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Première partie : les terrains, les éléments de méthodologie, d’épistémologie et le cadre théorique

Chapitre 1 : Eléments de méthode et d’épistémologie

1.2 Les spécificités du second terrain d’enquête

1.2.2 Les effets épistémologiques du contrat CIFRE

Les financements de recherches sous convention CIFRE ont pour vocation de promouvoir la recherche appliquée en permettant la rencontre entre l‟Université et les entreprises. La convention CIFRE s‟engage également à favoriser la « professionnalisation » des doctorants Ŕ entendue comme leur insertion dans le marché du travail par le développement de leur « employabilité ». Le CIFRE promeut donc la rencontre entre les producteurs de la connaissance et les utilisateurs de la connaissance du secteur privé. En effet, une distinction importante sépare ces deux catégories d‟acteurs : pour les chercheurs, la production de connaissances est la finalité de leur activité Ŕ ils mobilisent dans leur recherche une rationalité en finalité Ŕ alors que pour les acteurs de l‟entreprise, le savoir produit est un moyen qui, comme tel, est assujetti aux objectifs et aux impératifs de l‟entreprise, au sens large, et des acteurs qui agissent en son sein plus particulièrement. Si le scientifique, dans sa recherche de connaissance, est guidé par la valeur de vérité des propositions qu‟il énonce, les membres de l‟entreprise ne s‟intéressent pour la plupart qu‟aux valeurs d‟usage et d‟échange des savoirs produits. Pour eux, la connaissance n‟est pas la fin ultime de l‟exercice de recherche, mais un moyen d‟optimiser l‟activité de l‟entreprise. La valeur du savoir devient relative aux intérêts privés que défend l‟entreprise.

Cette conception du statut du savoir ne converge pas toujours avec les finalités de la science où le savoir se suffit à lui-même. Si l‟on cède moins fréquemment que par le passé à l‟illusion du désintéressement (Bourdieu, 1984, 2001), lorsqu‟on cherche à mettre en évidence la spécificité de la posture scientifique, on ne peut en revanche éviter de souligner que le savoir est la finalité de l‟activité du chercheur. Cela n‟est que rarement le cas des recherches CIFRE. L‟entreprise qui finance le doctorant nourrit toujours un objectif pragmatique et, pour elle, le savoir n‟est qu‟un moyen d‟optimiser son activité et d‟atteindre cet objectif. Là où un doctorant « classique » est soumis à une injonction simple de l‟appareil académique (produire des connaissances satisfaisant aux critères de scientificité de ses pairs), le doctorant CIFRE doit, dans le même mouvement, satisfaire aux réquisits des décideurs de l‟entreprise qui recommandent que ces savoirs soient également utiles, exploitables et dicibles sans préjudice (c‟est-à-dire sans remettre en cause l‟image de l‟entreprise et la légitimité de ses pratiques).

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Dans cette perspective, l‟entreprise ne se satisfait pas des nouveaux problèmes soulevés par le chercheur, elle lui demande également de produire des solutions concrètes à ces problèmes. Un double glissement s‟opère donc : le passage du statut de savoirs comme finalité au statut de savoirs comme moyen ; et le passage d‟une posture strictement analytique et descriptive à une posture prescriptive et prospective. Il s‟agit donc ici, pour le doctorant, d‟une posture ambivalente et ambiguë qui compose entre le registre du cognitif, le registre du normatif et celui du prédictif. On doit néanmoins analyser de façon distincte ces deux glissements épistémologiques, même s‟ils entretiennent des liens de présupposition réciproques.

Dans cette recherche, ce glissement a conduit à transformer la question de la socialisation Ŕ savoir comment s‟effectuent les apprentissages professionnels et comment ils transforment les ouvriers Ŕ en une autre consistant à identifier les disfonctionnements dans la transmission des savoirs. Ce glissement tend à amener le doctorant à identifier de mauvaises pratiques, c‟est-à-dire des pratiques jugées normativement comme mauvaises car inefficientes selon les critères d‟évaluation de certains acteurs. La question de l‟impact de l‟utilisation d‟une connaissance se pose dès lors, car les jugements de fait tendent à se voir adjoindre des jugements de valeur. La valeur de vérité est assujettie à la valeur d‟usage sous l‟effet de ce mouvement. Ce qui est en jeu, ce n‟est donc pas tant la posture pragmatique qui ne reconnaît la valeur du savoir qu‟à l‟aune de son utilité sociale et privée (bien que cette posture puisse également être interrogée), que la question des conditions de possibilité d‟une production de connaissance qui ne s‟écarte pas trop des critères de scientificité en vigueur dans la communauté scientifique.

Le doctorant CIFRE doit donc satisfaire à deux systèmes d‟exigence qui divergent souvent et, parfois, se contredisent. Ces contradictions transparaissent au sein du dispositif légal sous couvert d‟une double injonction contradictoire. Comment, par exemple, permettre l‟exercice de la clause de subordination du contrat de travail tout en conservant l‟indépendance, l‟objectivité et la neutralité du chercheur ? La première expression de cette asymétrie apparaît dès le choix de la problématique puisque le chercheur, afin d‟optimiser ses chances de recrutement, s‟autocensure et s‟interdit d‟emblée d‟aborder des sujets trop problématiques ou théoriques qui, au mieux, ne retiendront pas l‟attention, et, au pire, le disqualifieront. Le champ des sujets de recherche possibles n‟est pas formellement inscrit, il découle des enjeux sociétaux reconnus comme légitimes et des enjeux internes à l‟entreprise. L‟idéal est, pour le prétendant au contrat CIFRE, de formuler les problématiques dans le langage managérial qui, par sa sélectivité sémantique, atténue toute possibilité d‟un

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questionnement trop subversif (Herbert Marcuse, pour rendre compte de cette influence par le langage, parle dans l’homme unidimensionnel du remplacement des concepts critiques par des concepts opérationnels).

Ces effets d‟autocensure, dont l‟objectif principal pour le chercheur qui les mobilise est de préserver sa légitimité et, partant, de conserver ses capacités d‟investigation, fonctionnent à tous les instants de la recherche. Il existe un effet proprement structurel du cadre légal du CIFRE et de l‟appartenance à l‟entreprise qui délimite le possible de l‟activité de recherche. Comme tout effet structurel, cette délimitation de l‟espace du dicible est largement implicite. Il existe de rares cas où des responsables disent clairement que l‟on ne peut pas dire ou écrire une chose. Il m‟a, par exemple, été dit explicitement que je ne pouvais pas évoquer la question de la relation entre la baisse de la qualité des produits dans un atelier et les défauts de transmission des savoirs. Précisément, parce qu‟il s‟agit de choses qui ne sont pas dicibles (moins dans l‟intérêt de l‟entreprise, puisque cette information n‟était pas censée sortir en dehors, que dans l‟intérêt du cadre qui a exprimé cet interdit et qui était responsable dudit atelier). L‟objet de l‟investigation n‟est pas uniquement un enjeu pour l‟entreprise, elle est surtout un enjeu pour les acteurs qui préfèrent toujours garder le contrôle sur ce qui se sait. Mais, dans la plupart des cas, il ne s‟agit pas d‟injonction explicitement exprimée par les hiérarchies. Il s‟agit plutôt d‟effet d‟autocensure de la part du chercheur qui a conscience de cette norme de bienséance qui lui permet de pouvoir mener ses investigations sans trop d‟entraves.

La question de l‟instrumentalisation de la sociologie est une thématique au cœur du débat sur les interventions de la sociologie comme outil d‟expertise (Uhalde, 2008), qu‟on la nomme recherche-action (Liu, 1997) ou intervention (Uhalde, dir., 2001). La posture du sociologue expert et le champ des pratiques qu‟implique cette posture soulèvent des problèmes analogues à ceux des conventions CIFRE, à ceci près qu‟un consultant est dans une posture moins ambiguë qu‟un doctorant. En effet, l‟expert sociologue n‟a pas toujours de comptes à rendre à la communauté des pairs et ne doit pas négocier cette double injonction de scientificité et de conformité aux réquisits managériaux. La trame de cette double contrainte se décline au travers de la plupart des activités de recherche du doctorant. Il s‟agit dès lors, pour le doctorant, de faire cohabiter deux rôles sociaux dans son activité Ŕ l‟expert et le scientifique Ŕ tout en sachant que ces deux figures ne mobilisent pas les mêmes systèmes de

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prescription et d‟action. Le problème étant que ces deux postures dramaturgiques Ŕ au sens goffmanien Ŕ ne bénéficient pas de la même licence pour s‟exprimer dans le milieu professionnel qu‟il étudie.

Le passage d‟une posture analytique et descriptive à une posture prescriptive et normative (et bien souvent prospective) doit parallèlement être interrogé. Ce second glissement découle du premier. Si l‟exercice de production de savoir ne suffit plus et si le sociologue ne peut plus se contenter d‟objectiver le monde social, mais reçoit l‟injonction de le changer, c‟est parce que le savoir n‟est plus qu‟une étape, un moyen, pour aller vers un autre état des relations sociales. Bien qu‟étant une inférence logique de la définition utilitariste du savoir, le passage du descriptif au prescriptif possède son influence épistémologique propre sur l‟activité scientifique. Car les questions «comment se passent les choses ? » ou « comment décrire tel phénomène ? » se posent de manières très différentes si elles se suffisent à elles-mêmes ou si on leur adjoint l‟objectif « de les faire évoluer dans un sens précis ». Dans la deuxième formulation, on ajoute une intention à l‟exercice de problématisation, une intention qui surdétermine la sélection des éléments pertinents pour le développement des analyses. Cette intention oriente nécessairement l‟analyse en créant un « strabisme » dans le regard du chercheur qui doit, dans le même mouvement, voir la réalité telle qu‟elle est et telle qu‟elle devra être. Il ne peut que difficilement être un scientifique et restituer l‟ensemble des éléments constitutifs d‟un phénomène social, puisque l‟expert doit se concentrer sur les leviers efficients pour la mise en place d‟une politique de changement qui est toujours partisane. De plus, certaines dimensions de l‟objet d‟étude, permettant une compréhension plus profonde des dynamiques sociales, ne peuvent être ouvertement abordées à cause de leur caractère sensible pour les intérêts de l‟entreprise ou de certains acteurs. Les questions de domination, d‟inégalité, ainsi que certaines pratiques informelles relèvent proprement du tabou dans la vie sociale d‟une firme. Cet aspect de la recherche CIFRE, modifiant fondamentalement le rapport au savoir produit, est lié à l‟introduction d‟une dimension politique dans l‟évaluation de la pertinence des connaissances. Cette introduction du politique dans l‟activité scientifique conduit tendanciellement à entraver l‟exigence de neutralité axiologique puisque les vues et les valeurs des acteurs de l‟entreprise deviennent le cadre normatif de référence. Le sociologue, qui doit déjà dans la pratique lutter contre ses propres prénotions, ne peut s‟affranchir des prénotions de sa hiérarchie sans difficulté, pris dans le carcan de la subordination et des jeux de pouvoir des acteurs.

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Si la production de connaissances est partiellement circonscrite par les impératifs de l‟entreprise, la diffusion des savoirs produits à l‟extérieur de l‟organisation est, en revanche, totalement sous contrôle. En effet, la clause de confidentialité stipulant qu‟« il est

expressément convenu entre les parties que la divulgation par les parties entre elles d’information au titre du présent accord [de coopération] ne peut en aucun cas être interprétée comme conférant, de manière expresse ou implicite, à la partie qui les reçoit un droit quelconque sur les matières, les inventions ou découverte auxquelles se rapportent ces informations », et ce, y compris « en ce qui concerne les droits d’auteur ou autres droits attachés à la propriété littéraire ou artistique, les marques de fabrique ou le secret des affaires » ; et puisque la clause sur les droits de propriété et les droits d‟exploitation dit

clairement que « les résultats des travaux seront la propriété d’XXX [l‟entreprise], qui

décidera seule de l’usage des résultats », on appréhende l‟espace de liberté qu‟il reste au

doctorant pour diffuser les connaissances produites comme bon lui semble dans la mesure où l‟usage des résultats reste très majoritairement privatif. Cette tension entre une connaissance tendant vers l‟idéal de scientificité, qui sera potentiellement censuré, et une connaissance que l‟on diffusera, mais qui s‟écartera sensiblement de l‟honnêteté intellectuelle, à mesure qu‟elle se dévoie au contact des impératifs de la communication d‟entreprise, produit un véritable hiatus entre la recherche et l‟action. Une rupture qui ne profite pas toujours aux critères de scientificité13.

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On saisira pleinement la distance épistémologique qui sépare une recherche de type académique d‟une recherche CIFRE en rappelant qu‟une posture d‟opposition à la production et la diffusion des connaissances est la définition de l‟obscurantisme.

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