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Centralité, prestige et pouvoir

Section 1. Hypothèses de recherche

1.1. La capacité d’un acteur à interagir : l’indice de centralité

1.1.2. Centralité, prestige et pouvoir

Les acteurs identifiés comme centraux occupent une position privilégiée dans les échanges qui ont lieu dans un réseau. Pour cette raison, la notion de centralité est souvent rapprochée des notions de prestige et de pouvoir, et les scores de centralité sont utilisés comme variables explicatives dans le cadre d’études portant sur le pouvoir de l’organisation..

Un acteur "prestigieux" est l’objet de vastes liens se focalisant sur lui seulement en tant que récipiendaire (Wasserman S. et Faust K., 1994)1. La notion de prestige est donc plus restrictive que celle de centralité ; elle découle uniquement de relations orientées (Knoke D. et Burt R.S., 1983)2, et il ne sera pas toujours possible de l’évaluer. De la même manière que pour la centralité, on rencontrera différents types de prestige comme le prestige de degré, le prestige de proximité et le prestige basé sur le statut ou le rang (Wasserman S. et Faust K., 1994)3. Ce dernier type d’indice évalue le prestige d’un acteur en fonction du prestige des acteurs avec qui il est en relation (Mizruchi M.S., Mariolis P., Schwartz M. et Mintz B., 1986)4. Avec ces mesures, les liens indirects peuvent aussi bien diminuer qu’augmenter le prestige d’un acteur.

L’indice de centralité peut aussi constituer une opérationnalisation de la notion de pouvoir. Cette approche ne remet pas en cause la définition classique du pouvoir en tant que relation d’autorité. Elle tient compte du fait que le pouvoir est « un effet de la position des acteurs dans un ensemble où ressources et opportunités se distribuent inégalement » (Lazega E.,1994-b)5. Le niveau hiérarchique de l’acteur et ses relations informelles sont appréhendés. Cette relation entre pouvoir et position au sein d’une structure est clairement présentée en analyse structurale mais rejoint aussi les idées développées en sociologie de l’acteur-réseau. Il s’agit alors pour un acteur de « convertir une position centrale, où il bénéficiait d’une forte concentration de ressources, en échanges avantageux, en accumulation de statut et en capacité de (re)définir les règles du jeu » (Lazega E., 1998)6.

On peut considérer que cette approche se base sur certains éléments de la théorie de l’échange (Emerson R.M., 1972)7, que le pouvoir est ici conçu comme l’inverse de la

dépendance (Marsden P.V., 1983)8, comme le contrôle de ressources pertinentes. Théoriquement, les acteurs dans une position centrale ont plus facilement accès à, et

1 Wasserman S. et Faust K. (1994), op. cit., p. 170.

2 Knoke D. et Burt R.S. (1983), « Prominence », in Burt R.S. et Miner M.J. (eds.), Applied network analysis : a methodological introduction, Beverly Hills, CA : Sage, pp. 195-222.

3 Wasserman S. et Faust K. (1994), op. cit., pp. 202-210.

4 Mizruchi M.S., Mariolis P., Schwartz M. et Mintz B. (1986), « Techniques for disaggregating

centrality scores in social networks », in Tuma N.B. (ed.), Sociological Methodology, San Francisco : Jossey-Bass, pp. 26-48.

5 Lazega E. (1994-b), « Analyse de réseaux et sociologie des organisations », Revue Française de Sociologie, Vol. 35, n° 2, pp. 293-320.

6 Lazega E. (1998), op. cit., p. 48.

7 Emerson R.M. (1972), « Exchange theory, Part 2 : Exchange relations and networks », in Berger J.,

Zelditch M. et Anderson B. (eds.), Sociological theories in progress, Vol. 2, Boston : Houghton- Mifflin, pp. 38-87.

8 Marsden P.V. (1983), « Restricted access in networks and models of power », American Journal of Sociology, Vol. 88, n° 4, pp. 686-717.

un contrôle potentiel sur, des ressources pertinentes. En plus d’accroître la dépendance des autres acteurs vis-à-vis d’eux, les acteurs doivent aussi réduire leur dépendance vis à vis des autres. Ils doivent accéder aux ressources pertinentes non contrôlées ou sans intermédiaire. Ainsi, deux mesures de la centralité correspondent à cette notion de ressource pertinente : la proximité (représentant l’accès) et l’intermédiarité (représentant le contrôle) (Brass D.J., 1984, 1992)1. La centralité de degré en tant que simple mesure de la taille du réseau d’un acteur a aussi été associée au pouvoir (Brass D.J. et Burkhardt M.E., 1992, 1993 ; Burkhardt M.E. et Brass D.J., 1990)2.

Il est aussi possible de reprendre l’idée précédemment évoquée d’interdépendance entre les acteurs : le pouvoir se mesure davantage par rapport aux relations exclusives avec des acteurs importants que par rapport aux relations avec des acteurs marginaux (Burt R.S., 1992)3.

On conçoit que le pouvoir d’un acteur A sur un autre acteur B soit lié à la position hiérarchique des acteurs. Il dépend aussi de la valeur de la ressource détenue par A pour B, et de la disponibilité de cette ressource à d’autres sources que A. Ainsi, « la dépendance de B par rapport à A est fonction de ce que B retire effectivement de son échange avec A et de la valeur comparée de cet échange avec des sources alternatives » (Degenne A. et Forsé M., 1994)4. Dans le cas qui nous intéresse, par exemple, les correspondants départementaux de l’observation sociale disposent d’informations locales dont les correspondants en délégation sont fortement demandeurs. A l’inverse, les informations dont disposent les correspondants en délégation ne représentent pas toujours un grand intérêt pour les correspondants départementaux. Il en va de même pour les relations entre le siège, demandeur d’informations en provenance des délégations, et les correspondants en délégation. Dans ce contexte spécifique, on peut dire que les relations de pouvoir sont inversées par rapport à la hiérarchie.

Le lien entre position au sein du réseau et pouvoir s’avère donc plus complexe qu’il n’y paraît. Il peut dépendre du type de mesure, du type de lien étudié (formel/informel, amitié, information, confiance…)5 et de l’unité de référence (individu, groupe de travail, département, organisation).

1 Brass D.J. (1984), « Being in the right place : a structural analysis of individual influence in an

organization », Administrative Science Quarterly, Vol. 29, pp. 518-539.

Brass D.J. (1992), « Power in organizations : a social network perspective », in Moore G. et White J.A. (eds.), Research in politics and society, Vol. 4, Greenwich, CT : JAI Press, pp. 295-323.

2 Brass D.J. et Burkhardt M.E. (1992), « Centrality and power in organizations », in Nohria N. and

Eccles R.G. (eds.), Networks and organizations : structure, form and action, Chap. 7, Boston, Massachusetts : Harvard Business School Press, pp. 191-215.

Brass D.J. et Burkhardt M.E. (1993), « Potential power and power use : an investigation of structure and behavior », Academy of Management Journal, Vol. 36, n° 3, pp. 441-470.

Burkhardt M.E. et Brass D.J. (1990), « Changing patterns or patterns of change : the effect of a change in technology on social network structure and power », Administrative Science Quarterly, Vol. 35, n° 1, pp. 104-127.

3 Burt R.S. (1992), Structural holes. The social structure of competition, Cambridge, Massachusetts

and London : Harvard Business Press, pp. 71-81.

4 Degenne A. et Forsé M. (1994), op. cit., p. 166.

5 Voir une synthèse des différents travaux sur ce thème dans Krackhardt D. et Brass D.J. (1994),

Sur ce dernier point, il s’agit de déterminer comment l’unité de référence, c’est-à- dire les limites du réseau, peuvent affecter la relation entre centralité et pouvoir. En comparant la centralité au sein d’un groupe de travail, au sein d’un département, et au sein de l’organisation tout entière, on s’aperçoit que la centralité à l’échelle du département est le meilleur indicateur de pouvoir (Brass D.J. et Burkhardt M.E., 1992)1. La relation entre centralité et pouvoir est donc plus ou moins forte en fonction de l’unité de référence de l’analyse. Mais ce rapport peut aller jusqu’à s’inverser dans une structure d’accès restreint ou dans un réseau décentralisé : un acteur avec un fort indice de centralité au niveau local peut avoir plus de pouvoir qu’un acteur ayant un fort score de centralité au niveau global (Marsden P.V., 1982 ; Markovsky B., Willer D. et Patton T., 1988)2. A l’inverse dans un réseau fortement centralisé, le centre global aura plus de pouvoir que les centres locaux. Finalement, à des fins de comparaison, il faut être en mesure de juger de la centralisation globale du réseau. Puisque pour un acteur, être le centre d’un réseau décentralisé ne revient pas au même qu’être le centre d’un réseau centralisé, il s’agira aussi de comparer les indices à différents niveaux.

A ces différents points s’ajoute le fait qu’il ne soit pas toujours avantageux d’être connecté à des acteurs influents. Dans ces cas précis, on peut avoir du pouvoir sans être central ; les mesures traditionnelles de centralité ne sont donc pas forcément liées au pouvoir (Cook K.S., Emerson R.M., Gillmore M.R. et Yamagishi T., 1983)3. De même, si on reprend la théorie des coalitions de Caplow T. (1984)4, le pouvoir ne peut pas être considéré comme le résultat mécanique du pouvoir des autres : pour jouer un rôle dominant, un acteur aura tendance à s’entourer d’acteurs plus faibles que lui.

En fonction, d’une part du poids donné dans l’étude aux structures locales et globales, et d’autre part de la valeur positive ou négative attribuée à ce poids, on obtiendra différents types de centralité. Quand la communication s’effectue sur de longues distances, la position dans la structure globale doit peser plus que quand la communication est totalement locale. Dans une organisation hiérarchique où le pouvoir est transitif, le pouvoir des supérieurs doit peser plus dans la détermination de l’ensemble du pouvoir que quand les relations entre les acteurs sont sous la formes de dyades. Finalement, il y aura des situations dans lesquelles le pouvoir augmentera consécutivement à l’association avec des acteurs ayant plus de poids, et des situations dans lesquelles il diminuera (Bonacich P., 1987)5.

Advances in Social Network Analysis, Research in the social and behavioral sciences, Chap. 8,

Thousand Oaks, London, New Delhi : Sage Publications, pp. 207-229.

1 Brass D.J. et Burkhardt M.E. (1992), op. cit.

2 Marsden P.V. (1982), « Brokerage behavior in restricted exchange networks », in Marsden P.V. et

Lin N. (eds.), Social structure and network analysis, Beverly Hills, CA : Sage.

Markovsky B., Willer D. et Patton T. (1988), « Power relations in exchange networks », American

Sociological Review, Vol. 53, avril, pp. 220-236.

3 Cook K.S., Emerson R.M., Gillmore M.R. et Yamagishi T. (1983), « The distribution of power in

exchange networks : theory and experimental results », American Journal of Sociology, Vol. 89, n° 2, pp. 275-305.

4 Caplow T. (1984), Deux contre un : les coalitions dans les triades, Collection Sciences Humaines

Appliquées, Paris : ESF.

Même s’il est envisageable d’associer centralité et pouvoir (Mizruchi M.S., 1994)1, il est difficile de prendre en considération toutes les dimensions du pouvoir et de résumer toutes les situations possibles sous la forme d’une seule mesure. Le choix s’effectuera donc selon des considérations substantives, tout en sachant que ces mesures sont souvent positivement corrélées (Bolland J.M., 1988)2. Finalement, la situation d’un acteur dépend des situations respectives des acteurs auxquels il est relié et son pouvoir dépendra de sa capacité à créer des coalitions ou des alliances, de sa capacité à "intéresser".