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Les faiblesses du bilan social

Section 2. La dimension organisationnelle de l’observation sociale

3.1. Des indicateurs objectifs, nécessaires mais non suffisants

3.1.1. Le bilan social, un outil précurseur

3.1.1.3. Les faiblesses du bilan social

La première critique d’ordre général faite au bilan social dans le cadre d’un dispositif d’observation sociale est qu’il s’avère « trop passéiste (il s’agit d’un simple enregistrement du passé), trop statique » (Donnadieu G. et Johnson S-A., 1993)4, « il

peut, malheureusement, rejoindre aussi la masse des connaissances inutiles parce qu’elles ne sont pas insérées dans l’action » (Comhaire P. et Dendauw C., 1997- 1998)5. Le bilan social n’est pas prospectif, en ce sens il ne favorise pas la définition et le suivi des stratégies sociales des entreprises qui le mettent en place et constitue un outil d’information incomplet : les salariés n’y trouveront pas, par exemple, les projets de modification des effectifs ou les projections d’évolution des salaires. Etant avant tout descriptif, il retient des indicateurs partiels, peu susceptibles de contribuer à fonder une politique. De plus, cette récapitulation de données ne permet pas de savoir si l’entreprise a réalisé un profit ou une perte et si, par conséquent, elle a créé une richesse sociale (Danziger R., 1989)6. Ces aspects expliquent certainement le très

faible usage du bilan social pour l’alerte et la prise de décision : « le bilan social ne joue jamais cette fonction d’aide au pilotage social ni n’alimente les indicateurs du pilotage social », il s’avère que les pratiques décisionnelles en Gestion des

1 Lequin Y. (1991), Comptabilité et responsabilité sociale de l’entreprise, Thèse ESA Grenoble, p.

125.

2 Danziger R. (1983), Le bilan social, outil d'information et de gestion, Collection Dunod Entreprise,

Paris : Bordas, p. 2.

3 Vatteville E. (1989), « Mesure des ressources humaines », in Simon Y. et Joffre P. (sous la

direction), Encyclopédie de gestion, Tome 2, Article 92, Paris : Economica, pp. 1891-1909.

4 Donnadieu G. et Johnson S-A. (1993), op. cit., p. 20.

5 Comhaire P. et Dendauw C. (1997-1998), « Du bilan social vers un tableau de bord social », Revue de Gestion des Ressources Humaines, n° 24, décembre-janvier-février, pp. 17-25.

6 Danziger R. (1989), « Bilan social », Encyclopédie de gestion, n° 13, Paris : Economica, pp. 243-

Ressources Humaines sont prises sur la base d’indicateurs sociaux très largement dissociés et disjoints du bilan social (Zardet V., 1997)1.

Dans une approche plus approfondie, deux niveaux d’études peuvent être envisagés. Le premier consiste à analyser les données brutes issues du bilan social. Le second réside dans une analyse à forte valeur ajoutée de ces données.

Malheureusement, les indicateurs directement issus du bilan social souffrent de nombreuses imperfections. Leur interprétation demeure délicate (Barel Y., 1997- 1998)2. Les textes réglementaires portant sur les indicateurs du bilan social semblent indiquer que la normalisation est parvenue à un stade élaboré et exhaustif. Or, l’étude du contenu de certains indicateurs et leur observation au travers des bilans sociaux apportent des nuances importantes qui risquent de fausser les analyses comparatives que l’on est amené à effectuer (Lequin Y., 1991)3. Par ailleurs, un taux d’absentéisme seul n’a guère d’utilité même s’il s’appuie sur une décomposition en absentéisme compressible (maladie, accidents, absences diverses) et absentéisme incompressible (congés payés, heures de délégation, etc.). De plus, en matière de relations sociales, le bilan social n’aborde pas franchement les manifestations inhérentes aux tensions sociales. Les indicateurs de tension comprennent des données chiffrables telles que les jours de grève, l’absentéisme, la rotation du personnel, etc., mais les conflits du travail ne sont saisis dans le bilan social qu’à travers le "nombre de journées de travail perdues pour fait de grève". La durée d’un conflit, ses modalités d’achèvement, les questions non résolues, les charges futures liées aux avantages accordés représentent autant de thèmes importants pour l’évaluation du climat social et des foyers de tension encore présents qui risquent d’altérer les performances socio-économiques futures.

Les indicateurs synthétiques permettant d’apprécier le climat social, le nombre de conflits, leur durée, les effectifs concernés et les conséquences financières à court et moyen terme de perturbations d’activité constituent les éléments d’information à privilégier. En outre, aucun indice de vulnérabilité n’apparaît dans le bilan social lorsque des conflits affectent le fonctionnement de certaines unités d’un groupe dans lequel le jeu de prestations internes et l’imbrication des productions à flux tendus constituent des amplificateurs insoupçonnés des effets d’un conflit.

En effet, les indices de dysfonctionnement tels que les coûts cachés, les coûts de la non-qualité… etc., sont ignorés alors qu’ils constituent une des bases de l’appréciation des performances socio-économiques de l’entreprise (Savall H. et Zardet V., 1984)4.

La publication de certaines de ces informations, notamment d’indicateurs de qualité non contestables, facilite la formulation d’un diagnostic très fidèle à la réalité, car ces indicateurs réagissent rapidement aux sollicitations des dirigeants ou à la dégradation

1 Zardet V. (1997), « Le bilan social français : quelle contribution à la prévention des crises en gestion

des ressources humaines », in Actes du 8ème Congrès de l’Association Française de Gestion des

Ressources Humaines, GRH face à la crise : GRH en crise ?, 4 et 5 septembre, Montréal : Presses

HEC, pp. 595-610.

2 Barel Y. (1997-1998), op. cit. 3 Lequin Y. (1991), op. cit., p. 209.

4 Savall H. et Zardet V. (1984), « L’analyse socio-économique de l’entreprise et le contrôle de

gestion : Des pratiques infidèles en quête d’une image mythique de fidélité », Actes du 5ème

du climat social, bien avant les premières manifestations tangibles révélées par le système d’information comptable.

Il est possible de tenter une analyse à forte valeur ajoutée des données issues des bilans sociaux. Mais, la multitude des chiffres fournis ainsi que la présentation choisie ne permettent pas un jugement synthétique de la situation sociale de l’entreprise, et rendent difficile la formulation d’un jugement d’ensemble en ce qui concerne les études comparatives. A cette difficulté de créer des références spatiales et/ou sectorielles s’ajoutent les problèmes de comparaison dans le temps. Il est par exemple impossible de concevoir un coefficient d’équivalence permettant de convertir des licenciements passés en embauches présentes, ou un taux futur d’accidents du travail en dépenses de formation actuelles (Vatteville E., 1989)1. Les textes sur le bilan social ont éludé le problème de la comparabilité des documents et des indicateurs d’une entreprise à l’autre ; les représentants des entreprises étaient hostiles à toute normalisation, ils craignaient que se développent des mouvements revendicatifs visant des ajustements "par le haut" (Igalens J. et Peretti J-M., 1982)2. Cet argument doit vite être dissipé par un raisonnement analogique, si l’on observe les pratiques de comparaison des performances financières fondées sur les systèmes comptables. Les comparaisons sont effectuées par des organismes financiers, par des revues, selon des critères bien établis, sans soulever de mouvements revendicatifs ou contestataires qui invoqueraient ces informations comparatives (Lequin Y., 1991)3. Dans sa présentation actuelle, le bilan social présente une autre faiblesse. Il mélange des informations nominales (valeurs absolues, nombre d’unités), ordinales (classement de certains éléments), statistiques (moyennes, pourcentages) et binaires (réponses "oui ou non"). Si certains considèrent que les indicateurs retenus se caractérisent par leur homogénéité (Martory B. et Crozet D., 2001)4, des ratios auraient été bien plus clairs dans certains cas (Vatteville E., 1989)5.

Le cadre normalisé du bilan social engendre certaines lourdeurs et rigidités qui altèrent ses possibilités d’utilisation, limitent ses perspectives de développement pour le réduire trop souvent au niveau des contraintes administratives d’ordre légal (Lequin Y., 1991)6 ; l’entreprise respecte ces contraintes sans chercher à les transformer en outils au service de ses responsables internes ou de ses partenaires externes, car elle n’entrevoit le plus souvent que les charges élevées liées au développement de tels outils et n’aperçoit pas les opportunités futures.

D’autres critiques peuvent être formulées en faveur ou à l’encontre du bilan social (Lauzon L.P., 1981)7, mais les points essentiels décrits précédemment semblent couvrir les principales limites observées : le bilan social ne décrit qu’une partie de la réalité sociale, n’apporte qu’une modeste contribution par rapport aux informations déjà élaborées de façon dispersée dans l’entreprise. Le coût du rassemblement des données a rebuté les entreprises de taille plus modeste.

1 Vatteville E. (1989), op. cit.

2 Igalens J. et Peretti J-M. (1982), op. cit. 3 Lequin Y. (1991), op. cit., p. 218.

4 Martory B. et Crozet D. (2001), Gestion des ressources humaines. Pilotage social et performances,

4ème édition, Paris : Dunod, p. 227. 5 Vatteville E. (1989), op. cit. 6 Lequin Y. (1991), op. cit., p. 206.

De manière générale, le bilan social d’entreprise ou d’établissement ne prend sa signification que si les lecteurs disposent des aptitudes et des connaissances pour interpréter les informations publiées ; tout lecteur d’un bilan social n’élabore son propre jugement qu’au travers de références implicites à d’autres bilans sociaux et à des évaluations de performances sociales dans des entreprises du même secteur d’activité. Or l’identification et la présentation de certains indicateurs soulèvent quelques problèmes d’homogénéité que tout lecteur doit savoir apprécier. A condition de se doter des outils et des méthodes appropriés, le bilan social peut se transformer en un instrument dynamique, adapté à la gestion (Danziger R., 1983)1. Le traitement des données brutes du bilan social permet de "normaliser" ces dernières, et ainsi d’effectuer des comparaisons dans le temps et entre entreprises et/ou secteurs d’activité ; toute information ne possède une signification que par comparaison avec d’autres informations.

Le rôle joué par le bilan social dans une démarche globale d’observation sociale paraît clair. Son utilisation présente un intérêt pour toute démarche d’observation sociale uniquement dans le cadre d’une mise en perspective : « La mise en perspective soit temporelle, soit sectorielle, est riche d’enseignements sur les tendances lourdes du système social et éclaire le diagnostic social. En outre, le rapprochement de différents indicateurs permet de dépasser le simple constat pour identifier les causes et donc les axes d’action. […] Méconnaître les indicateurs, notamment démographiques, recensés par le bilan social, interdit définitivement toute analyse des enseignements issus des autres outils de l’observation sociale. La maîtrise des données du bilan social s’avère être une condition certes insuffisante mais incontournable » (Igalens, Loignon, p. 130)2. Par exemple, sans cette mise en perspective au travers des données issues du bilan social, « nous ne pourrions pas interpréter les réponses d’une enquête d’opinion ou comprendre pourquoi un conflit se produit à tel endroit, à tel moment et sur tel point. Si vous ne connaissez pas le taux de féminisation, vous ne pourrez pas comprendre l’attachement aux horaires ou la mobilité forte. Le bilan social est tout sauf passif, même s’il n’est pas un indicateur suffisant » (Loignon C., 1997)3.

Les bilans sociaux représentent une source de données statistiques unique, largement inexploitée en raison des principales critiques avancées. Des méthodes statistiques plus fines qu’une simple description des données dégageront des significations non perceptibles immédiatement et laissent entrevoir de nouveaux usages de cette base d’information dont les coûts de constitution pour chaque entreprise restent élevés. C’est en ces termes que le bilan social peut être considéré comme un instrument de veille sociale interne et externe (Allouche J., 1992)4. Le bilan social constitue le document de base du système d’information et le minimum vital pour le plus grand nombre d’unités de petite taille. En résumé, il constitue une base de données qui mérite d’être complétée pour étayer l’observation sociale.

1 Danziger R. (1983), op. cit., p. V.

2 Igalens J. et Loignon C. (1997), op. cit., p. 130. 3 Loignon C. (1997), op. cit.

4 Allouche J. (1992), « Centrale des bilans sociaux, les dépenses sociales des entreprises : une analyse

de 255 bilans sociaux d’entreprises 1979-1989 », Revue de Gestion des Ressources Humaines, n° 3, avril, pp. 39-47.

Ceci dit, les bases de données RH constituées ces dernières années au sein des grandes entreprises reprennent tous les indicateurs du bilan social et se présentent sous une forme plus moderne. Elles ont donc tous les avantages du bilan social, plus des atouts en termes d’accès, de diffusion, de traitement des données.