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Première partie : les terrains, les éléments de méthodologie, d’épistémologie et le cadre théorique

Chapitre 1 : Eléments de méthode et d’épistémologie

1.3 Limites des données recueillies

On le voit, cette recherche ne se soustrait pas aux difficultés de l‟investigation. Soumise à l‟influence du milieu social où elle se déploie, l‟enquête doit toujours faire face à des effets de dévoiement plus ou moins profonds. Néanmoins, les limites de ce matériel empirique ne sont pas totalement dépourvues d‟intérêt scientifique puisqu‟elles permettent précisément de cerner la portée des données. Ce sont ces limites qui autorisent un discours sur les données. On peut de prime abord identifier les angles morts de la récolte de données. Cette recherche ne permet d‟aborder la socialisation ouvrière que sous l‟angle des pratiques professionnelles qui ont cours sur le lieu de travail. Les dimensions politique et syndicale de la socialisation ouvrière font partie de ces angles morts, alors même qu‟elles sont des thèmes centraux dans de nombreuses enquêtes abordant le sujet de la socialisation ouvrière (voir, par exemple, Beaud, Pialoux, 1999 ; Durand, 1996 ; Linhart, 1978; Kergoat, 2002). Mes données ne m‟autorisent donc pas à traiter cet aspect du sujet. Cette carence dans les données recueillies et la pertinence heuristique de la pratique professionnelle pour la compréhension du phénomène étudié m‟ont conduit à centrer ma problématique sur la question de la pratique professionnelle. En ce sens, utiliser le prisme des pratiques professionnelles pour analyser le phénomène de la socialisation ouvrière m‟est apparu pertinent.

Les pratiques extraprofessionnelles font également partie des objets mal appréhendés dans cette recherche. Je n‟ai pas pu garantir l‟objectivation systématique de cet aspect du problème lors de la récolte de données. Ce défaut de systématisation ne me conduit pas à ne pouvoir rien en dire, mais à limiter ce que je pourrais dire sur ce sujet. Si l‟on interroge le processus de socialisation professionnelle, on ne peut que difficilement faire l‟impasse sur la question de la socialisation primaire, sur les problèmes de trajectoires et de biographies. Toutefois, ces problématiques n‟ont pas pu être ouvertement abordées dans cette recherche pour des questions de contraintes sur la récolte des données, notamment dans l‟entreprise d‟aéronautique. Les données éparses que j‟ai pu recueillir sur les trajectoires et les biographies de mes enquêtés, combinées aux effets d‟omissions et d‟illusion biographique (Bourdieu, 1994), ne m‟ont pas permis de reconstruire une typologie consistante des trajectoires sociales. Hormis à verser dans la généralité approximative et imprécise de la

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qualification « origine populaire » qui dissimule sous la stratification verticale du monde social la complexité de la différenciation horizontale et les dynamiques sociales qui l‟animent. Sans doute, cette problématique de l‟articulation entre socialisations primaire et secondaire requerrait une enquête à elle seule afin de commencer à démêler l‟écheveau des influences complexes que le passé et le présent entretiennent.

Enfin, il faut remarquer que les terrains ont produit des données aux statuts sensiblement différents. La familiarité avec les pratiques en question étant très largement inégale d‟un terrain à l‟autre, il ne fait pas de doute que la profondeur des analyses ne soit pas équivalente. Malgré la période d‟apprentissage professionnel à laquelle j‟ai été soumis dans l‟entreprise d‟aéronautique, je ne prétends pas avoir incorporé cette pratique professionnelle. Cette différence implique donc une relation au matériel empirique distincte d‟un terrain à l‟autre, notamment en ce qui concerne la capacité à interroger chaque pratique. De plus, la méthodologie employée sur mes deux terrains a été produite dans des conditions d‟enquête relativement différentes. Des conditions qui ont produit des effets sur les données récoltées qui ne sont pas équivalents. De ce fait, je ne procèderai pas à une comparaison étroite et systématique des deux socialisations objectivées. Je vais plutôt opérer des rapprochements qui mettront en évidence des régularités communes à mes deux terrains. Des rapprochements qui me permettront également de mettre en avant des différences significatives. De la sorte, j‟entends souligner ce qui peut s‟appréhender comme des tendances structurelles de la socialisation ouvrière, mais aussi faire remarquer son caractère protéiforme et hétérogène.

Enfin, il convient de garder à l‟esprit que la portée de cette recherche, l‟espace possible de sa généralisation, possède les limites inhérentes à la singularité des mondes sociaux étudiés. Inférer une extension des analyses et des données empiriques exposées ici est un exercice délicat auquel je ne me soumettrai pas dans cette thèse. La valeur heuristique de ce travail provient de sa logique d‟étude de cas (Passeron, Revel, 2005), elle permet d‟expliciter et d‟éclairer le champ des possibles du phénomène de socialisation dans le monde professionnel ouvrier. Ce qui sera affirmé dans ces lignes n‟est pas « la socialisation ouvrière procède telle que je le décris », mais plutôt « la socialisation ouvrière peut notamment fonctionner telle que je le décris dans certains cas ». Il n‟est pas certain, en effet, que les dynamiques et les logiques sociales mises en évidence peuvent être extrapolées au-delà des terrains étudiés, tout du moins sans rentrer dans le registre de la spéculation et de la conjecture. Si l‟on retrouve les caractéristiques identiques sur tous les ateliers de construction métallique de la région liégeoise, on ne peut en déduire qu‟il en va de même partout ailleurs.

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Dans le même esprit, l‟entreprise d‟aéronautique peut très bien être le terrain d‟un processus de socialisation spécifique. Si les similitudes entre les terrains montrent ce qui pourrait être des invariants, que l‟on retrouve également dans d‟autres recherches, les variations demeurent, permettant de produire également de la connaissance sur l‟hétérogénéité des dispositifs de socialisation, parallèlement à celle de leurs effets proprement anthropologiques.

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