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Les limites des capteurs sociaux

Section 2. La dimension organisationnelle de l’observation sociale

3.3. Des indicateurs interprétatifs pour être au plus près des salariés

3.3.4. Les limites des capteurs sociaux

L’intérêt d’observer au plus près du terrain paraît évident, mais cela comporte tout de même un risque : celui du déficit méthodologique. Cette approche peut en effet s’avérer trop spécifique et donc mal adapté aux nécessaires comparaisons. Par ailleurs, un recours exclusif, à l’occasion de la définition des procédures d’observation, aux personnes en place à un moment donné, peut menacer la pérennité du système. Toute construction des procédures d’observation devrait pouvoir s’appuyer sur un cadre méthodologique préalablement défini sur le plan national et adaptable aux réalités locales.

De plus, le réseau de correspondants est souvent issu du canal hiérarchique. Trop lié à ce canal, il peut développer les mêmes défauts : autocensure, déformation, rétention d’information, etc. Ensuite, il n’est pas toujours facile de développer des contacts informels avec les représentants du personnel ou délégués syndicaux. Enfin, les capteurs sociaux doivent faire preuve d’objectivité, c’est-à-dire savoir faire en permanence la distinction entre leur point de vue personnel et le point de vue des membres de leur équipe ou de leur milieu.

Pour remédier à ces difficultés, il est indispensable de former les capteurs à l’observation sociale pour déjouer la désinformation, et pour améliorer leur capacité de détection du climat social (Donnadieu G. et Johnson S-A., 1993)1.

Il faut également définir quelques éléments de base de cette observation partagée afin d’offrir des indications méthodologiques concernant les principales sources

d’information existantes, les indicateurs mobilisables, les clés de passage respectant les découpages du territoire, les modalités de collecte et de distribution de l’information et les institutions ressources. Ces recommandations pourront ainsi faciliter la mise en place d’une démarche commune à tous les départements engagés dans ce processus, pouvant conduire à des échanges d’informations et d’analyses sans lesquels l’observation n’est guère opérationnelle. Il appartiendra alors à toutes les structures concernées de passer de cette aspiration à une action sociale plus globalisée, une démarche plus effective, et pourquoi pas plus généralisée.

L’outil relatif aux capteurs sociaux consiste à démultiplier les gisements de proximité, c’est-à-dire mettre en place un réseau de relais afin de dispatcher l’information disponible par l’intermédiaire des acteurs sociaux, mais aussi mettre en place des correspondants locaux afin d’établir une fonction de dialogue et permettre à l’information de remonter. L’expérience des capteurs a donc consisté à repérer ces personnes non contestées déjà sources d’information, afin de mieux (et plus) les alimenter en information et à en faire des interlocuteurs privilégiés. Pour donner à cette idée une pleine efficacité, un véritable maillage de l’entreprise est nécessaire. Pour observer, il faut des outils. Plusieurs sont utilisés pour renseigner l’observatoire social : indicateurs dits « objectifs » repris dans le bilan social ou les tableaux de bord sociaux, indicateurs qualitatifs à travers des entretiens et des enquêtes sociales, veille sociale externe, etc. L’observatoire social peut également recueillir les avis et les opinions les plus divers, manifestés dans certaines occasions de la vie professionnelle, particulièrement propices à une expression spontanée à travers par exemple les capteurs sociaux.

Ces différents outils d’information doivent à la fois être proches des responsables opérationnels des établissements (d’où l’intérêt d’une formation à l’observation sociale), être standards afin de permettre une application transversale et partagée à travers l’organisation, être simples (mais pas simplistes) pour réduire la complexité des situations observées sans la perdre en route, être compatibles avec les processus de décision et transparents, et leurs résultats doivent être argumentables pour fournir les véritables éléments de base du plan stratégique RH.

La banalisation des techniques d’enregistrement et de mise en forme des données statistiques accroît la possibilité de produire une information quantifiée adaptée à la décision managériale. Mais les obstacles à franchir restent nombreux et d’ordre différent.

En général, ces obstacles tiennent d’abord à la difficulté d’élaborer une problématique commune du social préalable au montage des observatoires. Il existe souvent un consensus sur l’opportunité de l’outil mais les acteurs parties prenantes ne font pas souvent l’effort ou ne veulent pas expliciter leur problématiques du social qui sont (ou parce qu’elles sont) politiques ; par conséquent ils ne précisent pas clairement les objectifs sur lesquels ils s’engagent. Outre le fait que les objectifs des différents partenaires ne soient pas les mêmes, rendant difficile l’élaboration d’une

grille commune de lecture, une des principales difficultés semble résider dans l’écart important entre la conception du social qu’a le manager (un ensemble de problèmes sociaux qui apparaissent dans un espace donné, quand l’ordre social est menacé) ; et la conception que peuvent en avoir les experts ou chercheurs : le social comme processus, comme relation entre groupes sociaux, conduisant à des différenciations et des formes de cohésion. Pour le manager, le social apparaît plutôt au travers de symptômes visibles qui seront traités curativement que comme une interrogation sur les processus qui ont conduit à ces symptômes. Les observatoires sont ainsi le plus souvent une sorte de compromis instable et peu viable entre les deux approches, fournissant un ensemble de descriptions et d’indicateurs qui fonctionnent comme autant de clignotants pour le manager et des données sociales utiles aux experts, mais qui présentent le défaut de ne pas avoir été construites en fonction d’une problématique particulière du social. Ces différentes approches du social s’illustrent à travers les outils de l’observation sociale :

- le bilan social fait référence à une relation entreprise/salariés,

- la loi NRE adopte un champ plus large en faisant référence à une relation entreprise/environnement qui s’attache aux retombées des activités de l’entreprise au niveau des salariés, mais aussi des riverains, des sous-traitants, de l’environnement,

- l’approche prospective des représentants du personnel se concentre sur les éléments du social qui impactent l’économique, autrement dit ils cherchent à comprendre les conséquences financières des actes et des décisions sociales (voir la notion de Tableau de Bord Prospectif).

Le second risque lié à ces outils d’information de l’observation sociale est d’aller vers une multiplicité de données non comparables entre elles en l’absence de critères communs d’élaboration, chacun définissant ses protocoles de recueil et de traitement des informations. Sur la base de réseaux et d’échanges, il faut que se réalise une harmonisation des outils de façon à permettre une compatibilité des informations (d’un lieu d’observation à l’autre). Faute d’opter pour cette démarche, l’observation ne ferait que produire davantage de confusion. Afin de garantir la fiabilité des informations, l’observatoire social peut établir une charte déontologique, aider à la mise au point des indicateurs significatifs, voire instaurer un "agrément" des méthodologies de recueil de données.

Mais l’harmonisation des outils ne suffit pas à évacuer tous les risques. Il est regrettable de noter que souvent le développement des observatoires se traduit par une plus grande technicité, au détriment d’une plus grande écoute. Le risque principal qui guette aujourd’hui les observatoires est celui d’une accumulation de données insuffisamment maîtrisées et réunies sans qu’on s’interroge assez sur leur pertinence et leur utilité par rapport aux stratégies que l’on cherche à développer. En quelque sorte, les concepteurs de ces observatoires semblent être assez souvent victimes d’une illusion « technicienne », où la sophistication des outils de traitement de données est censée pouvoir pallier la faiblesse de la réflexion stratégique. Certes, le social a un besoin de quantification et le chiffre est aussi un outil du dialogue. Mais, dans un même temps, on peut ressentir les limites d’une trop forte quantification. Le chiffre ne dit rien sur la quotidienneté du vécu du travail. Derrière

le quantitatif, se nouent des débats qualitatifs que la seule utilisation du chiffre risquerait de gommer, "moyenniser", voire occulter. La quantification doit être pensée et contrôlée. Le chiffre doit en effet servir à se poser les problèmes, mais n’élimine en aucun cas l’analyse qualitative. Faute de quoi on se trouve bien souvent devant cette situation paradoxale où le décideur est en face d’une avalanche de chiffres sans pouvoir pour autant décider ; on se focalise sur des questions techniques en négligeant de s’interroger sur les rapports de l’observation à l’action..

L’information sociale dispose d’un champ très large. Il est par conséquent normal d’avoir quelques difficultés inhérentes à son traitement et à sa présentation. Les instruments de l’observation sociale ne sont pas encore totalement fixés au sein des entreprises. Leur usage systématique est encore trop récent. L’observation sociale n’est pas toujours considérée comme un tout, c’est-à-dire comme un ensemble d’outils qu’il est nécessaire d’utiliser conjointement. « L’observateur social […] doit être conscient de la diversité des points de vue et il doit être conscient que seule la multiplication des cadres d’analyse permettra de rendre compte d’une part importante de la complexité du réel » (Igalens J. et Loignon C., 1997)1. Pour multiplier les angles d’observation il est donc nécessaire de faire appel à des outils d’information variés.

1 Igalens J. et Loignon C. (1997), op. cit., p. 17.

Conclusion

Ce premier chapitre recense les approches de l’observation sociale issues de la littérature académique et des expériences menées en entreprise.

Observer le social, c’est remonter de l’information pertinente aux divers acteurs concernés, en utilisant tous les canaux et toutes les sources disponibles. Pour ce faire, sont disponibles les indicateurs objectifs, les entretiens et les divers types d’enquêtes d’opinion, mais on développe également l’utilisation et la mise en place des réseaux de capteurs sociaux. Les objectifs visés par les dirigeants conditionnent, au moins partiellement, le choix des démarches et des outils correspondants.

Le choix d’un espace social et administratif pertinent, le type d’information significatif, son mode de regroupement ou d’agrégation, la délimitation des champs d’observation, le contour des politiques prises en compte, sont autant d’obstacles de méthode que toute observation sociale, quelle qu’elle soit, doit traiter.

La démarche d’observation sociale doit être construite sur la base d’un processus impliquant fortement tous les acteurs1. Mais ce processus ne va pas sans difficultés. La première erreur consiste à bâtir les outils et la démarche de façon isolée, sans impliquer les acteurs. L’implication des acteurs prend la forme d’itération (et par forcément de séquence) entre discussion, négociation et structuration. « Les acteurs ont des préoccupations différentes selon leur place dans l’organisation, ces préoccupations entraînent des spécifications différentes concernant le "cahier des charges" de l’observation sociale. Si ces préoccupations doivent pouvoir être exprimées, en revanche elles ne peuvent pas à elles seules être suffisantes pour construire la première grille de lecture. Il convient de multiplier les problématiques et les angles d’approche […]. Aussi les demandes de services opérationnels doivent être négociées et de cette négociation doit émerger une première structuration qui intègre également les éléments de connaissance du champ que possèdent les observateurs sociaux ». La seconde erreur « consisterait à bâtir une démarche d’observation sociale qui ne serait dictée que par les préoccupations des directions opérationnelles ou des partenaires syndicaux ». Enfin, le dernier type d’erreur « consiste à figer un dispositif et à ne pas tenir compte des critiques des acteurs ou des sujets observés, de l’usure des outils, du progrès des connaissances » (Igalens J. et Loignon C., 1997)2. Et bien sûr, l’apprentissage généré par ce processus avec notamment la construction d’une nouvelle grille de lecture permet d’enrichir la connaissance du champ.

Nous proposons de présenter l’observation sociale comme un mécanisme de rétroaction (Figure 7).

Figure 7 : L’observation sociale, un mécanisme de rétroaction

L ’observation sociale doit capter et intégrer dans sa réflexion les grandes orientations/décisions du management, elle doit permettre de déterminer ce qui est compris de ce qui est dit en matière de management, elle doit établir l’écart entre la réalité et ce qui est prescrit en matière de mise en œuvre des projets, et de même au niveau des résultats, elle doit déterminer ce qui est réel par rapport à ce qui est attendu. Par exemple, en matière de management, on perçoit souvent une différence entre ce qui a été dit et ce qui a été finalement perçu par les salariés ou managers.

1 Voir la figure de Igalens J. et Loignon C. (1997), op. cit., p. 111. 2 Igalens J. et Loignon C. (1997), op. cit., p. 112.

Décision, orientation Communication, Management Mise en oeuvre Résultats Observation Sociale compris/dit réel/prescrit réel/attendu

L’observation sociale à l’aide des outils mis en place permettra de faire ressortir ce décalage et en informera le management et la communication. A charge à eux par la suite de tenter de réduire ce décalage et de faire en sorte que ce qui est perçu corresponde à ce qui est dit. En agrégeant ces informations, en les comparant, en les objectivant, l’observation sociale créée de la connaissance. Et l’objectif est d’utiliser ces connaissances, de les diffuser afin qu’il y ai un effet rétroactif à tous les niveaux. L’observation sociale permet d’inciter à une réflexion permanente, à un ajustement permanent entre décision, communication, management, mise en œuvre et résultats. Cette large diffusion des résultats produits par l’observation sociale peut favoriser la recherche de solutions efficaces aux problèmes révélés. Là aussi, la construction de l’action doit être fondée sur un travail d’itération à long terme (le temps est nécessaire car les savoir-faire se construisent très lentement).

« Chaque vague de données fait l’objet d’analyses, de critiques, de décisions dont il importe de conserver la trace pour qu’il y ait un réel processus d’apprentissage, indépendamment de la mémoire des responsables de l’observation sociale » (Igalens J. et Loignon C., 1997)1. Au final, il s’agit de capitaliser les enseignements retirer des démarches d’observation sociale et de mettre en place un dispositif de retour d’expérience.