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Chapitre 1 : Éléments de problématique 4

1.4 La visibilité ethnique dans le paysage urbain 20

1.4.2 Le lieu : éléments de définition 22

Ainsi, tout l’orientalisme tient lieu de l’Orient, et s’en tient à distance : que l’orientalisme ait le moindre sens dépend plus de l’Occident que de l’Orient, et l’on est redevable de ce sens à différentes techniques occidentales de représentation qui rendent l’Orient visible, clair et qui font qu’il est «là» dans le discours qu’on tient à son sujet. Ces représentations s’appuient pour leurs effets sur des institutions, des traditions, des conventions, des codes d’intelligibilité, et non sur un Orient lointain et amorphe. (Said 1980, 35)

1.4.2.1 Une perspective constructiviste

Pour étudier le rapport au territoire des nouveaux arrivants, nous empruntons encore une fois une perspective constructiviste de la notion de lieu. Nous appréhendons le lieu comme une construction sociale, et le quartier comme un lieu qui se définit par rapport à d’autres lieux. Nous partons de l’idée que le paysage construit est fait de représentations, et non pas que de matérialité. Ces représentations sont étroitement reliées à la manière dont les individus perçoivent leur identité, de même qu’à la manière dont les individus extérieurs au groupe ethnique la perçoivent. La mise en visibilité de l’ethnicité est nécessairement liée à ce double processus. En arrimant le paysage urbain à la construction de l’ethnicité, nous abordons la dimension sociale du paysage. À cet effet, de nombreux auteurs se sont penchés sur le lien étroit qui unit le paysage et la société. Dans l’ouvrage intitulé «Paysages construits: mémoire, identité idéologies», dirigé par Anne-Marie Broudehoux, le lieu, tout autant que l’individu, est appréhendé comme une construction.

[…] le paysage reflète la société et la façonne tout à la fois. Le paysage joue donc un double rôle à cet égard : d’une part en tant que produit d’une société, il incarne ses valeurs, ses idées et ses conflits; d’autre part, le paysage est essentiel à la construction et à la reproduction de cette même société, que ce soit en facilitant ou en contraignant l’action sociale ou en véhiculant les idéologies et la mémoire collective à travers divers chapitres de l’histoire. (Broudehoux 2006, 1)

Daniel Chartier, lors d’un séminaire sur la notion de lieu, proposait d’approcher celui-ci par l’idée qui lui est rattachée, laquelle serait fondée à la fois sur les discours qui l’entourent et sur l’expérience que nous en avons (Chartier, 2013). Ces discours et les expériences sont liés aux représentations qui découlent de la manière dont les gens investissent les lieux et sont donc très subjectifs.

1.4.2.2 La notion de quartier

La notion de quartier réfère à un espace construit administrativement, mais est aussi, selon Germain (Germain et al, 1995), un espace social et symbolique. Il importe de comprendre cette dimension sociale du lieu au travers de ses dimensions physique, sociale et symbolique, lesquelles sont interreliées et interdépendantes. À cet effet, Charpentier affirmait que «la

compréhension symbolique d’un lieu façonne à la fois l’expérience sociale de ce lieu et l’usage physique que les gens en font» (Charpentier et al. 2010, 340). La manière dont Richard Morin et Michel Rochefort expliquent ces différentes dimensions guidera l’analyse que nous faisons du quartier chinois.

«Ainsi, le quartier doit être compris tour à tour (dans des proportions extrêmement variables d’un groupe social à l’autre et d’un territoire à l’autre) comme un espace fonctionnel délimité qui influence en partie, en raison de sa morphologie et de ses équipements collectifs, le mode de vie de ses habitants; comme un espace symbolique forgé par des représentations; comme un espace relationnel plus ou moins diversifié et valorisé, abritant des formes de sociabilité publique éphémères aussi bien que des liens de solidarité durables; comme un espace politique dans la mesure où l’on s’y mobilise autour d’enjeux locaux, mais aussi à l’occasion de la promotion et de la négociation d’intérêts donnés.» (Morin et Rochefort 1998, 105)

En se présentant comme un espace dans lequel les groupes ethniques se côtoient, se développent et rayonnent ou stagnent, le quartier demeure un espace, réel ou potentiel, participant à l’identification ethnique (Poirier 2008, 148). Pour Poirier, le quartier est aussi conçu comme un espace pluriel qui reflète la cohabitation de temporalités différentes: «celle de l’immigrant récent par rapport à ces prédécesseurs dans son rapport à l’espace urbain, celle de chaque individu, par essence pluriel, dont les différentes composantes identitaires (ethnique, familiale, professionnelle, etc.) se déploient différemment selon les temps et les lieux en des compositions chaque jour renouvelées.» (Poirier 2008, 148) La notion de quartier est donc largement subjective. Cet espace se construit selon la manière dont les gens l’investissent, ou ne pas l’investissent pas. Comme le rappelle Annick Germain, «l’appropriation de la ville se joue dans les quartiers, selon des modalités de plus en plus variées en contexte de multiethnicité croissante» (Germain 2015, 268).

Parce qu’il met en scène l’ethnicité, le lieu est fortement lié à la construction de l’ethnicité. Nous adoptons donc une approche qui suggère que le lieu soit une construction sociale. Devant l’approche dominante qui a longtemps considéré le Chinatown soit par la forte concentration d’individus d’origine chinoise, soit par les activités économiques qu’on y retrouve, K. J. Anderson proposait dans un article publié en 1987, de reconceptualiser cette notion afin de l’appréhender comme une construction sociale.

Rather, one might argue that Chinatown is a social construction with a cultural history and a tradition of imagery and institutional practice that has given it a cognitive and material reality in and for the West. (Anderson 1987, 581)

En se penchant sur le cas de Vancouver, Anderson décrit le Chinatown comme une forme urbaine homogène entièrement fabriquée par l’Occident (Anderson 1987, 583). Les représentations associées à cet espace construiraient, dans un rapport de domination, l’idée d’une culture chinoise en l’inscrivant dans une classification arbitraire de l’espace. Non sans rappeler la géographie imaginative d’Edward Said, une telle désignation de l’espace accentue la distance et la différence imaginée avec celui-ci. La différence est construite et dramatisée, ce qui influence la manière dont chacun se définit.