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Chapitre 3 : Socialisation et individuation

3.1 Le problème de la socialisation

3.1.2 La socialisation comme processus ou comme état

Le suffixe « -tion » provient du latin « atio » qui est dérivé de actio, terme désignant une action. Ce suffixe introduit une modification sémantique et morphologique qui permet notamment de transformer le verbe en nom. Il le substantive. Transformer le verbe en substantif permet de sortir de l‟énonciation d‟une action qui se réalise pour pouvoir faire de cette action le sujet d‟une proposition afin d‟en dire quelque-chose. Lorsque le verbe dérivé n‟exprime pas un acte unique mais une série d‟actes pour se réaliser, comme dans le verbe « socialiser », le suffixe substantive un processus. Par extension, la substantivation du processus peut désigner également le résultat de ce processus à un moment donné. Cette double acception du terme « socialisation » Ŕ désignant soit un processus, soit un état donné de ce processus Ŕ fait que lorsque l‟on dit quelque chose sur la socialisation, on est conduit à devoir choisir entre deux attributions de sens sensiblement distinctes. L‟une qui nous parle de la socialisation en train de se faire et l‟autre qui désigne ce que cette socialisation a fait. Ce qui est en jeu dans cette distinction de sens et d‟usage du terme « socialisation » ne renvoie pas uniquement à la question de savoir si une perspective longitudinale ou transversale convient le mieux pour apprécier la dimension constructiviste du phénomène. Ce qui est également en jeu dans cette dualité sémantique est la forme de l‟objet construite par l‟exercice de conceptualisation.

Car l‟analyse de la socialisation comme état requiert que soit identifiée une série de caractéristiques afin de construire cet objet de connaissance qu‟est le « sujet socialisé ». Tandis que la socialisation comme processus conduit à comprendre d‟abord la structure de relations entre le contexte social et ses effets comportementaux sur le socialisé. Ce qui revient à construire l‟objet « individu socialisé » par ses déterminations extrinsèques, suivant ainsi l‟intuition du réalisme structurel. D‟un coté, on doit construire ex ante le socialisé dont on cherche à rendre compte pour inférer un processus qui expliquerait cet état de chose, de l‟autre c‟est le processus qui construit ce socialisé, un processus qui est ce dont on doit rendre compte. Il s‟agit donc bien d‟une différenciation épistémologique de l‟objet qu‟induisent les deux acceptions du mot « socialisation », une distinction qui conditionne ce que l‟on pourra dire de ce phénomène et la forme de la théorie que l‟on mobilisera pour le décrire. Cette

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différence dans la construction de l‟objet repose notamment sur la manière dont va être mobilisé un élément de ce phénomène dont on cherche à rendre compte : la question du temps.

Wittgenstein souligne qu‟une illusion commune à nos sociétés modernes est de croire que les lois de la nature sont des explications des phénomènes naturels, alors qu‟en fait elles en sont les descriptions (Wittgenstein, 2001, 6.371). On peut entrevoir le même glissement logique dans certaines études sur la socialisation, puisque ce qu‟elles décrivent de la socialisation est donné comme la cause du socialisé, alors que cette socialisation est, en réalité, déjà une description du socialisé. C‟est précisément ce type de glissement logique que l‟on opère lorsqu‟on infère qu‟un individu mobilise une pratique dans la sphère professionnelle parce qu‟il a pris l‟habitude de la mobiliser durant sa socialisation primaire. Mais, dans les deux cas, durant la socialisation primaire et durant la socialisation professionnelle, on ne fait que décrire le comportement de l‟individu (« x mobilise telle pratique »). Cette erreur logique sert de fondement, me semble-t-il, à la critique de Bruno Latour lorsqu‟il nous invite à ne pas solliciter implicitement et sans justification des assertions descriptives comme des éléments d‟explication (Latour, 2007). En effet, ce que l‟on décrit, lorsque l‟on décrit un processus de socialisation, ce sont les relations entre une situation sociale spécifique qui agit sur des individus et les modifications du comportement que ces individus manifestent.

Mettre en avant les différences diachroniques permet juste de décrire deux formes qu‟une chose, prise dans une dynamique évolutive, peut adopter. En effet, supposer qu‟un état initial est la cause d‟un état subséquent demande déjà que l‟on réduise l‟objet « processus » à une relation entre un nombre fini d‟états, alors qu‟il est en réalité une succession d‟états. Et cette relation entre états, où l‟on voit qu‟un état initial est le fondement du suivant, on en fait une causalité. On introduit alors une propriété causale dans une relation de transduction. Or la transduction conceptualise une transformation de forme, c‟est-à-dire une relation entre formes où une forme sert d‟assise à la forme qui la suit. Mais elle n‟est pas la cause de la transformation. Etre l‟état à partir duquel se réalise la transformation, être la condition de possibilité de cette transformation, ne signifie pas que l‟on est ce qui cause la transformation, ce qui l‟explique. Une condition de possibilité n‟est pas une cause, une explication. Les phénomènes qui animent la succession d‟états, qui causent les transformations d‟un état en un autre, est ce qu‟il faut décrire pour expliquer un processus de transformation comme celui de la socialisation. La socialisation primaire, en tant que condition de possibilité de la

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socialisation secondaire, ne nous explique pas la socialisation secondaire. La socialisation primaire nous donne à voir à partir de quoi les causes sociales peuvent produire ou non des transformations ayant lieu chez des individus durant leur socialisation secondaire. Elle souligne comment un évènement peut avoir prise sur un individu, mais ne dit rien sur ce qu‟est cet évènement. Ce qui permet de comprendre le processus est de savoir pourquoi se manifeste une série de changements d‟états successifs.

Les causes explicatives se situent dans l‟interaction entre les situations sociales qui enseignent une réalité sociale à l‟individu et l‟individu qui assimile ce qu‟il en peut en fonction de ce que son histoire sociale lui permet, en fonction des conditions de possibilité que porte sa biographie. Ce qui dans l‟évolution sociale d‟un individu est proprement explicatif, notamment ce qui cause les transformations, ce sont ces apprentissages spécifiques qui génèrent de nouveaux comportements41. Des apprentissages qui peuvent également modifier ou renforcer d‟anciens comportements. Et le contexte social agit en rendant accessible, ou non, certains apprentissages. Entre ce que la société offre et ce que l‟individu obtient comme connaissances se noue la chaîne de causalité de la socialisation. La socialisation étant ce qu‟il convient d‟expliquer, il faut que l‟analyse mette en évidence les modalités d‟apprentissage, les savoirs que ces apprentissages génèrent, ainsi que les dispositifs de sollicitation de ces savoirs dans un contexte social donné. Néanmoins, on verra plus loin que si les socialisations antérieures donnent des éléments explicatifs intéressants, c‟est précisément dans le rôle qu‟elles vont jouer dans les apprentissages et dans la forme des savoirs produits.

En ce sens l‟image de la société productrice d‟être sociaux est problématique parce qu‟elle induit l‟idée d‟un individu passif. Elle porte une fausse représentation de la dynamique socialisatrice. En mobilisant des termes comme le « social » ou la « société », nous personnalisons un ensemble de relations entre actants, nous personnalisons notamment un collectif, et lui donnons dès lors la capacité d‟agir transitivement (par exemple, de produire des individus) grâce à cette propriété du langage qui permet de concevoir un ensemble de rapports comme un substantif, une chose, capable de se voir adjoindre un verbe. Or, comme l‟énonce le principe Popper-Agassi (voir Udehn, 2002), le « social » ou la « société »

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On comprend que l‟importance de la socialisation primaire dans le processus de socialisation est qu‟elle est le lieu d‟apprentissages spécifiques, générateurs de conduites et de dispositions, qui conditionnent les apprentissages suivants.

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n‟agissent pas au sens où un individu agit, ils ne possèdent ni cette conscience, ni cette intention qu‟implique l‟action. La société est davantage un environnement où joue un ensemble de forces qui tiraillent l‟individu dans des directions différentes. Et la socialisation est moins l‟activité de la société, des forces sociales, sur l‟individu, que l‟activité de l‟individu pour s‟adapter à cet environnement social, à ce jeu de forces. Le piquant étant que, précisément, ce jeu de forces qui fait le « social » est l‟accumulation des activités individuelles d‟adaptation qui, par cette adaptation, s‟agence en forces sociales spécifiques auxquelles on doit s‟adapter. Il n‟existe pas de transcendance du social, la société n‟agit pas sur le sujet comme un tout exprimant sa volonté. Le monde social, à l‟image du monde de la nature, est une réalité déjà-là, diffuse et immanente. Le pouvoir d‟imposition du social ne réside pas dans sa volonté d‟en imposer puisque justement le social, en tant que collection de forces individuelles n‟a pas de volonté propre. Sa force d‟imposition provient du fait que l‟on ne peut lui échapper, qu‟il n‟est pas possible d‟être hors de la société et qu‟il est donc nécessaire de s‟adapter à ce monde tenaillé par des forces convergentes ou contradictoires, qu‟il est donc nécessaire de tenir compte de ce qu‟il nous enseigne.

Les raisonnements fondés sur la socialisation-état impliquent que l‟état du socialisé contient implicitement le processus, lequel fonctionne implicitement comme cause. La question de la relation au temps est centrale puisque nous posons un lien causal entre le processus comme succession d‟états, censé décrire l‟influence du contexte social, et l‟état de l‟individu socialisé. Or, ce que nous faisons alors, consiste en ceci : d‟une consécution d‟évènements, d‟états, nous inférons une causalité, donc une relation nécessaire. Ceci amène deux considérations. D‟abord la causalité est une des formes possibles de la relation de consécution, une forme qui est invoquée pour expliquer cette consécution entre états : « La loi

de la causalité n’est pas une loi, mais la forme d’une loi » (Wittgenstein, 2001, 6.32). Le

glissement du descriptif à l‟explicatif provient précisément de cette mobilisation abusive de la forme causale pour rendre compte de cette consécution entre états. Comme le souligne Frédéric Vandenberghe en mobilisant Roy Bhaskar : « Bhaskar affirme non seulement que le

constat d’une conjonction constante entre les phénomènes ne constitue pas une condition suffisante de l’explication causale, mais, exaspérant les positivistes, il ajoute également qu’elle n’est pas non plus une condition nécessaire. Pour expliquer un phénomène quelconque, on doit plutôt postuler l’existence de mécanismes causaux et génératifs qui sont à la base des régularités empiriques observées et qui les produisent. Alors, et alors seulement Ŕ donc lorsque la relation entre les phénomènes est reconnue comme une connexion nécessaire

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et pas seulement comme une conjonction régulière voire même constante Ŕ, on peut considérer qu’on a donné une véritable explication causale. […] L’établissement de régularités empiriques n’est pas le but des sciences, mais un moyen et une incitation pour découvrir et isoler les mécanismes génératifs qui les engendrent » (Vandenberghe, 1998, T.2,

p. 313). Ainsi, par exemple, la régularité d‟un comportement n‟explique pas la disposition. Expliquer une disposition consiste à mettre en évidence les conditions d‟apprentissage de ce comportement et les mécanismes qui transforment le comportement appris en un comportement de nature dispositionnelle : en somme mettre en évidence le mécanisme d‟acquisition et les principes de mobilisation récursive que porte l‟environnement social.

On appréhende dès lors en quoi les inférences réalisées à partir d‟un état de la socialisation rendent difficiles la description du processus dont on veut rendre compte. Et, surtout, combien la socialisation comme processus, la perspective longitudinale, permet de saisir ce processus en évitant les pièges que nous tend la retrojection du processus à partir d‟un de ses états. Mais, cette perspective longitudinale appelle un éclaircissement, ou tout du moins une tentative d‟éclaircissement, d‟une question principale qui anime l‟analyse du processus de socialisation. Celle qui interroge la manière dont le « dehors » s‟invite au « dedans » des individus.

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