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Première partie : les terrains, les éléments de méthodologie, d’épistémologie et le cadre théorique

Chapitre 1 : Eléments de méthode et d’épistémologie

1.2 Les spécificités du second terrain d’enquête

1.2.3 Les contraintes méthodologiques du contrat CIFRE

Dans le domaine des sciences sociales, ces questions épistémologiques sont particulièrement sensibles et se voient compliquées de problèmes méthodologiques. Car être chercheur CIFRE, implique d‟être un chercheur salarié d‟une entreprise, avec un statut, un grade, un service d‟appartenance, une hiérarchie, etc. Dès lors, on a commerce, pour son travail, avec les acteurs de l‟entreprise alors qu‟ils sont l‟objet de votre recherche. La qualité des données qui seront récoltées dépendra alors de la négociation et de la gestion du terrain. L‟idée que le rapport d‟enquête est un rapport social à part entière a été théorisée et analysée depuis longtemps en sciences sociales (voir, par exemple, Bourdieu, 1993). L‟impact du statut CIFRE dans la gestion du terrain trouve précisément son principe dans un déplacement du rapport social qui structure le rapport d‟enquête. Les relations d‟enquête, dans le dispositif CIFRE, deviennent des relations de travail et intègrent dans le rapport aux enquêtés toutes les contraintes, formelles ou informelles, ainsi que tous les jeux stratégiques du monde professionnel. Solliciter un enquêté pour un entretien, par exemple, implique de mobiliser l‟ensemble des ressources disponibles pour neutraliser les défiances éventuelles que toute activité d‟expertise de la part de l‟entreprise fait naître chez nombre de salariés.

En devenant un doctorant CIFRE, vous devenez un salarié de l‟entreprise où vous menez vos investigations. Vous ne bénéficiez plus dès lors de l‟aura d‟étrangeté et de mystère qui pare souvent le sociologue immergé dans son terrain et qui sert de prémisses aux relations d‟enquête. Si votre fonction demeure obscure, une chose est certaine pour vos interlocuteurs : vous faites partie de l‟entreprise, et le badge qu‟il vous faut obligatoirement arborer lève, à ce sujet, toutes ambiguïtés. Vous perdez alors, avec votre statut d‟extériorité, une part importante de la neutralité que peuvent vous prêter les enquêtés et qui facilite l‟instauration de relations de confiance. Le statut de chercheur mandaté par l‟entreprise, appartenant à l‟organisation, transforme l‟approche méthodologique de l‟enquête, notamment en l‟enserrant dans un carcan de procédure et de protocole formel. Il n‟est plus possible de solliciter un enquêté pour aller boire un verre après le boulot et le démarcher pour un entretien. D‟un point de vue stratégique, tactique et déontologique, il est nécessaire de circonscrire l‟enquête à l‟intérieur de l‟entreprise et de suivre les procédures internes pour mettre en place le protocole de collecte de données. Il vous faut obtenir un budget de votre service d‟appartenance afin de pouvoir financer les heures d‟entretien durant le temps de travail des salariés, mettant ainsi

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l‟activité de collecte de données sous tutelle financière. Stratégiquement, on évite ainsi de générer de la suspicion en adoptant une attitude trop intrusive ou des pratiques par trop exotiques pour l‟environnement professionnel. Tactiquement, on a davantage de chances d‟obtenir une réponse positive de la part des enquêtés et de leur hiérarchie si le premier peut profiter de l‟entretien pour quitter son poste et si le second sait que cette absence ne sera pas imputée sur la comptabilité de son département et n‟impactera donc pas ses indicateurs de production. Déontologiquement, puisqu‟il s‟agit d‟une enquête diligentée par l‟entreprise, il est normal de mener cette enquête durant le temps de travail du salarié et non durant son temps de repos. Mais, l‟acceptation du salarié est alors subordonnée à celle de son supérieur hiérarchique qui doit ménager la chèvre et le chou : ne pas vous être trop ouvertement hostile et maintenir ses objectifs de production en limitant les absences de ses salariés. La sollicitation d‟entretien est d‟emblée complexifiée par la subordination légale de l‟enquêté à sa hiérarchie. Elle ne requiert plus uniquement l‟acceptation du salarié, mais également celle de son encadrement qui détermine s‟il peut libérer le salarié pour réaliser cet entretien. Au travers de cette étape supplémentaire, c‟est l‟ensemble des jeux stratégiques des acteurs qui s‟exprime. Car un chef d‟atelier ou un chef d‟équipe, en contrôlant l‟agenda des entretiens, maîtrise ce qui peut être potentiellement dit par la sélection du salarié qu‟il acceptera de libérer. Dans ces situations, les rapports sociaux surdéterminent les rapports d‟enquête puisque le principe de triangulation (Olivier de Sardan, 1995), qui permet de croiser les points de vue, dépend du bon vouloir et des intérêts du responsable hiérarchique. Ici, la sujétion n‟est plus simplement un impératif formel du contrat de travail, mais un effet concret inhérent aux relations professionnelles.

L‟impact méthodologique ne fait pas que radicaliser les conditions d‟acceptation d‟entretien, il influence également la forme et la passation de l‟entretien. Vous ne pouvez prolonger l‟entretien au-delà du temps alloué (une heure dans le cas de ma recherche). Plus concis, plus spécifique, vous ne pouvez que difficilement prendre, durant la passation, ce long moment d‟introduction qui permet de détendre la situation d‟entretien, prémisse à toute récolte de données riches de nuances et d‟opinions individuées. Certaines questions, notamment celles qui interrogent les opinions politiques, religieuses ou d‟autres aspects intimes et privés des pratiques des salariés, ne peuvent plus légalement être abordées durant les entretiens sans contrevenir à la législation du travail. Les questions doivent se restreindre à

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ce qui se passe dans l‟entreprise et ne traiter que les thèmes directement liés à l‟objet de la recherche. En transformant la relation d‟enquête en relation de travail, la convention CIFRE introduit toutes les obligations du droit du travail dans la gestion de la recherche et la relation aux enquêtés. Des obligations qu‟il faut respecter sous peine de provoquer des réactions épidermiques chez les syndicats et chez les salariés, avec pour conséquence une augmentation des refus d‟entretien. Du côté des enquêtés, le corollaire de cette réduction de la relation d‟enquête à une relation de travail est un autocontrôle de la parole chez nombre d‟entres-eux. Ces derniers savent pertinemment qu‟une liberté de parole totale est un luxe qu‟ils ne peuvent que rarement se permettre durant leur vie professionnelle. On obtient dès lors très souvent, durant les entretiens, des discours attendus et stéréotypés qui suivent la « ligne éditoriale » de l‟entreprise. Les recherches CIFRE requièrent un important travail propédeutique afin d‟instaurer cette confiance qui permet de supplanter les entraves pesant sur la parole des enquêtés, lesquels confondent souvent l‟entretien sociologique avec un entretien d‟évaluation. Réaliser une recherche CIFRE implique pour le doctorant de mettre en place une politique de terrain qui prend en compte tous les enjeux internes à l‟entreprise (rapport entre la direction et les syndicats, entre les départements, entre les acteurs, etc.), mais réclame également une gestion des aspects symboliques. Le doctorant ne peut arborer explicitement ses attributs statutaires de cadre sous peine de souffrir des tensions agonistiques existant au sein de toute division du travail. Une gestion du symbolique passe par une maîtrise des différents codes, ainsi qu‟une capacité à désarmer les antagonismes. Des questions, anodines d‟habitude, deviennent soudainement des problèmes cornéliens. La question du code vestimentaire est un exemple typique de ces enjeux symboliques qui doivent être négociés avec diplomatie. Car la façon de se vêtir, comme tous codes sémiotiques, est un principe d‟identification qui permet certaines formes de régulation dans les rapports sociaux. Dès lors, lorsque l‟on cherche à obtenir la confiance des cadres et des ouvriers afin de rendre possible la passation d‟entretien, il faut rester attentif aux signes que l‟on envoie et qui influent sur les relations d‟enquête. Le dilemme Ŕ costar/cravate ou Jean‟s/basquet Ŕ devient épineux puisqu‟une mise trop apprêtée rend suspicieux l‟ouvrier qui reconnait directement le col blanc, alors qu‟un style trop décontracté fait perdre tout crédit auprès des cadres, quand il ne produit pas une franche hostilité. Comment dès lors ne pas s‟aliéner une des parties ? Comment arbitrer entre la nécessité de diminuer la distance symbolique qui sépare le sociologue de l‟ouvrier et la préservation de son image auprès de cadres pour qui le sérieux et l‟utilité d‟une fonction s‟évaluent de prime abord au « sérieux » de la présentation de celui qui

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l‟incarne ? Cette gestion du symbolique se décline dans tous les systèmes sémiotiques à l‟œuvre dans les interactions et conduit le doctorant à développer toute une série de stratagèmes pour préserver sa légitimité aux yeux de l‟ensemble des acteurs de l‟entreprise. Quel vocabulaire employer ? Quel discours tenir ? Avec qui déjeuner à la cantine ? Toutes les activités de la vie courante de l‟entreprise deviennent des signes qui situent le sociologue dans le spectre des relations sociales qu‟induit la division du travail. Ce que l‟on exprime au travers de ce langage implicite, de ce discours sur soi, facilite ou complique la recherche puisqu‟il oriente les réponses aux sollicitations et influence la forme ainsi que le contenu des données recueillies. Et, puisque souvent il est nécessaire de tenir des discours sur soi contradictoires, puisqu‟il faut neutraliser des suspicions opposées, cet exercice devient très acrobatique et conduit à produire un double discours qui frôle parfois une forme de duplicité. Paradoxalement, alors que le statut CIFRE permet une approche du terrain dispensée de l‟usage d‟un masque, puisqu‟il autorise la déclaration de l‟activité de sociologue, il conduit ce dernier à en porter plusieurs.

72 1.2.4 Les stratégies de contournement

Comment concilier esprit critique et image de l‟entreprise ? Peut-on éviter l‟instrumentalisation de la recherche ? Doit-on arbitrer entre les faits et le dicible ? Comment gérer le poids des relations professionnelles dans la recherche ? Pour parvenir à gérer ces problèmes épineux que pose une recherche sous contrainte, j‟ai dû mettre en place des stratégies en utilisant certains ressorts de la dynamique informelle des relations de travail. En effet, les diverses stratégies de contournement qui peuvent être menées afin de modérer les contraintes induites par le contrat CIFRE dépendent de la manière dont on parvient à jouer avec les normes formelles et informelles qui régissent les relations de travail. Et, pris dans un carcan de prescriptions et de proscriptions, c‟est en définitive grâce aux ressorts de l‟informel et de l‟ambigu que l‟on peut tenter de concilier au mieux les contradictions de ce type de recherche. Il faut tout d‟abord prêter une attention appuyée à la construction d‟une relation de confiance entre le chercheur et les enquêtés. Dans le cas de ma recherche, mon premier objectif a été de neutraliser mon statut de « cadre-appartenant-au RH » afin de ne pas engendrer de méfiance chez les ouvriers14. Et l‟option la plus satisfaisante pour y parvenir a été de commencer la recherche par une longue période d‟observation participante (près de 6 mois). En partageant le travail et la condition des ouvriers, on désamorce une grande part des antagonismes. Le simple fait de travailler avec eux dans les ateliers fait que la distance symbolique s‟estompe et que des liens interpersonnels se construisent. Des liens qui servent d‟étais pour la relation de confiance. Le sociologue n‟incarne plus cette altérité menaçante, et il trouve une aide méthodologique considérable dans cette « communauté » de travail. L‟observation participante, en sus de ses qualités heuristiques propres, accroît la qualité des entretiens, notamment celle de la liberté de parole et du taux d‟acceptation. Le partage du travail ouvrier sur de multiples postes successifs a atténué l‟impact de l‟effet symbolique inhérent à la structure des relations de travail. En effet, ces dernières démarrent par une relation de compagnonnage et ne reposent pas d‟emblée sur la différence statutaire qui sépare le sociologue de l‟ouvrier. Cet effet du travail partagé dans la genèse de la confiance s‟est

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Cette distance entre le statut de cadre du sociologue et le statut de l‟ouvrier, potentiellement génératrice de suspicion, s‟appréhende aisément. Mais il ne faudrait pas s‟attendre à ce que le fait de travailler sur d‟autres catégories de salariés puisse épargner le chercheur des effets de la transformation de la relat ion d‟enquête en relation de travail. Quelle que soit la catégorie de travailleur étudié, l‟attitude intrusive de toute investigation diligentée par l‟entreprise met le salarié sur la défensive et génère de la défiance, somme toute préjudiciable à l‟enquête.

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donné à voir durant la campagne d‟entretiens puisque les ouvriers avec qui je n‟avais pas travaillé acceptaient rarement l‟enregistrement des entretiens contrairement à leurs pairs dont j‟avais partagé les journées (ils avaient néanmoins accepté l‟entretien, car l‟observation participante m‟avait construit une réputation positive à leurs yeux, conférant à notre relation d‟enquête un embryon de confiance qui n‟était, malgré tout, pas suffisante pour qu‟ils prennent le risque de l‟enregistrement). L‟observation participante permet surtout d‟obtenir, au gré des conversations informelles qui animent les interactions de travail, une part des informations que les contraintes légales pesant sur les entretiens formels ne permettent pas d‟obtenir. Cette activité de conversation informelle est centrale pour pallier le carcan méthodologique du CIFRE. En effet, si un enquêté peut refuser catégoriquement un entretien avec le sociologue de l‟entreprise, je n‟ai jamais vu d‟ouvriers décliner une discussion. Et ce que l‟on perd de systématicité dans la récolte de données par conversation informelle, on le gagne en richesse et en sincérité dans les discours produits15.

Une fois ce « capital sympathie » construit, il convient de veiller à ne pas le détruire par des comportements socialement situés. Un changement trop radical dans les attitudes adoptées peut être pris pour une sorte de trahison opportuniste, si ce n‟est pour une duplicité initiale. Le problème de la gestion du symbolique se pose dès lors dans toute sa complexité. J‟ai pris le parti de sacrifier une part de légitimité auprès des cadres en renonçant au costume de ville pour lui préférer la chemise, le pantalon et la veste (jamais de cravate16). Cette stratégie d‟une position intermédiaire dans le « dress code », jouant sur l‟indétermination relative de la valeur symbolique de l‟apparence, a été fructueuse puisque ce que j‟ai perdu en crédit auprès de l‟encadrement n‟a pas porté préjudice à l‟enquête et m‟a permis de conserver la qualité de mes relations avec les enquêtés. La gestion du discours a été plus complexe puisque, plus explicite que le code vestimentaire, elle n‟admet pas une stratégie fondée sur l‟ambiguïté. Je n‟ai pas trouvé d‟alternative à l‟usage du double discours pour défendre mes pratiques et mes positions, faisant prévaloir l‟intérêt en terme de productivité et de qualité

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Toute la difficulté étant dès lors de convaincre l‟encadrement et sa propre hiérarchie de la nécessité et de la légitimité d‟aller « faire l‟ouvrier », méthode qui peut leur sembler incongrue au plus haut point. Travaillant sur les questions d‟apprentissages professionnels, j‟ai pu argumenter sur l‟intérêt d‟acquérir une connaissance intime de la pratique professionnelle en question. Il aurait été sans doute plus délicat de les convaincre si ma recherche portait sur d‟autres sujets.

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Excepté lors des comités de direction auxquels j‟ai dû assister, et où l‟assemblée n‟aurait sans doute pas compris les tenants stratégiques de cette démarche.

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avec certains et le souci des salariés et de la défense du métier avec d‟autres. Puisque ce qui est en jeu dans l‟autocontrôle du discours est l‟image de son positionnement axiologique, et ce, afin d‟éviter qu‟on entrave les investigations, le doctorant ne peut qu‟embrasser les différents points de vue avec un sens politique et un sens de l‟à propos. Et ce qu‟il convient d‟appeler une « méthodologie de gestion de la structure politique du terrain » concerne de nombreux actes. Administrativement rattaché au service des ressources humaines, c‟eût été une erreur stratégique de prendre domicile dans leurs locaux. Déjeuner quotidiennement avec les cadres administratifs, les cadres de production ou les ouvriers aurait présenté les mêmes risques. L‟utilisation d‟un bureau isolé dans le bâtiment des formations résolut le premier problème, et la fréquentation du personnel de santé permit de préserver mes attributs statutaires et mon image auprès des cadres, tout en étant un gage de ma bienveillance auprès des salariés (avec, il est vrai, une raison reposant sur des affinités électives, pour reprendre la formule de Weber). On saisit dès lors ce que le statut de sociologue salarié engage comme économie symbolique, et le poids de la recherche CIFRE sur la gestion du terrain.

Comme on peut le comprendre, les recherches sous convention CIFRE pâtissent d‟une forme de juridicisation des relations d‟enquêtes, mais également de la dualité induite par l‟association d‟univers sociaux aux principes et aux normes d‟actions profondément différentes. Vouloir s‟affranchir de ces difficultés conduit le chercheur à devoir rester attentif non seulement à objectiver le rapport à son objet, mais également le rapport qu‟il entretient avec les différents rôles qu‟il investit durant sa recherche. Des exercices d‟objectivation qui ne sont pleinement satisfaisants qu‟à de rares occasions, tant les difficultés de maîtrise de ce que nous engageons dans les différentes situations sociales d‟enquête peuvent sembler rédhibitoires.

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