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Chapitre 5 : entre représentations communes et divergentes du quartier chinois de

5.8 Les visiteurs du quartier 143

5.8.1 De nouvelles stratégies de mise en scène? 146

Toutes les personnes rencontrées s’entendent pour dire que le quartier a besoin de faire l’objet d’une réflexion afin d’orienter son développement. Chacun affirme que les divisions dans la communauté chinoise ont longtemps rendu difficile l’élaboration d’une vision commune. Les stratégies proposées ou mises en place laissent paraître des différences fondamentales selon les acteurs, ce qui peut en partie expliquer pourquoi il n’y a pas de SDC, et pourquoi le quartier tarde à connaître un véritable renouveau.

Bien que le développement économique puisse sembler stagnant si l’on se fie à la difficulté des commerçants à trouver une relève entrepreneuriale, nous avons toutefois pu entrevoir à l’été 2015 une manière bien intéressante de mettre en scène l’ethnicité du quartier et de marquer son entrée : les manifestations artistiques dans le paysage urbain. De manière collaborative, la Ville et des représentants des communautés établies dans le quartier ont fait appel à l’organisme Mu, un organisme qui rassemble des artistes pour créer des murales et dont la thématique principale est la rencontre des cultures (Entrevue #13). Intitulée May an Old Song Open a New World, la

murale conçue au coin des boulevards René-Lévesque et Saint-Laurent illustre la situation des migrants chinois. Les artistes Gene Pendon et Bryan Beyung, Montréalais d’origine chinoise, y ont repris des symboles traditionnels dans la culture chinoise, par exemple la couleur rouge voulant signifier la prospérité, l’héroïsme, le courage et la bravoure, la forme circulaire pour l’unité, la figure d’une chanteuse d’opéra chinoise et des masques théâtraux signifiant l’optimisme et la nostalgie qui caractérise la migration vers un nouveau pays. (MU, 2015) Les photographies ci-dessous présentent la murale qui figurait auparavant sur le boulevard René- Lévesque, puis son remplacement par les artistes Pendon et Beyung.

Figure 5.15 : La murale remplacée Figure 5.16 : La nouvelle murale Photo par Marie-Ève Charbonneau, 2014 Photo par Marie-Ève Charbonneau, 2015

Cette initiative répond à la recommandation qu’avait faite le Conseil interculturel de Montréal lors de la publication du Plan de développement de Montréal, qui soulignait l’importance d’offrir davantage de soutien financier aux artistes des communautés ethnoculturelles afin que ceux-ci puissent contribuer pleinement à la vitalité culturelle montréalaise (CiM 2013, 36). Ce projet artistique s’insère aussi dans la vision de la Ville de Montréal qui cherche notamment à travailler l’image du quartier en intervenant sur l’espace public (Entrevue #12). L’élaboration de cette murale fait partie d’un projet de revitalisation plus large du quartier chinois dont la première phase consistait à installer un nouveau dallage, un nouvel éclairage et des bancs, ainsi que l’ajout de végétation et de bassins de rétention des eaux de pluie sur la rue De La Gauchetière (Ville de Montréal, 2012). Ces interventions font partie de la première phase d’un projet de grande envergure qui vise le réaménagement du quartier chinois. La Ville de Montréal souhaite ainsi mettre en valeur le quartier chinois et ultimement, attirer les jeunes entrepreneurs qui pourraient être intéressés à participer au développement économique du quartier. Il s’agit donc d’une stratégie incitative de la part de la Ville (Entrevue #12). Pour certains participants,

l’implication des jeunes serait aussi un moyen de mettre un terme aux divisions dans la communauté.

L’élaboration du projet s’est faite avec la participation des citoyens. C’est suite à la tenue d’activités de concertation telles que l’organisation d’un groupe de discussion avec douze informateurs clés et une activité publique d’information qui a attiré près de 300 usagers que la ville a établi un diagnostic puis des intentions d’aménagement. Il a été estimé qu’environ 45% des participants provenaient de la communauté asiatique (Transfert Environnement, 2012).

I was at the first meeting. It was a lot of work and they did a good job. They did what they said they were going to do. And they did consult the residents. Mostly the businessmen participated. I did give some ideas. I don't live in Chinatown so I left to those who have a business and live here you know, that's fair. (Entrevue #9)

L’ancien co-président de la Chambre de commerce chinoise de Montréal perçoit le quartier chinois comme une fenêtre sur les nouvelles relations entre la Chine et le Canada. Pour ce répondant, le gouvernement devrait d’abord tisser des liens solides avec la communauté établie ici afin d’améliorer les relations avec la Chine (Entrevue #10). Par ailleurs, l’un des constats que l’on tire du rapport de concertation du projet de réaménagement est que la grande majorité des répondants ont exprimé leur appréciation de la valeur accordée au quartier chinois et à son développement économique. Pour la Ville, la concertation autour de ce projet se présente comme une occasion pour amorcer un dialogue avec les communautés du quartier chinois quant à son avenir (Ville de Montréal, 2012).

Le rapport de concertation du projet de réaménagement du quartier chinois, conçu par l’entreprise Transfert Environnement, indique que si les participants à cette consultation publique ont indiqué être satisfaits des aspects techniques du projet comme le réaménagement de la chaussée, l’ajout d’éclairage et l’embellissement de la rue De La Gauchetière de manière générale, l’absence d’un caractère asiatique et la portée limitée des travaux ont été critiqués. Devant l’état de certaines rues qu’ils jugent délabrées, les participants ont aussi exprimé l’intérêt de prévoir un plan de développement global du quartier chinois. Puis au sujet du caractère identitaire, plusieurs répondants ont suggéré l’ajout d’éclairage aux couleurs emblématiques, d’espèces d’arbres asiatiques, de dalles aux emblèmes asiatiques, et de symboles tels que des têtes de dragons, afin de marquer le caractère distinctif du quartier. En même temps, il est souligné dans le rapport de concertation qu’il est de préoccupation générale que le choix du mobilier et de l’éclairage reflète la modernité de la communauté.

La vision de la ville semble hésiter entre des aménagements qui encouragent la mise en scène culturelle et qui répondent à une stratégie pour se démarquer sur le plan de la concurrence internationale, et la neutralité qui permet de ne pas mettre de l’avant une communauté culturelle plus qu’une autre. De manière générale, la diversification de l’immigration qui s’est intensifiée à partir des années 1990 a eu un impact sur la manière dont les municipalités de la région métropolitaine de Montréal ont entrepris la gestion de la diversité (Germain, Liégeois, Hoernig, 2008). Si la Ville de Montréal participait autrefois à la mise en visibilité de l’ethnicité dans le paysage urbain, par exemple lorsqu’elle a nommé un parc en l’honneur de la communauté portugaise qui était très présente dans le quartier, elle semble aujourd’hui préférer se retirer sur ce plan (Germain 2015, 262). Au cours des dernières années, la Ville semble avoir cherché à favoriser la création d’espaces publics pasteurisés, pour emprunter l’expression de Germain, Liégeois et Hoernig. Dans son projet récent de réaménagement de l’espace public, la Ville a évité de mettre en scène une ethnicité homogène qui ne correspond plus à la superdiversité de la population migrante et a plutôt favorisé des moyens d’action qui visent à encourager une implication plus large de la population, dans le but d’engendrer une image de renouveau et de s’appuyer sur le cosmopolitisme du quartier plutôt que sur une image ethnicisée.

Cette stratégie correspond tout à fait au virage noté par plusieurs auteurs dans les politiques municipales de gestion de la diversité, c’est-à-dire le passage «d’un cosmopolitisme à forte saveur multiculturelle à une philosophie interculturelle au fond assez vague et reposant en théorie sur une combinaison de reconnaissance de la diversité et de promotion des échanges au sein d’un cadre commun» (Germain, Liégeois et Hoernig 2008, 20). Mais en évitant de perpétuer le marquage des différences culturelles dans le paysage urbain, la ville ne suggère-t- elle pas que les communautés asiatiques soient bel et bien intégrées, adoptant du coup une orientation assimilationniste?

En même temps, la stratégie adoptée par la Ville correspond à la vision des entrepreneurs du quartier, même si plusieurs auraient souhaité que la Ville propose un véritable plan de développement. Pour les personnes qui ont une expérience d’implication dans le quartier, l’attraction des jeunes est impérative pour le développement du quartier. Sa viabilité semble conditionnelle à la présence de jeunes entrepreneurs et d’un tel plan de développement coordonné avec la Ville. Pour l’ancien co-président de la Chambre de commerce chinoise de Montréal, il est nécessaire que les entrepreneurs du quartier se regroupent et qu’ils soient soutenus par la Ville de Montréal (Entrevue #10). La volonté d’établir une association

participé à la consultation publique (Ville de Montréal, 2012). Ainsi, l’avenir du quartier dépend de la mise en place d’une stratégie commune à tous les acteurs de son développement économique.

Si la stratégie de revitalisation mise en place par les fonctionnaires de la Ville de Montréal témoigne bien du virage néolibéral qui valorise les partenariats locaux pour encourager l’essor des quartiers ethniques (Germain 2015, 259), le cas de Montréal se distingue des opérations de développement qui usent de la marchandisation de l’ethnicité pour transformer ces quartiers en sites touristiques, de loisir et de consommation ailleurs en Amérique du Nord et en Europe. À Montréal, la participation de l’entrepreneuriat ethnique à de tels projets de revitalisation semble freinée par des dynamiques générationnelles particulières. Cependant, nous ne pouvons être surpris de la réaction positive des employés municipaux face aux nouveaux phénomènes commerciaux du quartier chinois, comme l’ouverture d’établissements qui continuent à mettre en scène l’ethnicité chinoise et dont le produit est peut-être plus adapté à la demande du bassin de clientèle du centre des affaires. Cette mise en valeur des artères commerciales ethniques participe effectivement à l’image cosmopolite dont on veut prévaloir la ville et à l’image touristique internationale (Germain 2015, 259). Or, la vitalité du quartier reposerait plutôt sur une actualisation des pratiques culturelles, commerciales et sociales. Cela ne veut pas dire qu’on ne vise pas à attirer le tourisme, mais les stratégies qu’on associe à celles des parcs à thème sont dépassées.