• Aucun résultat trouvé

Lien entre le paradigme pédagogique et le système d’enseignement

sur ce système et comment cela se manifeste-t-il au sein de chacun de ses trois niveaux ?

III. Lien entre le paradigme pédagogique et le

système d’enseignement

Nous avons vu que Khun (1972) a établi que l'adhésion à un paradigme est un phénomène sociologique, qui implique la création d'une communauté de pensée et d'activités, de méthodes et d'objectifs autour d'outils communs ; dans le cas de l'enseignement, ce phénomène sociologique donne naissance au système d'enseignement.

Comment s'effectue la structuration du système d'enseignement par le paradigme ? Comment l'étudier ? Khun remarquait déjà que, lorsque tout le monde adhère au paradigme, celui-ci devient invisible car allant de soi comme une évidence ; ce n'est que lorsque la communauté rencontre des difficultés, que l'existence du paradigme se révèle, car il est alors questionné et son évidence est mise en doute. Ces deux remarques suggèrent qu'en cas de proposition d'un nouvel enseignement, lorsque cet enseignement s'insère dans le paradigme pédagogique, le système d'enseignement l'acceptera après l'adaptation nécessaire, tandis que s'il remet en cause le paradigme, la communauté entrera alors dans une situation de crise, jusqu'à ce qu'un nouveau paradigme émerge et soit adopté à travers la réalisation d'un nouveau système d'enseignement. Pour aller plus avant dans la mise en place de notre étude nous allons détailler ces propositions en nous situant au niveau de chacun des différents niveaux du système d'enseignement.

Au niveau du dispositif de formation :

Les acteurs à ce niveau sont les enseignants et les élèves du programme, les structures et les technologies sont déterminées par la pédagogie et la didactique mises en œuvre. Dans la mesure où les acteurs (ou l'acteur principal dans le cas d'un enseignant face à des élèves) prennent conscience de l'inadéquation du paradigme existant, ils peuvent en élaborer un nouveau, en proposant une nouvelle didactique et une nouvelle pédagogie. De nombreux exemples de ce cas existent, certains ont été historiquement reconnus comme ceux de M. Montessori et de C. Freinet, d'autres sont rapportés dans les médias, où des professeurs des Ecoles dans leur

classe inventent des didactiques et des pédagogies adaptées aux situations, et aux caractéristiques culturelles de leurs élèves. Les difficultés si elles existent sont surmontées et le champ d'autonomie des professeurs permet la plupart du temps de telles expérimentations. Les problèmes se situent au niveau des règles du dispositif organisationnel, que doit respecter le cursus, comme par exemple les modalités d'évaluations existants qui peuvent s'avérer être incompatibles avec le nouveau paradigme.

Au niveau du dispositif organisationnel :

La situation est différente à ce niveau. Les acteurs sont nombreux : enseignants, élèves, administratifs et responsables organisationnels, spécialistes, etc. Ils sont tous liés dans un mode d'organisation et inclus dans une culture établie, parfois par une longue tradition. Ces acteurs appartiennent également à des milieux professionnels différents. La prise de conscience de l'inadéquation du paradigme existant peut ne pas être partagée, au nom des différentes valeurs auxquelles ces acteurs adhèrent.

En outre, l'organisation a établi et légitimé des positions de pouvoir ainsi que des avantages acquis qui risquent d'être remis en cause dans un changement de paradigme. Ces obstacles jouent contre l'adhésion à un nouveau paradigme. Les compétences acquises par chacun de ses acteurs, l'expérience accumulée et la tradition risquent aussi d'être remises en cause dans une telle perspective. Enfin, l'élaboration d’un nouveau système d'enseignement demande un consensus parmi tous les acteurs. Cela pose de vrais problèmes de coordination et de régulation et réclame des équilibrages délicats, en termes de redistributions de ressources et d'acceptation des contraintes. Le passage d'un paradigme à un autre demande un changement de culture. Cette concentration de difficultés indique clairement que la structuration du système d'enseignement par le paradigme se réalise principalement dans ce sous-système et que le passage d'un paradigme à un autre se heurtera à beaucoup de difficultés à ce niveau.  Bruillard (2017) les évoque dans le contexte actuel de la formation des enseignants :

« Un point attesté est la complexité institutionnelle qui entoure les "écoles" de formation des enseignants, rendue problématique du fait de manque de culture commune entre les cadres de l'enseignement scolaire et ceux du supérieur (…). Les mots actuellement à la mode en éducation — créativité, projets, engagement, collaboration — apparaissent opposés aux contraintes de formation, conduisant à un paradoxe : une politique à la base d'indicateurs et la mise en exemple d'innovateurs, mais avec des maquettes de formation

peu flexibles, devant en outre tenir compte des modes de fonctionnement des universités de rattachement » (Bruillard, 2017, p. 2)

Ainsi, il est fréquent de voir que des changements significatifs ayant eu lieu dans certains cursus et ayant abouti à d'excellents résultats, ne diffusent pas dans les autres cursus au sein d'une même organisation, voire disparaissent au bout d'un temps faute de soutien organisationnel. Certains enseignants innovateurs peuvent être ostracisés et isolés au milieu de leurs collègues. Dans le cas où les résultats obtenus sont particulièrement bons et la pédagogie efficace, on assiste à un processus de mise en vitrine ou d'encapsulation. Dans ce processus, l'établissement d'enseignement fait savoir à l'extérieur l'excellence de ce résultat et en tire profit, mais en expliquant que ce cursus est une situation d'exception du fait de ses caractéristiques spécifiques, et que les autres cursus ne pourraient adopter la même pédagogie. Ce processus adopte un principe analogue à celui de la mise en quarantaine, pour éviter la contagion.

Citons en illustration le cas du Centre Microélectronique de Provence Georges Charpak. Ce centre a été créé il y a 15 ans, en 2002, suite à la fermeture de l’école des Mines de Gardanne et une volonté de restructuration du bassin minier. Le centre est officiellement rattaché à l’école des Mines de St Etienne ; la région et la chambre de commerce ont été partenaires du projet (dons des locaux et financer du personnel). C’est un centre de formations supérieures dédiées à la microélectronique et aux industries utilisatrices.

Les promotions se composent de 80 étudiants sur trois ans. 15 enseignants ont été directement recrutés par la Chambre de commerce et d’industrie Provence-Alpes-Côte d’azur. L’équipe d’enseignants de l’école s’est investie dans la conception de la nouvelle structure, créant différents laboratoires (électroniques, etc.), un incubateur, etc. Un fonctionnement organisationnel souple, participatif et peu hiérarchique du fait d’une équipe enseignante unie et investie dans le projet a pu se mettre en place. La culture est proche de la culture start-up : nouvelles technologies, débrouillardise technique, souplesse et pédagogie projet.

Interrogé sur le rapport entre tradition et innovation dans son établissement, un enseignant issu du recrutement d’origine témoigne :

« On est parti un peu d'une bande de 15 profs qui se connaissaient très bien et on se répartissait les postes. On avait bossé ensemble depuis 5, 10 ans à Centrale, l'ESIM, issus de la chambre de commerce. Donc on se connaissait très bien, on avait l'habitude de travailler ensemble et on avait plaisir à travailler ensemble. C'était beaucoup d'entraide : « Tiens hop ce cours il faut qu'on le fasse, qui le fait ? - Je le fais ! » Et il n’y avait pas vraiment de hiérarchie, les chefs

au-dessus nous faisaient confiance et ça fonctionnait très bien. On a créé cette école et petit à petit, elle a grandi et on a recruté de plus en plus de gens. Les gens sur les 15 sont partis à la retraite et sur les 15, on est maintenant plus que 6. »

Avec le départ des membres de l’équipe d’origine, la culture d’organisation se transforme et est reprise par l’école de Mines Saint Etienne, en charge des recrutements :

« Donc, il y a tout le monde qui est parti, ça a été remplacé par d'autres personnes et là on a senti petit à petit que St Etienne mettait la main, ordonnait des trucs... St Etienne a été obligé de faire des grilles de critères, des grilles de postes, de tout quantifier, alors qu'avant on s'entendait très bien, on bossait très bien sans ça. Mais c'est classique hein ! Après il y a un mélange de St Etienne très traditionnelle avec toute son ancienneté, ses « Je suis chef » et toutes ses mesquineries... Et là Il y a vraiment un choc des 2 cultures et c'est pas simple. (…) Nous, en tant que centre on n'est pas autonome vis à vis de St Etienne sur ces choses-là. La gestion est devenue plus hiérarchique. St Etienne a imposé des gens de ce profil. Il y a eu pas mal de valses de responsables. Notre directeur est parti. Un nouveau directeur qui a tenu 2 ans en disant : « C'est pas possible de bosser dans ces conditions, on ne nous écoute pas ! » Il y a un nouveau directeur depuis un an mais c'est dur, il se bat ! il se bat ! »

Nous sommes ici typiquement dans le cas d’un dispositif de formation innovant rattrapé par la culture de son organisation de rattachement et qui revient dans un paradigme et un fonctionnement organisationnel plus classique.

Au niveau des parties prenantes :

A ce niveau, la structuration par le paradigme peut être différente, voire même contradictoire, entre les parties prenantes selon la nature des enjeux que l'enseignement représente pour elles, et les contextes sociaux, économiques, techniques, culturels et politiques, dans lesquels elles évoluent. Toute approche générale est délicate, car chaque cas est spécifique. Une approche au cas par cas est la seule possible.

Citons quelques illustrations de la variété des situations existantes : les associations d'anciens élèves, qui sont une partie prenante essentielle de ce niveau, peuvent être soit nostalgiques du souvenir qu'elles ont gardé de leur école et s'opposer farouchement à tout introduction de nouveautés par respect de la tradition, soit, au contraire, conscientes des changements des métiers, vouloir l'introduction des dernières nouveautés. Les futurs employeurs des étudiants peuvent réclamer soit une formation étroite à un métier, soit une possibilité d'adaptation et de souplesse selon les contraintes technologiques et économiques du moment. Les gouvernements

et les bailleurs de fonds hésitent entre les investissements sur les métiers de l'avenir toujours difficiles à définir, et les économies à réaliser à court terme sur les coûts des formations, etc. Il est à noter que :

- une partie prenante n'est concernée que par l'influence du paradigme sur les enjeux, y compris symboliques, que l'enseignement représente à ses yeux.

- les négociations et les compromis sur ces enjeux peuvent ouvrir des degrés de liberté pour l'adhésion à un paradigme, qui n'existe pas aux autres niveaux.

- la conjoncture sociale, technique et économico-politique doit être prise en compte comme une variable dynamique de transformation de l'enseignement à ce niveau.

Pour conclure, retenons que le point dur de la structuration du système d'enseignement par le paradigme pédagogique se situe au niveau du dispositif organisationnel, car ce niveau implique des catégories d'acteurs, des ressources et contraintes, des moyens et attitudes inclus dans une organisation et une culture souvent légitimées à tort ou à raison par une tradition.

IV. Organisation ou environnement