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L’approche par la capabilité et l’environnement capacitant

V.1. La notion de capabilité

La notion de capabilité développée par l’économiste Sen (2000, 2012) souligne que la mise en œuvre d’un agir (Sen parle de fonctionnement) dépend à la fois de la propre capacité de l’individu à actualiser ses potentialités (ressources internes) dans des actions, et d’un ensemble

de conditions organisationnelles, techniques, etc. extérieures à l’individu (ressources externes). La capabilité désigne la transformation des potentialités d’un individu en actions effectives. Pour Sen, elle repose sur la liberté de choix de l'individu et sur les opportunités réelles dont jouit un individu dans une situation donnée. Ainsi un individu qui dispose d'un accès à un moyen de diffusion tel que la publication d'un article dans un journal ou celle d'un message sur internet, s'il sait que cette publication est interdite par la censure de l'Etat et lui vaudra un emprisonnement, ne dispose pas de la capabilité correspondante. La capabilité évalue sa liberté d’action. Sen décrit la liberté sous deux angles : « la possibilité d'accomplir ce que nous valorisons » et que le processus de choix soit le fait de « ne pas être mis dans telle ou telle situation en raison de contraintes imposées par d'autres » (Sen, 2012, p. 281).

La théorie des capabilités remet en cause une approche du travail par la seule acquisition de compétences, elle affirme qu'un individu doit avoir les moyens de les mettre en œuvre et la liberté de le faire ou de s'en abstenir. Par ailleurs, cette notion se veut pragmatique : elle cherche à identifier les facteurs de conversion des potentialités en accomplissements, pour définir autant de leviers d’action.

V.2. L'environnement capacitant en situation de travail

L'ergonome Falzon définit l’environnement capacitant pour un salarié en situation de travail, comme un « environnement :

a) préventif, qui préserve ses capacités futures d'action : sécurité, hygiène, santé

b) universel, qui prend en compte les différences pour diminuer les inégalités et favoriser l'inclusion ou l'intégration sociale,

c) développemental, qui fournit aux individus l’occasion de développer de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences, d’élargir leurs possibilités d’action, leur degré de contrôle sur leur tâche et leurs modes opératoires. » (Falzon, 2005)

Notons qu'il s'agit là d’un environnement extérieur favorable, qui préserve les capacités futures d’action, prend en compte les différences pour diminuer les inégalités et favoriser l’inclusion ou l’intégration sociale, et fournit aux individus l’occasion de développer de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences, d’élargir leurs possibilités d’action, leur degré de contrôle sur leur tâche et leurs modes opératoires. Cet environnement vise l’augmentation du pouvoir d’agir des individus, en compensant entre autres les inégales répartitions des capacités individuelles.

V.3. L'analyse des dispositifs de formations par l'approche des

capabilités

Plusieurs auteurs ont appliqué la notion d’environnement capacitant pour analyser des dispositifs de formation. Un environnement capacitant de formation « consiste à aider les individus à repérer, mobiliser et utiliser les ressources qui sont à leur disposition et pas seulement les mettre à leur disposition (via les capabilités) pour qu’ils acquièrent les moyens de leur autonomie. » (Fernagu Oudet, 2016, p. 385). Cette auteure présente le cas d’un réseau d’échange réciproque de savoirs (RERS) à La Poste qui a permis aux individus « d'exercer leur agentivité, d'autoréguler leurs apprentissages, de développer leur sentiment d'efficacité personnelle et de stimuler leur réflexivité » (Fernagu Oudet, 2012, p.15). Ici, l’approche par la capabilité sert à mettre en évidence les modalités du dispositif opérant comme autant de facteurs de conversion influençant la capacité des individus à apprendre.

Vero et Sigot (2017) décrivent les quatre familles d’indicateurs augmentant la liberté d’agir des individus : liberté d’objectifs, réalisation de valeurs, liberté-processus et liberté-opportunité, et les appliquent à l’étude des formations professionnelles. Ils montrent qu’un dispositif peut s’avérer plus ou moins capacitant en fonction de ces différents indicateurs. Ici, l’approche par les capabilités sert à mettre en évidence les modalités organisationnelles du dispositif opérant comme autant de facteurs de conversion influençant la réalisation effective de l’apprentissage. A titre d'exemple, citons le tableau d'opérationnalisation de ces indicateurs dans le cadre de l'étude de ces auteurs.

Critères de l'environnement capacitant Opérationnalisation dans le cas de formation de salariés (Véro et Sigot, 2017) Liberté-objectifs :

dépasser les « préférences adaptatives », avoir la liberté de se projeter

Ne pas confisquer la définition de objectifs auxquels la personne accorde de la valeur par l'entreprise ou les experts.

Construire des objectifs dans un débat informé. Liberté-opportunités :

étendue et qualité des opportunités accessibles à une personne et possibilité de les convertir

Types de formations accessibles selon leur durée, leur variété, leur coût… aux différentes catégories et filtres de ces accès.

Opportunités d'apprendre selon les postes de travail (+ ou - d'autonomie) et possibilité d'agir sur son parcours à partir de là.

Liberté processus :

processus qui permettent aux personnes de déterminer ce qui fait sens et a réellement de la valeur pour elles

Espaces de délibération (ex : entretiens professionnels avec liberté d'expression) Marges de manœuvre et modalités de participation autonome par rapport à la hiérarchie dans les processus de prise de décision.

Réalisation de la valeur :

degré de réalisation des buts et des projets qui ont de la valeur pour les individus.

Formation qui répond aux attentes de salariés plutôt qu'exclusivement à celles de l'entreprise. Contribution de la formation à la réalisation de leur projet professionnel plutôt qu'adaptation au poste de travail.

Tableau 6.3. Comparaison des indicateurs d’un environnement capacitant en formation de salariés.

Remarquons à nouveau que la finalité de cette approche, n’est pas d’approfondir l’analyse des facteurs internes à l’individu, mais « de faire surgir des faits utilisables » (Farvaque, 2008), autrement dit trouver des leviers institutionnels pour potentialiser l’efficacité d’un dispositif.

V.4. Les limites de ce cadre d’analyse

La question se pose toutefois de l’augmentation durable de la capabilité des individus, en dehors d’un dispositif aidant. Dans le prolongement de la pensée de Sen pour lequel la visée de l’éducation est de permettre aux individus de devenir plus autonomes et d’élargir le champ de leurs libertés (Poirot, 2005), un environnement capacitant peut-il conduire à une transformation durable de la personne ?

Fernagu Oudet reconnaît qu’un environnement capacitant « ne se suffit pas à lui-même » et que la question de l’engagement dans l’apprentissage reste posée :

« Cet engagement n’est pas simple, car s’engager dans l’apprentissage signifie pour le sujet, s’engager dans un processus dont il sait – ou pressent en tout cas – qu’il le conduira à mettre en question ses conceptions, ses croyances, ses savoirs et savoir-faire, à faire le deuil de ses manières familières de penser le monde et d’agir » (Fernagu Oudet, 2016, p. 387).

De même, Orianne et Rémy (2010) notent qu’il faut prendre en compte « l’étendue de liberté réelle de choix entre différentes options de valeur », ce qui met en jeu une « transformation de la personne dans sa subjectivité, ses représentations d’elle-même et du monde, ses perceptions et ses attitudes » (Lefevre, 1997). Ces auteurs pointent ainsi les enjeux de la formation en termes de transformation identitaire.

Comme nous l'avons vu au chapitre 5, un certain nombre d’auteurs ayant pris les formations professionnelles comme objet d’étude montrent que la construction d’une identité professionnelle en constitue le réel enjeu (Hugues, 1996 ; Beckers, 2007 ; Lemaître, 2007). Tap (1988) met en évidence que la construction identitaire est ce qui fait passer la conscience de soi

et la conscience sociale d’un état aliéné à un état plus autonome. La dimension de la construction de l’identité professionnelle de l’apprenant est une question réelle lorsqu’il s’agit de réfléchir à la mise en action effective, comme par exemple dans la formation à l'entrepreneuriat.

On peut adresser aux notions d’environnement capacitant et de facteurs de conversion, tels qu'ils sont définis dans le domaine de la formation, — en ne se donnant pas l'objectif de la transformation identitaire des apprenants —, la critique de surdéterminer le dispositif organisationnel en tant que sources et causes de la capabilité. Elles présupposent en réalité l'existence d'acteurs ayant, 1) un moi parfaitement unifié, sans aliénations ni conflits internes et sans tensions avec les institutions sociales, 2) une conscience claire de leur situation existentielle et une vision précise de leurs manques et de leurs limites, 3) le pouvoir de décider et de réaliser seuls leurs objectifs.

Dans le cas de la formation à l'innovation où la construction d'une identité singulière capable de résister aux normes et de développer une vision personnelle du monde, est, comme nous l'avons montré, essentielle, peut-on vraiment penser que des jeunes étudiants se situent dans ce cas de figure ?

Pour approfondir cette réflexion et continuer sur cet axe de réflexion, nous avons élaboré le concept d'un environnement qui prendrait en compte la construction d'une identité unique, singulière et durable : le concept d’environnement émancipant.