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Chapitre 3 : Socialisation et individuation

3.2 Le paradoxe du collectif individué et le problème de l’intériorité

3.2.3 L’individuation comme subjectivation du social

Simondon est sans doute celui qui à posé le problème de l‟individuation de la manière la plus explicite. Délaissant les perspectives moniste et dualiste de l‟individu pour interroger son ontogenèse, il développe une pensée de l‟individuation perpétuée qui définit l‟entité individuelle comme une entité relationnelle. Simondon nous dit : « Il n’y a pas d’individu

élémentaire, d’individu premier et antérieur à toute genèse » (Simondon, 1964, 127). Le

processus crée la chose, pourrait-on dire, et par son développement l‟homme devient individu. Le sujet naît au travers de son devenir, mais « le devenir n’est pas le devenir de l’être

individué, mais devenir d’individuation de l’être » (Simondon, op. cit., 277). Ce fond duquel

les individus émergent est notamment cet environnement social dont ils actualisent les potentialités. Un environnement qui agit non pas tant sur eux que sur le processus d‟individuation qui les produit. Mais alors il faut se saisir de ce processus d‟individuation pour comprendre comment les situations sociales produisent l‟individu en modelant sa genèse. Donc, en somme, comprendre ce qui est proprement individué pour produire cette singularité qu‟est l‟individu.

Gilbert Hottois note qu‟une anthropologie prolonge la philosophie simondonienne (Hottois, 1992). Son principe d‟individuation est un universel inhérent à la condition humaine, mais un universel qui produit la singularité développementale d‟un individu. Et ce mouvement de différenciation sélective est d‟abord cognitif : « Seule l’individuation de la

pensée peut, en s’accomplissant, accompagner l’individuation des être autres que la pensée »

(Simondon, op. cit., 24). Cette dimension cognitive de l‟individuation renvoie à la caractéristique relationnelle du processus, qui est aussi une caractéristique transmise au sujet que ce processus produit. Une relation qui est d‟abord une relation au monde, une relation de savoir : « L’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à

l’individuation analogique de la connaissance dans le sujet ; mais c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie » (Simondon, op. cit., 24). Ce sont bien les savoirs qui sont au cœur de l‟activité de

différenciation, et, par extension, de socialisation. Celle-ci peut être comprise comme une individuation socialement orchestrée et cognitivement actualisée. Une différenciation cognitive qui produit de la différence entre les individus. Pour apprécier ce mouvement d‟où émerge la pensée individuée, cette structure de connaissance singularisée, il suffit de suivre la

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manière dont Simondon conceptualise cette individuation.

Dans son raisonnement, l‟individu est une forme qui émerge d‟un fond, une « naissance » que Simondon appelle l‟information (la production de forme), cette forme se réalisant en un point pour se propager (par une opération de transduction). Et Jacques Garelli souligne à propos de cette double question de l‟information et de la transduction « que ce

mouvement du savoir et de la connaissance met en œuvre une double opération d’être et de pensée indissociables l’une de l’autre » (Garelli, 1994, 55). On peut déjà mettre en exergue ce

point essentiel : on ne peut concevoir comme indépendants la connaissance et l‟être, le savoir et l‟appartenance. En un sens, le savoir est l‟appartenance puisque le savoir est la source de cette manière sociale d‟être et de faire. Dans son analyse, Simondon parle d‟être pré-individuel, c‟est-à-dire d‟un être d‟avant l‟individuation, dont la structure de savoir n‟a pas encore pris forme. Un être informe qui, dès cet acte « formateur » d‟information, se développera par transduction, c‟est-à-dire par une suite de transformations en des formes successives, des formes qui sont fonction de celles qui les précèdent : « chaque région de

structure constituée sert à la région suivante de principe de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante »

(Simondon, op. cit., 18). Il s‟agit du principe sous-tendant la spécialisation des savoirs où une acquisition spécifique implique qu‟on sera amené à l‟approfondir dans un sens, donc à la spécialiser davantage (une sorte de principe d‟« inertie » cognitive source de l‟inertie des trajectoires sociales). Dès lors, une des caractéristiques du pré-individué est qu‟il est une potentialité de formes avant d‟être individué par l‟acte d‟information, lequel contient une potentialité de transduction possible pour cette forme individuée. Il s‟agit d‟une autre notion clé de l‟entendement Simondonien de l‟individuation : ce processus est potentialité réalisée, donc il est d‟abord potentialité, il est ce fond d‟où émerge l‟individu.

Si l‟on s‟essaye à construire des ponts entre cette théorie de l‟individuation et les théories de l‟apprentissage, on ne peut manquer de voir les parallèles entre la pensée simondonienne et la pensée vytgoskienne. Le même principe de développement par transduction anime leurs théories, un développement où une structure se transforme en une autre et trouve sa condition de possibilité dans la structure qui la précède et qui lui sert de fondement. L‟apprentissage lui-même n‟est pas autre chose qu‟un acte d‟information, au sens simondonien de mise en forme de la connaissance et de l‟individu. Et la zone prochaine de

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développement est cet espace potentiel de transduction, de transformation de la connaissance en une autre, qui porte en soi la dynamique d‟individuation. Si l‟on considère que le fond d‟où émerge l‟individu est le contexte social, alors le processus socialisateur agit directement au travers de ces potentialités d‟individuation Ŕ potentialités d‟information et de transduction Ŕ qui reposent sur des potentialités d‟apprentissage. La socialisation professionnelle repose donc d‟abord sur la détermination d‟un potentiel d‟individuation des connaissances. Ce fonds indifférencié du pré-individuel n‟est-il pas, dans la socialisation professionnelle, ce que J-P Poitou appelle le patrimoine culturel technique partagé (Poitou, 2007) d‟un collectif de travail42. Une matrice de savoirs d‟où une forme de connaissance professionnelle individuée émergera au gré des apprentissages, une forme individuée qui procède des aspects nécessaires et contingents des apprentissages. Une culture professionnelle d‟où le sujet s‟informera de manière spécifique, où il acquerra une forme de connaissance individuée qui fera de lui un individu singulier. Pour ensuite poursuivre cette individuation au fil de son développement professionnel, au gré de son activité, en fonction de ses apprentissages qui sont la condition de possibilité des suivants.

Dès lors, de l‟individuation de ces connaissances collectives émergera le collectif individué. On comprend alors que la socialisation induit d‟abord un champ des possibles de l‟apprentissage, commun à tous, et qu‟ensuite les sujets produisent des différences grâce à leur apprentissages successifs, des apprentissages toujours dépendants de ceux qu‟ils ont réalisés antérieurement. Ce potentiel d‟apprentissage, déterminé par l‟environnement social, est alors travaillé de concert par les sujets. Cette potentialité d‟acquisition de savoirs se construit autour de ce que la communauté rend possible et que l‟individu permet, ces deux instances se rencontrant dans ces zones prochaines de développement des connaissances. On préserve, par cette conception de la socialisation comme une individuation socialement orientée, la continuité de l‟expérience, donc la dimension constitutive de la relation au temps. La construction composite de ces combinaisons de savoirs permet l‟émergence d‟une singularité qui est singulière par son développement cognitif, par sa biographie, notamment professionnelle. Il existe donc toujours un socle commun de connaissances qui compose avec une différenciation de savoirs pour produire la singularité d‟un individu : son appropriation différenciée et spécifique de ce patrimoine cognitif, le patrimoine de la communauté qui le socialise. Elias souligne que ce mouvement va croissant avec les expériences : « L’immense

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Veltz et Zarifian parlent de patrimoine commun (Veltz, Zarifian,1994), Terssac et Chabaud de référentiel opératif commun (Terssac, Chabaud, 1990), mais, sous les différentes appellations, ils expriment ce caractère collectif et commun de la dimension cognitive d‟une pratique ou d‟un domaine de connaissance.

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capacité d’enregistrement sélectif par la mémoire d’expériences de toutes les époques de la vie constitue l’un des facteurs qui jouent un rôle décisif dans l’individualisation humaine. Et plus, au fur et à mesure de l’évolution sociale, s’élargit la marge laissée à la variété d’expériences vécues qui peuvent se graver dans la mémoire de l’individu, plus les possibilités d’individualisation augmentent » (Elias, 1991, 245).

Mais, pour ne pas dissoudre l‟individuation dans l‟individualisme, il faut toujours garder à l‟esprit que ce qui différencie un individu de la majorité des membres d‟une communauté le fait ressembler à d‟autres membres de cette communauté. Par conséquent l‟appartenance ne tient pas uniquement à ce qui est partagé par tous, mais aussi, et peut être surtout, à ce qui n‟est partagé que par certains membres d‟une communauté. En effet, si l‟on perçoit aisément ces liens forts qui ourdissent une trame de similarités entre tous les membres d‟une société, on appréhende plus difficilement l‟ensemble des fils qui ne relient que certains d‟entre eux. Des fils qui n‟expriment pas uniquement la ressemblance, mais simultanément la ressemblance et la différence. Et qui font de cette trame partagée par l‟ensemble des membres du groupe une étoffe sociale. Ainsi, peut être n‟y a t-il pas une affiliation à la communauté, mais un ensemble d‟affiliations aux différents membres qui la composent. Et sans doute, lorsque nous nous retrouvons sous un substantif commun, ne faisons-nous que taire la somme des singularités qui nous lient les uns aux autres, puisque pour pouvoir nous identifier comme entité nous devons trouver ce dénominateur commun qui fait sens, mais qui dès lors éteint la dimension composite et hétérogène du groupe. L‟appartenance, si elle tire sa forme de cette trame de ressemblance, trouve peut être sa consistance dans les multiples différenciations qui sont simultanément des ressemblances.

L‟appartenance ne se structure plus uniquement sur ces traits communs à tous les membres d‟une communauté, mais se décline en de multiples relations intersubjectives et circonscrites. En ce sens, la différence est une des modalités possibles du semblable et, partant, de l‟appartenance, puisque produire de la différence revient à produire de la différence que l‟on partage avec d‟autres, du lien, du collectif. Car, si un trait lie deux individus, et qu‟un autre trait lie un de ces individus avec une troisième, il existe une série de relations qui unit ces trois individus, qui fait d‟eux un collectif même si certaines des relations sont indirectes et impliquent un tiers. Et, sur cette toile de relations sociales, joue également la relation au temps puisque ces différences, ces déclinaisons du sujet individué, évoluent

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mêmes au gré du temps et du mouvement des individuations, traçant des arabesques labiles entre les individus, des motifs qui les relient les un aux autres. De plus, il ne faut pas oublier que la différence induit l‟articulation qui, en définitive, implique une interdépendance. L‟interdépendance qui agit comme force de cohésion dans les communautés selon Elias. On appréhende alors combien la notion d‟identité comporte d‟angles morts lorsqu‟elle est pensée comme une identité sociale qui n‟identifie que des traits communs, et combien est naïve une sociologie fondée sur l‟adage « qui se ressemble s‟assemble ». On peut en effet penser que la singularité permet d‟appartenir au moins tout autant que l‟identité, et que les individus dissemblables s‟assemblent puisqu‟ils se complètent et s‟articulent. On comprend également ce que comporte comme impensé et comme aporie une notion comme l‟identité nationale, tant cette notion recouvre de formes différentes, et même antithétiques, de réaliser le citoyen. Des différences qui réalisent cette abstraction qu‟est la Nation. Il vaudrait mieux, dès lors, parler d‟identification, mettre encore le caractère processuel en avant pour souligner sa dimension dynamique.

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