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Chapitre 3 : Socialisation et individuation

3.2 Le paradoxe du collectif individué et le problème de l’intériorité

3.2.1 La relation entre l’intérieur et l’extérieur

La perspective adoptée dans les théories des apprentissages que j‟ai présentées précédemment repose sur un principe mentaliste. Elles posent donc cette prémisse première qu‟il existe une entité spécifique à l‟intérieur des individus qui est en relation avec un monde extérieur par l‟intermédiaire des sens. C‟est précisément cette opinion qu‟il convient d‟interroger, notamment afin d‟appréhender ce que cet axiome central, posant l‟existence d‟une différence constitutive entre l‟intérieur et l‟extérieur, produit dans une analyse de la socialisation. En effet, cette dernière est pensée le plus souvent comme un processus où l‟environnement extérieur modèle ou influence les individus dans leur for intérieur. Donc, en un sens, la relation entre l‟interne et l‟externe prédétermine la problématisation des processus socialisateurs. Le corollaire de cette relation de principe est qu‟une autre relation se superpose à la relation interne/externe : la relation individu/société, la société étant assimilée à l‟environnement, au pôle externe de la relation, et l‟individu au pôle interne. On peut déjà souligner qu‟il s‟agit d‟une furtive synecdoque, où l‟intérieur de l‟individu, sa psyché, exprime le tout de ce dernier.

Ce que l‟on dit alors, c‟est qu‟il existe une relation disjonctive. Cela revient à nier implicitement une socialisation qui repose sur l‟incorporation et la production du social dans le sujet. Bourdieu résout ce dilemme logique par la mobilisation de l‟habitus qui conceptualise cette relation entre l‟interne et l‟externe, dépassant l‟opposition entre

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l‟objectivisme et le subjectivisme selon ses mots, grâce à la caractéristique immanente de cette relation. Puisque cette relation qu‟exprime l‟habitus se réalise en elle-même, de par sa propriété immanente, elle réalise l‟interne et l‟externe de concert. « C’est leur position

présente et passée dans la structure sociale que les individus entendus comme personnes physiques transportent avec eux, en tout temps et en tout lieu, sous la forme des habitus qu’ils portent comme des habits et qui, comme les habits, font les moines, c’est-à-dire la personne sociale, avec toutes ses dispositions qui sont autant de marques de la position sociale, donc de la distance sociale entre les positions objectives [… » (Bourdieu, 1994, p. 276). C‟est bien

le monde extérieur que les individus portent intérieurement lorsqu‟ils ont commerce les uns avec les autres. Bien que particulièrement astucieuse, la solution bourdieusienne implique la mobilisation du concept d‟habitus, ce « système de disposition durables et transposables qui,

intégrant les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions [… » (Bourdieu, idem, 261). Elle introduit ainsi les

problèmes liés à ce concept. Ce dernier, de part son caractère trop homogène, comme le soulignait Bernard Lahire (Lahire, 2003b), limite la compréhension de la dimension composite des individus. Mais, surtout, pour séduisant que soit ce recours à l‟immanentisme, disant que le social externe se réalise de lui-même à l‟intérieur des agents au travers des dispositions acquises, il convient de déterminer le lien présidant à cette transposition de l‟externe dans l‟interne si l‟on ne veut pas céder à une forme de transsubstantiation. Je reviendrai plus directement sur la question de la constitution de dispositions dans le chapitre 7 lorsque j‟aborderai les processus d‟expérimentation et d‟incorporation. Le point que je veux mettre en avant ici est que les apprentissages et les savoirs sont des modalités centrales qui permettent à l‟environnement de se réaliser dans l‟individu, animant à la fois les dimensions sociale et individuée de la socialisation (Elias, 1997).

En effet, si l‟on appréhende les savoirs non plus comme des attributs que l‟on porte, mais bien comme des actes que l‟on réalise, alors ils actualisent cette relation spécifique entre l‟intérieur et l‟extérieur. La caractéristique conative des savoirs en font un principe actif, un principe qui agit sur et par l‟individu. On met alors en évidence un principe de réalisation du social dans l‟individu. Une relation immanente qui repose sur une médiation par les actes de connaissance. Le social se réalise de lui-même dans les individus au travers des actes de savoir qui sont socialement situés. Et ce sont ces actes de savoir qui animent le déploiement

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des actions dans le monde, construisant alors la réalisation du social comme un fait objectif. En faisant appartenir les savoirs au registre conatif, on les fait appartenir simultanément au registre de la pensée et du comportement. Les actes de connaissance sont des actes de pensée, donc de langage, et : « la conscience intérieure ne prend forme que parce

qu’elle est la conscience d’un être en relation et, par conséquent, d’un être qui fait l’expérience de multiples activités langagières » (Lahire, 2003b, 202). Comme le note

Norbert Elias : « Ce qu’on a coutume de désigner par deux concepts différents, l’individu et la

société, ne constitue pas, comme l’emploi actuel de ces deux termes nous le fait souvent croire, deux objets qui existent séparément, ce sont en fait des niveaux différents mais inséparables de l’univers humain » (Elias, 1991). Que l‟immanence du social soit médiatisée

par les actes de connaissance et les apprentissages, que les relations au monde social soient des relations de connaissance, cela permet de prendre du recul avec cette relation entre l‟interne et l‟externe pour prendre en compte une autre relation qui fonde le processus de socialisation, mais surtout celui de subjectivation.

183 3.2.2 La relation aux temps biographique

Ce qui interroge, lorsque l‟on s‟intéresse à la relation entre l‟individu et le groupe, ce n‟est pas tant d‟assimiler le groupe à une entité extérieure que de résumer l‟individu à la seule dimension de son intériorité. Et on peut dès lors se demander légitimement si l‟intériorité ne fait pas que refléter l‟extérieur. Mais l‟intériorité n‟est pas que ce reflet de l‟extérieur, elle est cet extérieur individué, approprié de façon singulière. Comme le souligne Norbert Elias : « La

société n’est pas seulement le facteur de caractérisation et d’uniformisation, elle est aussi le facteur d’individualisation » (Elias, 1991, 103). Car, de fait, sur la relation entre l‟intérieur et

l‟extérieur vient s‟en greffer une autre, une relation consubstantielle à ce phénomène d‟individuation, la relation entre le passé et le présent de l‟individu, donc entre le passé et le présent de la réalisation du social dans l‟individu. Et cette relation au temps, explicitement mobilisée dans le concept d‟habitus, est très mal exprimée par ce dernier puisque l‟habitus décrit un état de choses plus que son mouvement. Bernard Lahire souligne que l‟idée d‟un habitus homogène correspond assez peu à une description réaliste de l‟inscription d‟un individu dans une pluralité de contextes sociaux (Lahire, 2003b). Mais, on peut ajouter que le mode d‟expression statique de ce concept permet difficilement de penser la relation au temps. Or, la socialisation, en plus d‟être ce rapport de l‟individu à l‟environnement social, est un rapport au temps de l‟individu, à sa biographie.

Penser la relation au temps comme consubstantielle de la relation entre l‟interne et l‟externe permet de poser la question du déterminisme social. Les paradigmes sociologiques traditionnels s‟articulent notamment autour de cette opposition entre une définition de l‟action comme étant le produit d‟une détermination de l‟environnement et une autre où l‟action est l‟expression de la volonté des individus, produit de leur libre arbitre et de leur rationalité. Mais ce mode d‟appréhension est fondamentalement statique, il ne prend pas en compte cette question de la relation au temps. Car, lorsqu‟on la prend en considération, on voit que la question de la détermination devient sensiblement plus complexe. Penser la relation au temps, la biographie, consiste précisément à introduire la contingence entre l‟individu et la société. Introduire la contingence ne signifie pas nécessairement verser dans l‟hypothèse inverse de libre arbitre et d‟autodétermination, puisque la contingence n‟est pas nécessairement le

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produit d‟un choix, tout du moins pas comme l‟entend l‟individualisme méthodologique. En effet, pour comprendre cette question de la possible détermination sociale du comportement, et ainsi sortir du faux semblant que portent des expressions comme « le déterminisme de la société », on doit comprendre la manière dont les situations sociales présentes peuvent influencer le comportement d‟un individu, mais également comment les situations qu‟il a rencontrées dans son passé agissent de concert ou s‟opposent aux effets de détermination qu‟il subit . En somme, comprendre ce principe d‟incorporation qui fait d‟un individu un être social soumis aux mêmes environements qu‟un autre, mais aussi un être singulier échappant à l‟indifférenciation par cette histoire qui lui est propre et qui l‟a exposé à une combinaison de situations passées spécifiques. Ce qui détermine le comportement, ce n‟est plus alors la relation entre l‟interne et l‟externe, mais toutes les relations entre l‟interne et l‟externe qui ont pu être expérimentées par un individu. Ce qui dissout proprement ce problème qui consiste à savoir si les conduites sont libres ou déterminées puisque ce qui détermine le comportement d‟un individu est tout autant l‟environnement où il évolue que ce qu‟il a vécu. Notamment parce que le sens de l‟expérience qu‟il vit se construit à partir des expériences qu‟il a vécues.

Lorsqu‟un individu agit de manière rationnelle et volontaire, il ne le fait pas comme un être anhistorique, un être sans passé, mais il agit sous l‟enseignement de son expérience de l‟environnement. L‟extérieur agit donc toujours sur le comportement puisque ce dernier repose en dernière instance sur une connaissance empirique de l‟environnement (Bourdieu parle en ce sens de causalité du probable). Les savoirs fondent l‟influence déterminante de l‟environnement sur les choix. Une rationalité qui, plutôt que de libérer l‟individu du pouvoir d‟imposition de la réalité sociale, l‟y soumet par la nécessité la plus impérieuse : « …] si la

connaissance de l’ordre des choses et des causes est parfaite et si le choix est complètement logique, on ne voit pas en quoi il diffère de la soumission pure et simple aux forces du monde, et en quoi, par conséquent, il reste un choix. » (Bourdieu, 1994, 45).

On peut ajouter, aussi, que la contingence qui préside à l‟acquisition des savoirs singularise le sujet et introduit la variation dans le comportement, donnant corps à un espace de choix. Une contingence provenant de ces évènements imprévisibles qui ont lieu durant les apprentissages, mais surtout de cette rencontre entre les savoirs existant et de nouveaux savoirs. Une confrontation qui produit des compositions de connaissance toujours singulières. Ni déterminés, puisqu‟on ne sait jamais à l‟avance ce que la vie sociale réserve, ni libres, puisqu‟on est tenu de prendre en considération ce que nous savons du monde social, nous mobilisons un répertoire de comportements aux marges de manœuvre limitées, mais aux

185 potentialités illimitées.

On comprend que la notion d‟habitus, malgré ses réifications, permet d‟inscrire les relations entre l‟interne et l‟externe dans une relation au temps par son principe de sédimentation de l‟externe dans l‟interne, son principe d‟incorporation. Néanmoins, en proposant sa sociologie psychologique, Lahire met en exergue que ce qui fait la richesse heuristique du concept d‟habitus est moins de saisir sa forme que d‟appréhender sa genèse. Car pour faire de la théorie de la pratique une théorie de l‟action, elle doit embrasser la sociogenèse des dispositions afin de sortir de cette limite empirique qui fait de la théorie de la pratique « une théorie de la reproduction pleine, mais une théorie de la connaissance et des

modes de socialisation vide » (Lahire, 2003a, 131). Réintroduire la dimension processuelle de

la socialisation consiste précisément à remettre l‟effet du temps au cœur de la théorie de la pratique. La continuité de l‟expérience produit un effet spécifique sur la socialisation qui rend singulière l‟expérience du monde social. Car cet effet de continuité est précisément ce qui mobilise les socialisations passées dans la socialisation présente, et qui, par conséquent, produit la dimension singulière d‟une expérience individuelle de socialisation.

En effet, cette relation au temps caractéristique des individus est ce qui rend possible l‟individuation, la production de différences à partir d‟un contexte de socialisation semblable. Car si le milieu de socialisation est le même, l‟histoire de ceux qui s‟y confrontent diffère. L‟effet découlant de la relation des individus au temps, à leur biographie, est le principe de différenciation importé dans la socialisation. Notamment parce que les savoirs qu‟ils ont acquis au cours de leur vie varient également. Et il s‟agit précisément d‟appréhender ce processus d‟individuation si l‟on veut comprendre celui de socialisation puisque cette dernière est, en fin de compte, la genèse d‟un collectif individué (Bourdieu 1994). En effet, on appréhenderait très mal la question de l‟appartenance en se satisfaisant de savoir comment les ressemblances produisent l‟appartenance sans se demander, inversement, comment on peut appartenir en dépit des différences, ou grâce à elles, et donc en interrogeant directement le rôle des dissemblances dans l‟acte d‟appartenir. Cette question de l‟individuation est donc au cœur de la problématique de la socialisation, au centre des apprentissages et de l‟appartenance.

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