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Les différentes formes de pouvoir des acteurs de l’observation sociale

Section 2. La dimension organisationnelle de l’observation sociale

2.2. Observation sociale et pouvoir

2.2.1. Les différentes formes de pouvoir des acteurs de l’observation sociale

Le pouvoir peut se présenter sous la forme d’un attribut personnel, d’une variable relationnelle ou d’un effet structurel. Dans le premier cas, il correspond à la capacité qu’ont les individus ou les groupes d’imposer leur volonté en faisant prévaloir leurs objectifs. Une personne a du pouvoir du fait de ses droits, de ses caractéristiques personnelles (charisme, force, compétence) ou de ses moyens d’action. En second lieu, le pouvoir peut s’apparenter au résultat contingent des transactions entre plusieurs individus. Ces derniers tirent parti des rôles qu’ils jouent en cherchant à s’influencer. Leurs relations sont à la fois complémentaires et dissymétriques. Les

1 Igalens J. et Peretti J-M. (1996), « Pouvoir et gestion des ressources humaines : une évolution

contrastée », in Pouvoir et Gestion, n° 5, Collection Histoire, Gestion, Organisations, 29 et 30 novembre, Presses de l’Universitaire des Sciences Sociales de Toulouse, pp. 515-520.

2 Mintzberg H. (1986), Le pouvoir dans les organisations, Paris : Les Editions d’Organisation. 3 Crozier M. et Friedberg E. (1977), L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective,

pouvoirs émergents dépendent des statuts, de la nature des échanges et des opportunités situationnelles ou conjoncturelles que les acteurs peuvent saisir (Crozier M., Friedberg E., 1977)1. Enfin, dans un troisième sens, le pouvoir relève des

structures ou des dispositifs des organisations (March J. et Simon H., 1974)2. Il se traduit par des contrats, des conventions, mais aussi des règles et des procédures d’action. Si ce type de pouvoir est essentiel pour ordonner l’action collective, les formes qu’il prend peuvent changer d’une organisation à l’autre : elles sont basées sur des équilibres variables entre confiance (partage des responsabilités) et méfiance (surveillance des comportements), entre régulation conjointe et supervision hiérarchique, entre pratiques informelles et codification des rôles. Comme instance de régulation, le pouvoir est un facteur d’ordre. Dans les rapports sociaux, c’est aussi une source de désordre ou de conflits, à cause des jeux politiques visant à le contester.

En matière d’observation sociale, le pouvoir prévaut dans deux domaines principaux ; l’influence exercée sur le processus de décision et/ou la détention d’informations.

Dans le premier cas, le pouvoir d’un individu est à son maximum lorsque ce dernier contrôle toutes les étapes du processus de décision. Ce processus est alors totalement centralisé, mais à mesure que d’autres personnes interviennent dans ces étapes, cet individu perd du pouvoir, et le processus de décision devient décentralisé (Mintzberg H., 1982)3.

Dans la seconde situation, l’observation sociale donne un pouvoir accru à certains acteurs grâce aux informations recueillies. L’accès à l’information apparaît névralgique. Il représente, de manière générale, la condition sine qua non d’un débat contradictoire et d’une négociation à armes égales entre partenaires sociaux. Les développements théoriques relatifs aux asymétries d’information et aux comportements opportunistes qui peuvent en résulter ont participé à faire évoluer la conception des rapports à l’information : l’information n’est pas disponible gratuitement et également comme le supposait le modèle traditionnel, il se forme des asymétries d’information, dont les acteurs bénéficiaires vont chercher à tirer parti pour leur propre intérêt. Dès lors, l’information devient un enjeu et un instrument dans les luttes de pouvoir, chacun tentant d’influer sur les décisions par une utilisation judicieuse des informations dont il dispose (Crozier M. et Friedberg E., 1977)4. Les décideurs devront prendre en compte ces possibles manipulations de l’information, d’où l’importance des filtres, des dispositifs de validation croisée de l’information.

Les individus et les groupes constituant l’entreprise ne sont pas réductibles à un objectif commun mais poursuivent des objectifs qui leurs sont propres, et qui sont pour partie contradictoires ou concurrents. Chaque acteur va donc essayer d’exercer un pouvoir sur les autres pour atteindre ses propres objectifs. Le pouvoir est « un

1 Crozier M. et Friedberg E. (1977), op.cit.

2 March J.G. et Simon H.A. (1974), Les organisations. Problèmes psycho-sociologiques, Collection

Organisation et Sciences Humaines, Paris : Dunod.

3 Mintzberg H. (1982), Structure et dynamique des organisations, Paris : Les Editions d’Organisation,

p. 179.

rapport de force, dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais où également l’autre n’est jamais totalement démuni face à l’un » (Crozier M. et Friedberg E., 1977)1. Chaque acteur étant libre, il se ménage une marge de manœuvre, qui, si elle

est pour les autres imprévisible (totalement ou partiellement) constitue alors une zone d’incertitude. Les stratégies des acteurs auront donc pour enjeu la maîtrise de ces zones d’incertitudes. Le pouvoir prend appui sur la zone d’incertitude que contrôle l’acteur : « Le pouvoir d’un individu ou d’un groupe, bref d’un acteur social, est fonction de la zone d’incertitude que l’imprévisibilité de son comportement lui permet de contrôler face à ses partenaires » (Crozier M. et Friedberg E., 1977)2. Nous retrouvons dans les organisations ainsi que dans le fonctionnement de l’observation sociale cinq zones d’incertitude dont le contrôle de chacune constitue une source de pouvoir.

- L’expertise : C’est la source de pouvoir « qui tient à la possession d’une compétence ou d’une spécialisation fonctionnelle difficilement remplaçable. L’expert est le seul qui dispose du savoir-faire, des connaissances, de l’expérience du contexte qui lui permettent de résoudre certains problèmes cruciaux pour l’organisation » (Crozier M. et Friedberg E., 1977)3. Ceci demande donc la connaissance et l’exploitation d’informations dans un domaine précis. Elle implique pour l’acteur des communications ayant pour objectif la construction de cette expertise (échanges d’informations spécialisées) et la reconnaissance de l’expertise par ceux qui, dans l’organisation, sont habilités à l’évaluer, c’est-à-dire, les pairs ou les utilisateurs de l’expertise. Cette forme de pouvoir est incarnée par les spécialistes de l’observation sociale.

Parfois, l’enjeu de pouvoir que constitue la maîtrise du savoir empêche qu’un véritable espace public de discussion, de négociation et d’élaboration, où se retrouveraient tous les acteurs impliqués dans les politiques sociales, se mette en place. Un tel processus s’inscrit dans la durée car il s’agit d’un investissement lourd et coûteux qui passe par des essais-erreurs. Parmi les exemples réussis, les dispositifs qui fonctionnent en réseau, en développant des opérations ponctuelles et non dans le cadre d’une structure lourde et rigide, donnent à méditer. Par ailleurs certains acteurs doivent apprendre qu’un observatoire n’est pas systématiquement opérationnel pour répondre à des sollicitations très pointues, d’où l’intérêt d’une définition initiale précise des finalités des observatoires sociaux. La gestion du partage de l’information nécessite un apprentissage qui peut passer par le développement de l’expertise interne. Celle-ci permet en effet de négocier en toute connaissance de cause et de procéder à l’échange d’informations en précisant mieux les ressources informationnelles dont chacun dispose et ses attentes pour les compléter. On retrouve ici l’intérêt d’une formation des managers et d’une démultiplication de la démarche d’observation sociale.

- La maîtrise des relations avec l’environnement : Cette source de pouvoir est liée « à toutes les incertitudes qui se développent autour des relations entre l’organisation et son environnement. Les individus et les groupes qui, par leurs appartenances multiples, leur capital de relations dans tel ou tel segment de l’environnement,

1 Crozier M. et Friedberg E. (1977), op. cit., p. 69. 2 Crozier M. et Friedberg E. (1977), op. cit., p. 72. 3 Crozier M. et Friedberg E. (1977), op. cit., p. 84.

seront capables de maîtriser, tout au moins en partie, cette zone d’incertitude, de la domestiquer au profit de l’organisation, disposeront naturellement d’un pouvoir considérable au sein de celle-ci. C’est le pouvoir dit du marginal-sécant, c’est-à- dire d’un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires » (Crozier M. et Friedberg E., 1977)1.

Dans un dispositif d’observation sociale, un certain nombre d’acteurs vont chercher à conserver leur zone d’incertitude. Les interlocuteurs des marginaux-sécants sont ici "externes" à l’organisation mais peuvent avoir des informations utiles pour d’autres acteurs ou groupes d’acteurs de l’organisation. L’acteur aura avec ces interlocuteurs des communications ayant pour enjeu la détection d’informations supposées importantes pour ses propres objectifs ou pour ceux d’autres acteurs (elles pourront alors être "monnayées") et pour enjeu la construction d’alliances qui pourront être utiles à la résolution de problèmes organisationnels (et donc conférer du pouvoir à celui qui active ce réseau). Ces communications demandent à l’acteur une capacité à interpréter les intérêts des autres et leurs logiques d’action dans son système et de même qu’à interpréter ses intérêts dans le système de ces interlocuteurs. En effet, il doit pouvoir reconnaître les ressources et opportunités que peuvent lui offrir ses interlocuteurs de même qu’il doit pouvoir leur donner accès en échange à des ressources et opportunités utiles pour leurs objectifs. Cette source de pouvoir est désignée comme « l’inscription sociologique de l’individu dans une série d’espaces relationnels » (Sainsaulieu R., 1988)2.

- La maîtrise du réseau de communication d’informations : Cette troisième source de pouvoir est liée au zones d’incertitudes se créant autour de la gestion des communications et des flux d’informations au sein de l’organisation. Celui qui occupe une place dans l’entreprise où il peut recevoir et contrôler les informations stratégiques pourra exercer son pouvoir sur les autres par le simple fait qu’il peut faire de la rétention d’information partielle ou totale.

La notion de communication est donc ici entendue comme l’organisation d’un réseau de relations d’acteurs au sein de l’organisation, acteurs détenant ou étant susceptibles de détenir des informations importantes pour la réalisation des objectifs.

Les interlocuteurs appartiennent ici à la même organisation. Les communications ont pour enjeu la négociation d’informations utiles, négociation qui dépend de la représentation que chacun des acteurs se fait de l’importance de la décision ou du problème en cours. Elles requièrent de la part des acteurs une connaissance et une analyse du système des jeux actuels et des objectifs potentiels des acteurs.

La plupart des acteurs de l’observation sociale sont en possession d’informations "stratégiques", ou tout au moins qui peuvent se révéler utiles pour d’autres acteurs. Cependant, plus l’acteur sera proche de la source, c’est-à-dire des salariés, plus il aura du pouvoir. En matière d’observation sociale, l’information "locale" est fondamentale.

1 Crozier M. et Friedberg E. (1977), op. cit., p. 86.

2 Sainsaulieu R. (1988), L’identité au travail. Les effets culturels de l’organisation, Collection

- L’utilisation des règles organisationnelles : Les règles sont édictées pour entériner une distribution inégale des pouvoirs au sein de l’organisation : elles devraient donc empêcher le développement de zones d’incertitudes. Le paradoxe est « que non seulement elles n’arrivent pas à les évacuer complètement, mais encore elles en créent d’autres qui peuvent immédiatement être mises à profit par ceux-là mêmes qu’elles cherchaient à contraindre et dont elles sont censées régulariser les comportements » (Crozier M. et Friedberg E., 1977)1. Ainsi, nous trouvons l’exemple connu des personnes appliquant les règles à la lettre et empêchant ainsi toute production.

Concernant l’observation sociale, cette source de pouvoir implique, si l’acteur n’a pas directement accès aux règles écrites, qu’il peut entrer en communication avec les experts des procédures dans l’organisation ou bien avec ceux qui ont le pouvoir de les faire appliquer.

- Le statut : Il existe un pouvoir lié au statut hiérarchique de l’acteur. Ce statut lui permet d’être obéi en usant de la contrainte ou de la légitimité. La légitimité est issue de la reconnaissance par les autres acteurs de la compétence du hiérarchique à exercer son rôle. Le pouvoir du supérieur hiérarchique dépendra donc de sa capacité à maîtriser des zones d’incertitudes ci-dessus citées (2.1.1).

L’examen du pouvoir des différents acteurs fait partie des tâches implicites d’un dispositif d’observation sociale. Mais, ce dispositif entre lui aussi en jeu dans ces relations de pouvoir et modifie sa répartition en donnant plus de poids à certains acteurs.