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L'environnement émancipant

VI.1. Le cadre théorique de l’émancipation

La notion d’émancipation (Freire, 1974, Defraigne-Tardieu, 2012) propose des pistes pertinentes pour traiter de cette dimension de la construction identitaire. Elle renvoie aux visées de Sen, puisqu’elle s’inscrit dans un objectif de libération des individus et relève d’une logique de démocratisation. L’émancipation se fonde sur le postulat que l’individu ne peut agir sur le monde s’il ne se sent pas en capacité de le comprendre et d’analyser ses relations avec son environnement. En ce sens, il inclut la portée et les conditions de l'environnement capacitant. Mais il va plus loin car il analyse les obstacles internes à la prise de conscience par l'individu de sa situation existentielle. Il affirme que c’est par la prise de conscience de ce qui le limite et

l’opprime que l'être humain peut devenir acteur de son futur et transformer son rapport aux autres.

Il ne s’agit donc pas ici de créer les conditions extérieures favorables au développement du pouvoir d’agir des individus, mais de leur apprendre à exercer leur libre choix quels que soient les obstacles. Comme l’énonce Tap, développer son libre choix, c’est développer une identité permettant de « dépasser ses divisions (intérieures) en construisant un projet de transformation des relations, des croyances et opinions, mais aussi en évaluant les transformations nécessaires dans ses conditions de vie, dans les règles ou les rapports sociaux institués. » (Tap, 1988, p.90). Freire (1974) montre que cette transformation est possible lorsqu’il y a une rencontre entre les apprenants et l’éducateur où chacun reconnaît l’autre en tant que sujets et sources de connaissance au cours de leur dialogue. Cette rencontre est déterminante car elle aboutit à la création d’un nouveau collectif, composé de l’éducateur et des apprenants, permettant la modification de l’environnement.

L’éducation dialogique ainsi définie suppose des valeurs/attitudes précises de la part de l’éducateur (Defraigne-Tardieu, 2012) :

- de l’humilité,

- une grande foi en l’homme, sujet de sa propre histoire et en son pouvoir de répondre aux défis que le monde lui présente ,

- une conception de la connaissance construite à partir de l’expérience de chacun, réfléchie et validée par le dialogue collectif.

L’engagement de l’éducateur et son rapport à l’autre sont ici déterminants. En effet, l’éducateur se voit lui-même comme un apprenant : il apprend son métier d’éducateur au contact des autres et contribue à la culture du collectif. Il y a horizontalité entre l’éducateur et le collectif puisque chacun apprend de l’autre. L’émancipation de Freire repose ainsi essentiellement sur cette figure d’éducateur qui refuse de considérer son savoir comme un pouvoir et vit une rencontre avec un groupe.

L'environnement émancipant repose sur un paradigme pédagogique qui est fondé sur les savoir-être. La connaissance a sa source dans l'expérience de chaque être humain, réfléchie et transformée en savoirs, lorsqu'elle s'exprime au sein de la communauté éducative, pour être partagée dans le dialogue. L'apprentissage est lui aussi une attitude car il requiert l'engagement de la personne dans son (auto)-apprentissage.

Cependant pour déterminer ce qu'est un environnement émancipant, il est nécessaire de décrire les caractéristiques, les contenus de ses savoirs et les modalités de ses apprentissages.

VI.2. Les caractéristiques d’un environnement émancipant

Un environnement émancipant se caractérise principalement par une communauté éducative où des membres enseignants/apprenants se rencontrent et dialoguent à partir de leur expérience personnelle, en vue de faire face aux problèmes qu'ils rencontrent et de réaliser les réponses qu'ils ont élaborées pour les résoudre. Etant donné la définition que nous en avons donné, les contenus essentiels et pertinents de leurs savoirs sont les valeurs/attitudes qui conditionnent le dialogue de l'éducation libératrice que nous rappelons dans l’encart suivant.

Valeurs/attitudes conditionnant le dialogue de l'éducation libératrice selon Freire :

- La confiance dans l'homme est une condition a priori du dialogue. Elle doit exister avant qu'il se concrétise : Foi dans leur pouvoir de construire, de créer, de re- créer. Foi dans leur vocation au plus-être, qui est le droit de tous les hommes.

- Le courage de l'engagement dans la cause de la libération des hommes

- La pensée authentiquement critique : qui envisage la réalité des choses comme un processus évolutif de transformation permanente d'une humanisation, qui ne se sépare pas de l'action, qui est capable de créer dans le dialogue.

- L'humilité pour accepter la contribution de tous et se défier de l'autosuffisance.

Defraigne Tardieu affirme que la qualité des relations est première par rapport à l'ingénierie pédagogique. Elle rejoint en cela notre point de vue selon lequel le paradigme pédagogique façonne le dispositif d’enseignement. Elle définit trois éthiques qui conditionnent la qualité des interactions dialogiques et instaurent la construction du savoir émancipatoire.

Qualité des relations nécessaires pour construire le savoir émancipatoire

Une éthique de la rencontre Une éthique de la reconnaissance

Une éthique dialogique

Aller à la rencontre Reconnaissance de la dignité Faire surgir l'expérience Dépasser les blessures

et les blocages

Pratique de la réciprocité Créer le dialogue Prendre en compte

l'affectivité

Pratique de la liberté et refus de subir l'injustice

Assurer la médiation

VI.3. Les outils d'analyse d’un environnement émancipant

A. Les principes fondateurs

A partir de ces conditions, nous proposons 10 principes pour identifier un environnement émancipant, ainsi que les indicateurs qui permettent l'observation de ces caractéristiques.

Principes fondateurs de formation dans un environnement émancipant

Indicateurs terrain

1. Le savoir est en lien avec l'action Le dispositif pédagogique s’appuie sur l’action effective des apprenants.

2. Le dialogue fait émerger la connaissance.

La principale activité consiste en des temps d’échanges institutionnalisés qui visent la réflexivité et l’apprentissage.

3. Le savoir est le fruit d'une démarche collective.

Le dispositif est centré sur le collectif plutôt que sur la relation interindividuelle (type tutorat).

4. Il est nécessaire que les éducateurs et les apprenants vivent des expériences partagées.

Les éducateurs apprennent avec les apprenants en faisant partie de la communauté.

5. Valoriser et reconnaître la connaissance produite par tout participant.

La dynamique d’apprentissage s’appuie sur les connaissances produites par les apprenants. Elle réutilise ces connaissances pour aller plus loin.

6. Ne jamais refuser le droit de la personne à la résolution de ses problèmes.

Autonomie et liberté des apprenants. Posture des éducateurs en personnes-ressources.

7. La confiance est la condition de l'engagement.

Transparence, authenticité des rapports, congruence des actes et des paroles. Respect mutuel. Dialogue ouvert et paroles libres.

8. Liens forts entre engagement dans

l’apprentissage et émancipation. La réflexivité et l’apprentissage priment sur la logique de l’action et des résultats.

9. La réciprocité conduit à une transformation et un apprentissage mutuels.

Les éducateurs appliquent eux-mêmes ce qu’ils demandent aux apprenants (valeurs, postures, principes, outils, etc.).

10. Désir sincère des éducateurs de créer une communauté d’apprentissage.

Au-delà d’une profession exercée, les éducateurs s’impliquent et font partie du collectif.

Tableau 6.5. Principes de l’environnement émancipant avec leurs indicateurs effectifs en formation

Ces principes doivent être à la base de la didactique et de la pédagogie pratiquée dans l'environnement émancipant. Ils servent de fondements à la structuration et au fonctionnement du dispositif de formation.

En ce qui concerne le rapport au savoir et à l'apprentissage, il importe de noter ici la très grande proximité de ces principes avec la position exprimée par Soulier et Audran (2017) sur l'apprentissage situé : « Le qualitatif situé renvoie à un phénomène scientifiquement plus

intriguant : l'apprentissage ne serait pas de façon privilégiée un phénomène mental, mais plutôt de nature sociale et émotionnelle ». Les auteurs précisent le double sens de cette affirmation :

« d'une part l'apprentissage et plus largement la cognition sont mieux décrits comme des phénomènes distribués ou répartis entre les différents éléments de la situation (groupes outils, activités, règles lieux, etc.) que comme un processus mentaliste de mémorisation ou de raisonnement, localisé dans le cerveau de la personne, d'autre part l'apprentissage et plus généralement les connaissances et les compétences émergent dynamiquement de l'ajustement mutuel et continu des éléments articulés dans la situation, notamment du sujet en activité, et cet ajustement, pas à pas, dépend de certaines caractéristiques du contexte dans lequel ces mêmes éléments et leurs relations se manifestent. » (Soulier, Audran 2017, p.43).

Cette convergence au niveau de l'épistémologie de la connaissance, de courants nés de situations historiques, sociales et culturelles extrêmement différentes, nous semble importante à souligner comme gage de leur pertinence et de leur validité.

B. Les critères d'évaluation du développement de l'émancipation

L'émancipation étant une intention et une posture humaine, il n'est pas aisé de reconnaître son émergence et son évolution, toutefois les expérimentations pédagogiques de formation à l'émancipation ont montré qu'une modification de l'émancipation pouvait se déterminer en observant la modification dans les rapports que la personne établissait avec : 1) elle-même, 2) avec le monde, 3) avec les autres, 4) dans notre cas puisqu'il s'agit d'apprentissage, avec la connaissance.

Nous avons donc repris ces résultats pour établir une liste de critères-indicateurs de modification de l'émancipation dans le tableau 6.6.

Types de rapport Critères–indicateurs

Rapport à soi Emergence d'une conscience critique La réflexion est associée à l'action Etre à l'écoute de ses besoins

Nouvelle image de soi dans le monde Identité assumée

Etre humble et se défier de l'autosuffisance

Rapport aux autres Signes de confiance mutuelle

Signes de l’acceptation et de la reconnaissance de l'autre dans sa différence

Accueillir et accepter l'erreur, l'inconnu et l'échec

Agir sur le monde en ayant conscience de son impact social

Rapport au savoir/à l'apprentissage

Attitude active dans l'apprentissage

Le dialogue est le moyen de la prise de conscience

Reconnaissance de l'expérience comme source de savoirs (savoir existentiel)

Utilité de l'échange, de la réciprocité et de la confrontation des savoirs

Ne pas penser à la place des autres mais avec eux

Valoriser la connaissance aux yeux des personnes qui l'ont produite.

Tableau 6.6. Critères d’émancipation selon le type de rapport

Ces critères indicateurs se manifestent par des comportements qui peuvent être observés, ou par des paroles prononcées au cours de discussions ou d'entretiens qui sont soit mémorisées, soit enregistrées.

En conclusion, le développement d'une personnalité singulière et d'une identité socio-professionnelle confiante et volontaire, capable d’écouter son intuition et de s'engager dans une déviance assumée est possible dans un environnement émancipant, caractérisé par :

- L'auto-apprentissage par l'action et par la coopération liées à la réflexion critique au sein d'un collectif.

- La confiance et la sécurité de la reconnaissance inconditionnelle des individus dans le collectif institué.

- La capacité à construire une vision globale, complexe et concrète des situations de vie et d’actions effectives.

- La définition de démarches (plutôt que des méthodologies) au cours desquelles le trajet personnel se construit progressivement.

VII. Problématique de recherche pour la