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Chapitre 5. Des associations de femmes d’affaires

5.3. Des groupements politiques

5.3.2. Les modistes de l’AFA face à la concurrence

En plus d’être une institution sociale et un lieu de promotion de la formation commerciale des femmes, l’AFA se donne aussi pour objectif de défendre les intérêts professionnels de ses membres64. Se comparant aux chambres de commerce « existant chez les hommes d’affaires », elle interviendra dans une série de dossiers qui ont trait à la défense du petit commerce : la question du commerce de détail pratiqué par des grossistes, celle de l’avènement du prêt-à-porter chez les modistes et celle de la règlementation des heures d’ouvertures des magasins65.

À partir de 1911, l’AFA dénonce le commerce de détail pratiqué par certaines maisons de commerce de gros au détriment des petitEs commerçantEs et, en particulier, en France comme le met en exergue Marianne Thivend, « L’enseignement commercial aux XIXe et XXe siècles approché par le genre : Bilan historiographique et pistes de recherche », Histoire de l’éducation, vol. 136, oct.-déc. 2012, pp. 9-21. Du côté du Canada anglais, voir Margaret J. MacDougall, The Evolution of Business Education in New Brunswick, 1784-1984, Saint-John, New-Brunswick, Impresses, 2001; Barry E.C. Boothman, « Culture of Utility. The Developpement of Business Education in Canada », dans Barbara Austin, dir., Capitalizing Knowledge : Essays on the History of Business Education in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2000, pp. 11- 86.

63 Voir notamment Micheline Dumont et Nadia Fahmy-Eid, Les couventines. L’éducation des filles au Québec dans les congrégations religieuses enseignantes 1840-1960, Montréal, Boréal, 1986; Micheline Dumont et Nadia Fahmy-Eid, Maîtresses de maison – Maîtresses d’école. Femmes, famille et éducation dans l’histoire du Québec, Montréal, Boréal, 1983; Nadia et al. Fahmy-Eid, Femmes, santé et professions. Histoire des diététistes et des physiothérapeutes au Québec et en Ontario, 1930-1980, Montréal, Fides, 1997; Yolande Cohen et al., Les sciences infirmières. Genèse d’une discipline, Histoire de la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2002. Par exemple, la faculté de droit de l’Université de McGill accepte sa première étudiante en 1911, celle de médecine en 1918. L’université Laval de Montréal admet une première femme comme étudiante en médecine en 1925. 64 BAnQ, FNSJB, Rapport annuel de l’AFA, 1920 ; « Travaux présentés à la séance des œuvres économiques  », La Bonne Parole, mai 1927, p. 7; Marie Lavigne, Yolande Pinard et Jennifer Stoddart, « La FNSJB et les revendications féministes au début du XXe siècle  », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 29, no 3, 1975, pp. 353-373, p. 372; « La FNSJB – Troisième fête annuelle au monument national », Le Devoir, 20 octobre 1913.

65 BAnQ, FNSJB, Rapport annuel de l’AFA, 1920 et « La FNSJB », La Patrie, septembre 1911[?]. Ces luttes rejoignent celles de l’Association des bouchers de Montréal et de l’Association des épiciers de Montréal repérées par Sylvie Taschereau, Les petits commerçants de l'alimentation, p. 88.

des modistes66. En effet, le compte-rendu de l’assemblée du 13 septembre, paru dans La

Patrie nous apprend que

plusieurs résolutions adoptant des mesures efficaces pour enrayer les abus du détail de faveur par certaines maisons de gros auront certainement leurs résultats marqués. Il nous fait plaisir de dire que plusieurs maisons de gros se montrent sympathiques et bien disposés [sic] à rendre justice à nos griefs. Il incombe donc aux femmes d’affaires d’exposer leurs droits pour les faire respecter67.

Un article publié dans Le Devoir en juin 1912 mentionne que « les modistes se plaignent, de nouveau des fournisseurs de gros, qui font le commerce de détail, en opposition à leurs clients de commerce » et que « l’Association des femmes d’affaires fera de nouvelles démarches, et plus pressantes cette fois pour attirer l’attention des propriétaires et gérants des maisons de gros, afin d’obtenir une entente qui protégera réciproquement les parties intéressées »68. Le problème ne semble pas se résoudre puisqu’encore en 1919, le rapport de l’association indique qu’elle « a fait des démarches auprès des marchands en gros pour enrayer les abus auxquelles ils donnaient lieu [sic], en admettant dans leurs établissements des personnes non engagées dans le commerce, et auxquelles ils vendaient cependant au détail »69. Bien que nous ne sachions rien de plus sur ce conflit qui oppose le commerce de détail au commerce de gros chez les modistes, nous pouvons faire le constat que l’AFA défend donc le premier, féminin, du second, masculin, auquel elle ne s’imagine pas que ses membres peuvent faire partie.

Cette opposition ressemble à celle qui dresse le commerce de chapeaux prêt-à-porter contre le commerce du fait main, dont on retrouve la trace à la fin des années vingt. En effet, en 1928, Mme M-A Côté-Marcotte, présidente de l’AFA, dénonce la situation en ces termes :

Autrefois le chapeau, par exemple : l’importation nous offrait des chefs d’œuvres, des créations magnifiques. On se dispense maintenant de ce chapeau qu’on remplace par un couvre-chef de manufacture, plus ou moins bien fait, peu importe. […] Autrefois, la modiste pouvait réaliser du cent pour cent, avec

66 Ibid.; « La FNSJB », Le Devoir, 1 juin 1912. Voir aussi Mme M-A Côté-Marcotte, « Les embarras du petit commerce : causerie donnée à l’association des femmes d’affaires », La Bonne Parole, mai 1928, p. 12; Yolande Pinard, Le féminisme à Montréal, p. 229.

67 Ibid.

68 BanQ, FNSJB, « La FNSJB », Le Devoir, 1 juin 1912.

ses mains de fée […] Les marchands détaillants réunis font leur travail, faisons le nôtre nous aussi, et de préférence, donnons tout l’encouragement possible à celles qui luttent pour leur légitime indépendance70.

Ces traces de dénonciations par l’AFA des relations conflictuelles entre les détaillantEs et les grossistes, notamment chez les modistes, et de la lutte menée par les artisanes contre la production et la distribution de masse de chapeaux féminins témoignent d’un processus plus large de masculinisation de cette industrie au tournant du XXe siècle. Comme l’étudie Wendy Gamber, à Boston, les wholesale milliners, majoritairement des hommes, avaient, au XIXe siècle un réel pouvoir sur les retailers milliners, majoritairement des femmes, que

ce soit par leur offre de crédit, la construction de la réputation qu’ils leur faisaient ou le choix des marchandises qu’ils leur imposaient71. Ils les considéraient « through Victorian glasses » comme des « “helpless” females », ce qui avait pour conséquence de les transformer en « “respectable” businesswomen »72. Au tournant du siècle, en revanche, avec l’adoption de nouvelle méthode, plus rationnelle, de faire des affaires, ces commerçantes au détail deviennent des « “unbusinesslike” businesswomen »73. Les grossistes-manufacturiers vont, par ailleurs, progressivement proposer sur le marché des machines électriques qui réduisent la main-d’œuvre, des modèles de chapeaux préfabriqués et, finalement, des produits de prêt-à-porter74. Comme l’indique Gamber,

In 1860, the typical milliner was a highly skilled craft person, an artisan businesswoman who made the hats she sold […] Sixty or seventy years later, she – or he – was a seller of prefabricated hats who was fighting a losing battle against department stores75.

Cette situation est aussi très similaire à celle de l’Ontario étudiée par Christina Bates76. Christine Godin, en revanche, souligne la continuité de ce commerce au Québec jusque

70 Mme M-A Côté-Marcotte, « Les embarras du petit commerce : causerie donnée à l’association des femmes d’affaires », La Bonne Parole, mai 1928, p. 12.

71 Wendy Gamber, The Female Economy, p. 158. 72 Ibid.

73 Ibid. Au sujet des nouvelles méthodes de faire des affaires adoptées par les petits commerçants face à la montée de la culture de la consommation de masse, voir David Monod, Store Wars, p. chapitres 3 à 6.

74 Wendy Gamber, ibid., p. 158. 75 Ibid., p. 159..

dans les années soixante77. Les prescriptions catholiques plus strictes que chez les

protestantes du port du chapeau auraient entretenu le maintien d’ateliers-boutiques autant que de grossistes et d’importateurs de chapeaux78. Cependant, son analyse se limite à quelques témoignages et il est, selon nous, fort probable, comme en témoigne la lutte menée par l’AFA et les résultats statistiques exposés dans le premier chapitre, que, malgré l’existence de modistes après les années trente, la forte chute de leur nombre et le processus de masculinisation qui a cours au Canada anglais et aux États-Unis se ressent également au Québec en général et à Montréal, en particulier, dès le début du XXe siècle79.

Un second point sur lequel se positionne l’AFA au début des années vingt est la question des heures d’ouverture des magasins. D’un côté, l’Association des employées de magasin de la FNSJB revendique la fermeture de bonne heure des magasins de Montréal pour « la santé et le bien-être des travailleurs » et obtient la fermeture des grands magasins de l’est de la ville à 6 h le samedi pendant les mois de juillet et août80. De l’autre côté, l’AFA opte pour leur ouverture tardive, adhérant ainsi, selon elle, au « sentiment [...] général [partagé] tant chez les marchands-détaillants que chez les femmes engagées dans le commerce »81. Son argument central est le fait que la soirée est le moment le plus achalandé de la journée pour les petits commerces dont la clientèle est principalement ouvrière et que leur fermeture tous les soirs serait néfaste autant pour l’ouvrière que pour la patronne82. Elle parvient, finalement, à faire adopter une clause d’exception au règlement

77 Christine Godin, ibid., p. 52. 78 Ibid.

79 Michelle Comeau, « Les grands magasins de la rue Sainte-Catherine à Montréal : Des lieux de modernisation, d’homogénéisation et de différenciation des modes de consommation », Material History Review, vol. 41, 1995, pp. 58-66 ; Luc Côté et Jean-Guy Daigle, Publicité de masse et masse publicitaire. Le marché québécois des années 1920 aux années 1960, Ottawa, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1999.

80 « Entre nous », La Bonne Parole, juillet-août 1919, pp. 1-2.

81 BanQ, FNSJB, « La FNSJB  », Le Devoir, 22 février 1919. Voir aussi « La FNSJB  », La Presse, 1919[?]; Mme M-A Côté-Marcotte, « Vers quelles spécialités commerciales se dirigent les patronnes – Le rôle du petit commerce », La Bonne Parole, mai 1927, p. 11; Yolande Pinard, Le féminisme à Montréal, p. 213.

82 Ibid. Voir aussi « La FNSJB  », La Presse, 1919[?]; Mme M-A Côté-Marcotte, « Vers quelles spécialités commerciales se dirigent les patronnes – Le rôle du petit commerce », La Bonne Parole, mai 1927, p. 11; Yolande Pinard, Le féminisme à Montréal, p. 213.

municipal no695 « concernant la fermeture des magasins de bonne heure »83. L’article 2 de

ce règlement stipule que

les magasins de la Cité de Montréal devront être fermés à 7 heures du soir les lundi, mardi, mercredi et jeudi de chaque semaine, à 9 heures du soir le vendredi et à 11 heures du soir le samedi, et ils devront rester fermer [sic] jusqu’à 5 heures du matin le lendemain.84

Cependant, l’AFA obtient l’ajout de l’article 3 qui consacre une exception pour « les tailleurs, marchands-tailleurs, modistes, marchands de mode et de travaux à l’aiguille » dont les commerces peuvent rester ouverts plus tardivement le lundi, « pourvu que les services d’aucune personne à leur emploi ne soient retenus entre 7 heures et 9 heures du soir »85. Ce débat relatif aux heures d’ouverture des magasins oppose donc deux groupes de femmes que sont les employeures d’un côté et les employées de magasin de l’autre. Ce jeu de la concurrence qui prend le pas sur la solidarité féminine dans les relations de travail se ressent également au sein des ateliers de modistes de Boston. Wendy Gamber souligne en effet que :

[g]iven the overwhelming evidence of exploitation, any notion of a ‘maternal’ style of labour relations must be discarded. Female employers could be just as ruthless – or as kind – as their male counterparts. […] Overtime, too, was a significant problem, especially during rush seasons and on Saturday evening, when the retail trade was as its busiest.86

De manière générale, même lorsqu’il s’agit de patronnes, les exigences du capitalisme priment donc sur la défense de la condition féminine. L’AFA préfère soutenir les intérêts de ses membres qu’elle considère comme des commerçantes soumises aux pressions engendrées par la concurrence et non pas comme des femmes plus sensibles aux conditions de travail de leurs employées du fait de leur sexe.

83 Archives de Montréal, Fonds Conseil de la ville de Montréal 1833-2001, VM001, 33-02, dossier D054, Règlement no 695, Règlement à l’effet de remplacer les règlements nos 328 et 498, au sujet de la fermeture de bonne heure des magasins, article 2 [en ligne] https://archivesdemontreal.ica- atom.org/no-695-reglement-leffet-de-remplacer-les-reglements-nos-328-et-498-au-sujet-de-la- fermeture-de-bonne-heure-des-magasins (page consultée le 21 juin 2017) Voir aussi « Chroniques des œuvres », La Bonne Parole, janvier 1928, p. 2; Mme M-A Côté-Marcotte, « Vers quelles spécialités commerciales se dirigent les patronnes – Le rôle du petit commerce », La Bonne Parole, mai 1927, p. 11.

84 Ibid., article 2. 85 Ibid., article 3.

Dans ces dossiers relatifs aux relations entre détaillantes, grossistes et manufacturiers du commerce de chapeaux et entre les employeures et les employées au sujet de la règlementation des heures d’ouverture des commerces, l’AFA prend position en faveur des tenancières de petits commerces et de petites industries du domaine du vêtement. Ce choix n’est pas surprenant si l’on considère le type de commerces tenus par une grande partie des membres du conseil exécutif de l’AFA, à savoir la chapellerie. Il ne rend surtout visibles que celles qui ne forment qu’un peu moins de la moitié de l’ensemble des entrepreneures montréalaises de la première moitié du XXe siècle, comme on l’a vu au

chapitre 3.

5.3.3. Le CTBPW et le BPWCM pour la promotion des femmes à la direction

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