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Chapite 3. Temps et mémoire

3.1 Mémoire didactique

Dans le cadre de l'élaboration de la théorie des situations, parmi les phénomènes étudiés par Brousseau et son équipe au COREM43, est apparu celui de "mémoire didactique" A. Rouchier dans sa thèse soutenue début 1991, annonçait déjà ces travaux et leur importance.

«L'enseignement ne peut pas fonctionner sans mémoire. Il compte, bien sûr, sur la mémoire des acteurs, c'est-à-dire sur les mémoires "personnelles" des élèves et des maîtres, celles dont ils disposent en tant que sujets humains. Elles sont sollicitées au cours des différentes phases de l'enseignement. Mais en outre, il y a une inscription de la mémoire dans le système didactique lui- même. Le système didactique ne peut pas laisser la gestion de la mémoire au seul niveau de ces mémoires personnelles. Il doit donc dans le traitement qu'il effectue du savoir, recueillir et prévoir des éléments de mémoire, au vu et au su de tous (élèves et maîtres). Il s'agit d'une question qui est actuellement à l'étude […] C'est un sujet qui est d'une grande importance, notamment pour l'institutionnalisation.» (Rouchier, 1991, pp29-30)

Deux textes ont par la suite contribué à la diffusion, dans la communauté didactique, de cette problématique:

- le premier est intitulé "Rôle de la mémoire didactique de l'enseignant" et fut publié dans la revue RDM44 en 1991, cosigné par Brousseau et Centeno, nous en présentons les grandes lignes ci-dessous.

- le second est la "thèse posthume inachevée" de Julia Centeno publiée en 1995 (grâce au travail de mise en forme de Claire Margolinas) sous le titre "La mémoire didactique de l'enseignant".

Dans sa thèse, Centeno précise les conditions d'une expérimentation permettant des observations pertinentes quant aux faits et phénomènes didactiques liés à la mémoire. Il s'agit, dit-elle, de choisir un sujet pour lequel l'enchaînement des séances permet de voir une évolution dans le rapport au savoir des élèves; disposant à l'école Michelet d'un enchaînement de très nombreuses séances sur l'enseignement des rationnels et des décimaux, c'est ce sujet mathématique qu'elle retient.

Dans leur étude initiale Brousseau et Centeno se posent la question de la gestion, par le système didactique, des connaissances provisoires des élèves.

43 Le COREM est le Centre d'Observation et de Recherche sur l'enseignement des Mathématiques créé par Guy

Brousseau près de Bordeaux (France) et permettant, par un dispositif unique en son genre, de mener des observation de classe, d'engager des recherches sur le long terme et ce, en étroite collaboration avec les enseignants des classes primaires concernées, à savoir celles de l'école Michelet de Talence (voir pour plus de détail sur les caractéristiques de ce centre, Salin et Greslard, 1999)

«Dans quelle mesure le système didactique - le maître - par exemple - est-il contraint de gérer une représentation des comportements effectifs - et donc variés et provisoires - des élèves et de leurs connaissances transitoires?» (Brousseau et Centeno, 1991, p168)

La question est travaillée en terme de "mémoire didactique" du système, avec une centration sur la mémoire de l'enseignant; une modélisation est proposée, enrichissant de ce nouveau concept la théorie des situations.

Dans la perspective d'une adaptation du système à l'apprentissage d'un savoir spécifique, il s'agit pour les auteurs de s'interroger sur la place, le rôle, la portée……"d'informations spécifiques relatives au passé commun aux acteurs de l'apprentissage". L'expérimentation faite par Centeno pour sa thèse porte uniquement sur la mémoire du maître, les séquences de classe observées sont faites par des enseignants "avec" ou "sans" mémoire, cette composante étant une variable expérimentale clef. Pour travailler ce concept une définition "opératoire" est d'abord donnée:

«la mémoire de l'enseignant sera ce qui le conduit à modifier ses décisions en fonction de son passé scolaire commun avec ses élèves, sans pour autant changer son système de décision. Le caractère ↔didactique≈ de cette ↔mémoire≈ vient de ce que les décisions modifiées concernent les rapports de l'élève (chaque élève) avec le savoir (son savoir ou le savoir à enseigner) en général ou/et un savoir particulier»

(ibid. p172)

Brousseau et Centeno expliquent en quoi la modélisation faite antérieurement à l'aide d'un automate fini est impropre à rendre compte des phénomènes de mise en mémoire puisque, pour le cas d'un automate fini le processus d'adaptation "doit épuiser en un coup l'information disponible et détruit définitivement l'état antérieur." (ibid. p199). Il y a donc nécessité qu'intervienne, dans la modélisation du système didactique, la notion d'automate à pile de mémoire45 permettant de conserver des traces d'états antérieurs. En effet l'un des rôles de la mémoire est de pouvoir différer certains traitements d'informations, de ne pas s'adapter immédiatement à un fait de classe nouveau.

«Doter un organisme d'une mémoire lui permet de surseoir à certaines décisions sans perdre l'information susceptible de l'influencer et ainsi de ramener à l'intérieur de ses capacités de traitement des conditions qui auraient tendance à en sortir.

Elle lui permet surtout une relecture de cette information et donc par l'imbrication des règles de transformations, toutes sortes de fonctionnements récursifs. Elle est l'instrument incontournable des anticipations.

[…] Ainsi, localement, la mémoire agit concurremment à l'adaptation puisqu'elle permet de la retarder ou de l'éviter. En fait, à moyen terme, elle la favorise. Elle apparaît bien elle-même comme le résultat d'une adaptation à des interactions où le sujet doit survivre, prévoir, s'adapter et apprendre.»

(ibid. p199)

Dans un paragraphe liant mémoire et sens des connaissances, et en cohérence avec les thèses présentes dans «Fondements et Méthodes» (Brousseau 86) les auteurs postulent pour une structuration de la mémoire du sujet correspondant à deux niveaux de contrôle, celui des situations d'une part, celui des moyens de contrôle d'autre part. La mémoire des faits et des situations non converties en connaissances est la moins structurée et donc la plus coûteuse, elle est également "presque inaccessible au contrôle décontextualisé".

Cette structuration binaire est à relier à une binarité souvent mise en évidence par Brousseau quant aux modes d'acquisition des connaissances: l'une fondée sur une genèse sémantique et historique des connaissances (les causes), l'autre sur une genèse syntaxique (les raisons). Il n'est pas possible disent

45 "Un automate à pile de mémoire comprend un automate fini et comporte, en plus du ruban d'entrée qu'il lit, et

de l'organe de calcul susceptible de prendre un nombre fini d'états internes, un ruban de mémoire où il peut lire, effacer, écrire et qu'il peut déplacer" (Brousseau et Centeno, 1991, note 19 page 198)

les auteurs d'organiser l'enseignement autour du seul savoir culturel qui est pourtant le seul communicable directement et donc immédiatement contrôlable.

« il est indispensable globalement de viser la structuration finale culturelle actuelle par une genèse de type syntaxique (topogenèse), mais il est probable aussi que localement les conditions sémantiques d'acquisition limitent assez sévèrement l'efficacité de l'acquisition par conditionnement de savoirs formels. Elles dictent la structure du savoir transitoire et lui sont adaptées» (ibid. p201)

La mémoire didactique de l'enseignant va lui permettre de jouer un rôle d'activation de connaissances non encore transformées par l'élève en savoir décontextualisé - c'est-à-dire de connaissances provisoires non encore intégrées dans le réseau des raisons de savoir -, de jouer la carte de la chronogenèse. Ceci s'effectue par le biais de rappels des causes d'apprentissage, soit sous forme d'évocation des conditions et situations d'apparition initiale de ces connaissances, soit sous forme de reproduction de ces causes.

La mémoire des faits et situations étant peu contrôlable, la mémoire didactique de l'enseignant va compenser cet obstacle en utilisant des informations contextualisées qui vont déterminer différents statuts aux connaissances en jeu

«La mémoire du système didactique […] permet d'élargir les possibilités d'action de l'élève au-delà des savoirs et des connaissances qu'il peut mobiliser tout seul. La mémoire didactique agirait, en ce qui concerne l'enfant, dans cet espace que Vygotski appelle ↔zone de développement proximale≈, lui donnant la possibilité d'utiliser des savoirs contextualisés, vécus avec le maître, et non encore codifiés dans sa mémoire personnelle »(ibid.p201)

Le concept de mémoire didactique travaillé dans ce texte, concerne le processus de conversion didactique; dans cette nécessaire transformation des causes d'apprentissage en raisons de savoir, il est de la responsabilité de l'enseignant d'intervenir directement - sous forme de rappels par exemple - pour que l'élève puisse prendre en compte des connaissances provisoires qui n'ont pas encore pour lui le statut de connaissances institutionnalisées, structurées et auxquelles il ne peut avoir accès du fait même du peu de structuration de la mémoire des faits et situations.

Dans les propositions didactiques qui terminent sa thèse, Centeno (1995) insiste, à juste titre, sur le rôle du maître dans la gestion de la situation d'apprentissage. Le maître exerce une pression didactique, il agit directement par des rappels, des évocations pour activer le processus de conversion des connaissances. Centeno définit une grille de différents statuts de ces connaissances:

- Décor Didactique: le savoir, implicite dans la situation ou le problème, n'est pas évoqué

- Modèle Implicite d'Action: lié à la dialectique d'action, le savoir se montre par les choix que fait l'élève sans qu'il ait besoin d'en avoir conscience

- Connaissance Formulée: connaissance encore paramathématique, l'élève peut en parler avec un langage plus ou moins adapté

- Connaissance Structurée: connaissance qui fonctionne avec preuve, l'objet de connaissance est alors en rapport avec d'autres savoirs

- Connaissance institutionnalisée: connaissance que l'on traite comme un outil, considérée comme acquise, on y revient lorsqu'on l'applique à de nouvelles situations ou comme base de nouvelles conversions

Mobiliser des savoirs provisoires, des souvenirs, pour les transformer en connaissances disponibles est de la responsabilité du maître, cela définit la fonction de la mémoire didactique du maître.

«Le maître doit savoir qu'il y a une genèse publique du savoir dont il est responsable, et que cette genèse doit laisser une place à une genèse personnelle de l'élève et, en conséquence de ce partage des responsabilités, il doit accepter que provisoirement les positions du savoir ne seront pas les mêmes que dans le savoir final. Se souvenir de certains de ces savoirs provisoires et être capable de les utiliser pour les mobiliser dans la négociation du contrat est la fonction de sa mémoire didactique.»(ibid.p234)