous permet de calculer la longévité des entreprises de ce groupe de manière équivalente sur vingt ans, avant et après cette date. En effet, l’estimation a été effectuée par une comparaison systématique des mentions de commerces indiquées dans l’annuaire de commerces Lovell de 1940 au nom d’une femme avec celles des annuaires suivants et précédents. Ainsi donc, du total des mentions de l’annuaire de 1940, nous avons repéré celles qui étaient également présentes telles quelles (même nom, même adresse, même type de commerce) dans les annuaires de 1920, 25, 30, 35 ainsi que dans ceux de 1945, 50, 55 et 60.

155 Il se peut, en effet, que ces commerces n’aient existé qu’en 1940 ou aient été créés en 1936 et fermés en 1944.

156 Il se peut, en effet, que ces commerces aient été créés en 1931 et abandonnés en 1944 ou encore fondés en 1936 et clôturés en 1949.

relevés dans les recensements de 1931 et 1941 pour l’ensemble des commerces canadiens. Le caractère conjoncturel de la création ou de la reprise de ces commerces ne semble pas être fondamentalement différent lorsque ce sont des femmes qui sont à leur tête. La brièveté des commerces de détail et de services détenus par des femmes au cours des années 1920-1980 s’expliquerait donc principalement par les secteurs d’activités dans lesquels elles œuvrent majoritairement et dans lesquels peu d’entreprises résistent aux années. Nous pouvons donc affirmer, comme Sylvie Taschereau, que ces secteurs sont en « perpétuel renouvellement »,157 et ce, quel que soit le sexe du propriétaire.

Tableau 1. Longévité des entreprises féminines enregistrées dans l’annuaire Lovell de 1940 Longévité Date de première et dernière mention Nombre de commerces

Pourcentage sur le total des commerces de l’annuaire de 1940 ≤ 8 années 1940 810 49 % 5-13 années 1935-1940 1940-1945 354 148 206 21,2 % 10-18 années 1930-1940 1935-1945 1940-1950 206 42 74 90 12,2 % 15-23 années 1925-1940 1930-1945 1935-1950 1940-1955 144 19 22 42 61 8,6 % 20-28 années 1920-1940 1925-1945 1930-1950 1935-1955 1940-1960 93 7 11 14 36 25 5,5 % 25-33 années 1920-1945 1925-1950 1930-1955 1935-1960 36 3 8 8 17 2,1 % 30-38 années 1920-1950 1925-1955 1930-1960 14 6 2 6 0,8 % 35-43 années 1920-1955 1925-1960 7 4 3 0,4 % > 40 années 1920-1960 3 0,2 %

Total des commerces de

l’annuaire de 1940 1667 100 %

Conclusion

Ce chapitre a permis d’apporter quelques éléments de réponse à la question de savoir qui sont les entrepreneures montréalaises durant la période 1920-1980. En ce qui concerne leur statut matrimonial, trois affirmations peuvent être énoncées. Premièrement, elles ne suivent pas majoritairement le modèle de la veuve soucieuse de s’assurer un revenu familial. En effet, si les veuves forment bien un groupe important sur le total des entrepreneures montréalaises jusqu’au milieu des années trente, les célibataires composent cependant 40 % de cet ensemble et les femmes mariées entre 25 et 30 %. En revanche, dès 1935, alors que les célibataires représentent toujours 40 % du total, la proportion de femmes mariées atteint les 50 % tandis que le nombre de veuves diminue très fortement. Deuxièmement, à Montréal les femmes mariées n’ont pas attendu d’obtenir la pleine capacité juridique en 1964 pour se lancer en affaires puisque leur présence dans l’entrepreneuriat montréalais est assez similaire à celle des femmes mariées dans l’ensemble canadien. Les contraintes juridiques du Code civil pour l’ensemble des femmes mariées ne les ont certainement pas aidées dans la gestion de leur entreprise. Cependant, l’exception des « marchandes publiques », qui, une fois autorisées par leur mari, obtenaient la pleine capacité juridique pour tous les actes liés à leur commerce et la reconnaissance des biens séparées de la femme mariée à partir de 1930 ont probablement facilité leur participation aux affaires. Troisièmement, plus de 60 % des entrepreneures sont mariées ou ont été mariées. Cette proportion est même légèrement plus élevée en ce qui concerne la direction d’entreprise en 1951 et 1961. Au contraire, les femmes mariées ne forment qu’environ 50 % de la population et moins de 40 % de la main-d’œuvre jusqu’en 1961. Les possibilités, plus nombreuses dans le petit commerce, de conjuguer cette profession avec les obligations ménagères expliquent sans doute cette situation. Selon nous, l’insatisfaction ou l’inaccessibilité du travail salarié, notamment en période de crise, demeure néanmoins la cause principale de l’entrepreneuriat féminin pour la période 1920-1960, tel que nous l’avons présenté au chapitre 3.

Par ailleurs, les entrepreneures se répartissent différemment entre les principaux types de commerces selon leur statut matrimonial. En effet, il apparaît que le secteur de l’alimentation — soit des commerces relativement faciles à mettre en place — compte le plus de femmes d’affaires mariées, comme les maisons de pension le plus de veuves. Au

contraire, les boutiques liées au vêtement et les salons de beauté — soit des activités exigeant plus de formations et de capital — sont davantage la propriété de célibataires. Les commerces dits de « tabacs, bonbons, etc. », les plus nombreux et majoritairement possédés par des femmes mariées connaissent une courbe de croissance entre 1920 et 1940 et de décroissance entre 1940 et 1960, qui se répercute sur l’ensemble du groupe des commerces dont les femmes sont propriétaires. Il apparaît donc que l’entrepreneuriat féminin prospère davantage durant les années d’instabilité économique alors que les femmes mariées sont encouragées à exercer des activités commerciales temporaires pour combler un budget familial déficitaire que durant les périodes d’abondance pendant lesquelles l’accès au marché du travail salarié leur est facilité. Les célibataires, quant à elle, se répartissent davantage dans les différents types de commerces, mais sont majoritaires dans les domaines du vêtement (couturières, modistes et vente de vêtements pour femmes) et les salons de beauté. Leur nombre semble moins dépendant des aléas économiques que des transformations structurelles de ces deux domaines d’activités déjà entamées à la fin du XIXe siècle et qui se poursuivent au fil du XXe siècle.

Cette distinction entre les commerces d’alimentation et les autres est aussi perceptible dans leur localisation. En 1935 comme en 1955, la majorité des commerces des Montréalaises sont établis dans les quartiers de l’est de la ville et dans les faubourgs du sud-ouest, soit des espaces à majorité canadienne-française et généralement à population ouvrière. En revanche, beaucoup de commerces du secteur du vêtement, les salons de coiffure et les magasins de fleurs, sont aussi installés sur les grandes artères commerçantes comme Saint-Denis, Sainte-Catherine et Saint-Hubert constituant donc une grande partie des commerces « visibles » de la période 1920-1960.

Enfin, près de 70 % des commerces tenus par des Montréalaises et relevés dans l’annuaire de 1940 ne dépassent pas treize années d’existence, ce qui rejoint la moyenne de la longévité des petits commerces canadiens (8 ans). Si la carrière du petit commerçant est brève, celle de la petite commerçante n’est pas beaucoup plus longue et la jeunesse des entreprises féminines mise en exergue par les auteurs québécois des années 1980 paraît relever davantage de leur secteur d’activité que de la multiplication de leur nombre à partir de la fin de XXe siècle.

En conclusion, trois portraits types d’entrepreneures montréalaises peuvent être esquissés. Le premier, qui correspondrait à la « règle » est le modèle de la femme mariée, propriétaire d’une boutique d’alimentation au cœur d’un quartier ouvrier, pendant moins de 13 ans. Le second, l’« exception », est celui de la célibataire tenant un commerce lié au domaine du vêtement (couturières, modistes ou vendeuses de vêtements pour femmes), un salon de beauté ou un magasin de fleurs, installé sur l’une ou l’autre des grandes rues commerçantes de la métropole, pendant plus de 13 ans. Enfin, un troisième type de parcours entrepreneurial, l’« exception de l’exception », est celui de la femme qui participe à la direction d’une entreprise dans les secteurs manufacturiers, de la construction, du transport et des communications ou du commerce de gros. Leur maigre nombre et le silence des sources nous empêchent d’en indiquer les principales caractéristiques comme leur statut matrimonial, la localisation de leurs commerces ou la longévité de ceux-ci.

Partie 3. Des femmes « exceptionnelles » dans les réseaux de

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