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De l'ingénieur à l'innovateur

II.1. L'identité de l’ingénieur

Le terme d’ingénieur recouvre plusieurs acceptions. Il s’agit d’abord d’un grade dans un corps technique de l’Etat. Mais aussi d’une fonction dans une entreprise. Il peut également s’agir d’une qualification professionnelle mettant en évidence des compétences techniques (ingénieur

du son par exemple). Enfin, c’est un titre acquis à l’issue d’une formation supérieure technologique et délivré par un établissement. En effet, seul le titre d’ingénieur diplômé est protégé (par la loi du 10 juillet 1934).

La figure de l’ingénieur est liée aux sciences mathématiques et à la technique, au domaine des sciences exactes. L’ingénieur n’est pas une figure héroïque comme a pu l’être l’inventeur ou le savant. Il représente plus un métier auquel on aspire, qu’un modèle. Métier protégé (par le titre d’ingénieur, diplôme) et représentant l’assurance d’une carrière honorable voire prestigieuse (niveau de salaire, niveau de responsabilité).

Depuis l’antiquité grecque, l’ingénieur est défini par sa capacité intellectuelle à résoudre des problèmes pratiques, à inventer des solutions techniques (Verin, 1998). L’ingénieur est identifié par quatre critères :

1. Par son domaine de savoir propre : les sciences appliquées. Ce savoir prend appui sur l’organisation positiviste des connaissances caractérisée par deux clivages : entre sciences pures et sciences appliquées et entre sciences physiques et sciences humaines. Ces clivages sont remis en cause depuis un certain temps par l’émergence de nouveaux domaines (sciences cognitives, sciences de gestion, etc.).

2. Par ses compétences. Mais celles-ci ont subi de telles évolutions (pas moins de 14 grandes compétences sont actuellement attendues d’un ingénieur, alliant savoir-être à savoir-faire) qu’il n’y a pas toujours d’homogénéité entre les différents ingénieurs sur ce point.

3. Par sa formation. L’ingénieur est défini alors par son esprit. Pendant longtemps cet esprit a été vu comme inné (Le latin ingenium est le pouvoir inné de l’esprit à inventer). A l’époque moderne, il est devenu dépendant d’une institution (pour être ingénieur, il faut être passé par une école habilitée).

4. Par la place qu’il occupe dans la hiérarchie sociale, les pouvoirs de décision. La légitimité de l’ingénieur est d’ordre scientifique et vise la productivité. Elle doit s’accorder avec la légitimité politique et économique des autres acteurs (ibid, 1998). En s’appuyant sur l’exemple de l’Ecole des Ponts et Chaussées, Picon (1992) caractérise l’ingénieur moderne à partir du XVIIIème siècle d’une nouvelle rationalité qui lui est propre, une rationalité technique, développant un modèle analytique à la frontière entre la science et les techniques. Cette rationalité est un modèle d’action qui permet de définir la figure de l’ingénieur moderne, en opposition avec l’ingénieur artiste des siècles précédents.

Giré, ayant mené avec d’autres chercheurs une enquête sur l’identité des ingénieurs, conclut que « les facteurs identitaires liés à la formation sont appelés à une probable évolution significative. ». (Giré 2000, p. 71). Pour cet auteur, le champ des savoirs scientifiques et techniques n’est plus le seul organisateur du savoir et du savoir-faire de l’ingénieur de demain. Il situe deux champs en particulier comme les « ferments mutatifs » de l’identité des ingénieurs, le « savoir-relier » et le « savoir-être ». Cependant, il constate que même si le besoin de renforcer la formation sur les savoir-être est reconnu par l’ensemble des acteurs, les écoles sont loin de savoir comment s’y prendre (ibid, p. 88). « Les réponses du système de formation encore principalement conçues suivant les modèles et méthodes analytiques, mono ou pluridisciplinaires, s’avèrent pour le moins insuffisantes ». Il plaide pour une « nouvelle épistémologie des ingénieurs », insistant sur le fait qu’il s’agit d’une « nouvelle manière de penser les savoirs » (ibid, p.99).

Grelon note lors d’un exposé sur l’identité des ingénieurs que, « plus que l’existence d’une réelle identité de l’ingénieur français, il s’agit pour eux d’une identité largement fondée sur le patriotisme d’école. » (Grelon, 2009)

II.2 L'ouverture du métier d'ingénieur à l'innovation

Les variétés du métier d'ingénieur.

Les fiches RNCP décrivent les profils et les compétences visés par la formation des écoles d'ingénieurs. Il existe autant de fiches que de titres d’ingénieurs diplômés34. Nous avons choisi d’étudier les fiches de trois des écoles d’ingénieurs généralistes les plus anciennes et connues : les Mines, les Arts et Métiers et l’ECP, ainsi que la fiche de l’ingénieur de l’UTC, dont le slogan est « Donnons un sens à l’innovation », qui est une formation plus récente. Ces fiches présentaient l’intérêt pour notre recherche de montrer leur ouverture plus ou moins grande à l'innovation et le poids de la tradition historique pour les plus anciennes. Elles montrent également la variété des « métiers » visés, bien que tous soient labellisés du terme généraliste. Nous allons comparer les profils et les compétences visées dans les fiches de :

- Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris (ENSMP) - Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (ENSAM) - Ecole Centrale de Paris (ECP)

- Université de technologie de Compiègne (UTC)

1- L'école Nationale Supérieure des Mines de Paris (ENSMP)

La plus ancienne des quatre — fondée en 1783 sur ordonnance du roi Louis XVI, pour former des « directeurs intelligents » pour les mines du royaume de France —, aujourd'hui un établissement sous tutelle du ministère de l’Economie et des Finances, elle se donne pour but de :

« Former des ingénieurs à large spectre de compétences scientifiques, techniques et socio-économiques, capables de s'adapter à un contexte de mondialisation et de changements ; futurs créateurs de valeurs et acteurs responsables de la vie économique et industrielle. »

Pour cela elle vise à donner à ses élèves les capacités suivantes :

- En termes de savoirs théoriques : capacité à intégrer des connaissances académiques sur un champ incluant mathématiques, sciences de l'ingénieur, économie, sociologie et droit. - En termes de savoir-faire pratiques : capacité à assimiler et à mettre en œuvre les disciplines

de l'ingénieur.

- En termes de savoir-être comportementaux : capacité à associer des éléments de culture générale pluridisciplinaire et aptitude à intégrer des contraintes professionnelles incluant le sens de l'observation, le travail en équipe, l’esprit d'initiative, le sens de la critique raisonnée et constructive, les aspects économiques et sociaux, les risques environnementaux des projets industriels, la pluridisciplinarité des systèmes complexes, la connaissance et la pratique du monde de l'entreprise.

- En termes d'ouverture internationale : très bonne maîtrise d'au moins deux langues, expérience professionnelle à l'international.

- En termes de capacité d'adaptation : capacité à acquérir et mettre en œuvre très rapidement de nouveaux savoirs théoriques, savoir-faire pratiques ou savoir-être comportementaux. L'ingénieur des Mines apparaît comme un responsable institutionnel, public ou privé, à dominante scientifique et technique, mais ouvert sur les enjeux socio-économiques. Sa formation inclut des sciences humaines et sociales et se situe au niveau de la construction de l'identité professionnelle (savoir-être). Le répertoire ne mentionne pas l'innovation en tant que telle, mais qualifie ses ingénieurs de « créateur de valeurs » et « acteurs responsables » dont la première compétence est l’adaptation dans un contexte changeant. Les capacités développées les plus proches de l'innovation sont l'adaptation conçue en termes d'acquisition de savoirs,

savoir-faire et savoir-être, l’esprit d’initiative et l'ouverture culturelle (pluridisciplinaire et internationale).

2- Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (ENSAM)

Son histoire débute en 1780, mais le premier diplôme d'ingénieur Arts et Métiers est délivré en 1807. Aujourd'hui elle propose de

« Former des ingénieurs généralistes de terrain, disposant d'un bagage scientifique et technique étendu, capables de mettre en œuvre des processus d'innovation et de recherche, de concevoir développer et faire évoluer des produits et des technologies, de les fabriquer, d'organiser, d'optimiser et de faire fonctionner les systèmes de production, dans un environnement multiculturel et international. Les trois moteurs de l’ingénieur ENSAM sont : l’excellence technologique, l’excellence managériale et les valeurs humaines ».

Sur les huit compétences spécifiques au titre d'ingénieur de l'ENSAM, nous en retenons trois en particulier qui touchent à l’innovation :

- Compétence 4 : définir, partager et mettre en œuvre une stratégie d'innovation pertinente et adaptée à la structure en favorisant l'émergence d'idées nouvelles grâce aux techniques de créativité, du doute, en sélectionnant les projets d'innovation après évaluation du risque et en utilisant les ressources de l'entreprise et de son environnement.

- Compétence 6 : en partant de l'état de l'art, mettre au point de nouveaux matériaux pour de nouveaux produits ou procédés (…) formaliser et diffuser la connaissance.

- Compétence 8 : décider, négocier, manager des hommes d'âges et de cultures différentes, en recherchant l'excellence technologique. (…) Etre à l'écoute des besoins sociétaux (…) afin de pérenniser l'entreprise sur son cœur de métier.

L'ingénieur ENSAM est un ingénieur de terrain multi-techniques. Très orienté vers la production (avec les verbes « mettre en œuvre ; fabriquer ; concevoir, développer et faire évoluer des produits ; faire fonctionner les systèmes de production »). La technologie est son cœur de métier et les compétences managériales sont un des outils au service de cet objectif. Pour lui, l'innovation est la mise en place de produits ou de procédés de fabrication nouveaux en partant de l'état de l'art, et en cherchant des matériaux nouveaux. Dans cette optique, le multiculturel est celui des cultures de métiers ou d'entreprise avec une sensibilité particulière pour les cultures des différents âges de la production et les cultures des ouvriers et techniciens.

Son profil correspond à celui de l'innovateur cyclique, dans le sens où il est formé à produire des objets nouveaux ou à proposer des procédés de fabrication inédits.

3- L'école centrale de Paris (ECP)

A l'origine dénommée Ecole Centrale des Arts et Manufactures, elle a été comme nous l'avons déjà dit, fondée en 1829 par un homme d'affaires entouré de trois scientifiques, c'est la première école d'ingénieurs civils française. Aujourd'hui, elle a pour but de

« Former et certifier des ingénieurs généralistes, capables d'évoluer dans des contextes et les situations les plus variées. Leurs domaines d’action sont la conception, la réalisation, la mise en œuvre et le maintien en conditions opérationnelles de produits, de process et de systèmes dans des situations d'entreprises fortement évolutives et nécessitant une grande adaptabilité et une forte capacité d'innovation. »

Les compétences poursuivies visent à

- Développer des innovations techniques ou scientifiques.

- Structurer et diriger des programmes de recherches et/ou d'innovations. - Initier ou développer des produits innovants.

- Résoudre des problématiques complexes et transdisciplinaires.

- Elaborer et conduire des projets scientifiques et techniques internationaux. - Manager des organisations internationales et pluriculturelles.

L'ingénieur ECP (dont le slogan est « Leader, entrepreneur, innovateur ») apparaît dans la fiche RNCP comme un non spécialiste, plutôt administrateur-directeur technique, évoluant fortement actuellement vers l'international. Son rapport à l'innovation est d'insuffler un esprit innovant dans l'entreprise et éventuellement trouver quelqu'un pour l'initier et favoriser son développement. Il doit favoriser l’innovation en tant que manageur, c’est-à-dire créer un contexte favorable, recruter les bonnes personnes, prendre les bonnes décisions pour que l’innovation puisse se développer. L’accent est plus mis sur le management de l’innovation (avec les verbes « diriger ; structurer ; conduire ; initier ; développer ; manager ; résoudre ») que sur la conception (« élaborer »). Avec l’UTC, ce sont les deux écoles qui revendiquent le plus ce terme dans leurs descriptions.

4- L'université de Technologie de Compiègne (UTC) Elle a pour ambition de

« Former un ingénieur généraliste amené à résoudre des problèmes de nature technologique, concrets et souvent complexes, dans des situations industrielles évolutives ».

Elle propose de développer les compétences ou capacités suivantes :

- appréhender les situations complexes dans les organisations et les systèmes sociotechniques.

- faire preuve d'esprit de créativité, d'entrepreneuriat et d'innovation.

- participer concrètement à l'innovation ou à la création d'activités nouvelles.

- évaluer les limites et les lacunes de leur propres connaissances et compétences et savoir les développer ou les combler si besoin.

- s'adapter aux situations nouvelles et aux changements, travailler en équipe ou en groupe-projet, écouter et communiquer professionnellement, entre personnes et entre cultures. La description du métier d'ingénieur de l’UTC (dont le slogan est « Donnons un sens à l’innovation ») apparaît comme assez complète sur les différents aspects de l’innovation : la formation est orientée vers le développement d'une identité professionnelle, un « style » UTC (basé sur la curiosité, l’esprit critique, l’autonomie et le pragmatisme), et vers les interactions sociales (travail en groupe, écoute, communication), également de sensibilisation aux cultures. L’ingénieur UTC n’est pas présenté comme un manager, mais plutôt comme le membre dynamique d’une équipe, adaptable à des environnements complexes et changeants et comme une force de propositions et d’innovations (« appréhender ; participer concrètement ; évaluer ; faire preuve d’esprit ; développer ; s’adapter ; travailler en équipe ; écouter »). La vision de l’innovation présentée est pragmatique et ouverte. L’innovation n’est pas cantonnée à la production ; elle est vue dans une perspective intra ou entrepreneuriale.

En conclusion, chaque école présente un métier lié à son origine et aux spécificités qu'elle a développées au cours de son histoire. L'originalité de ce métier conduit chacune à adopter dans son rapport à l’innovation, une posture propre, dans laquelle elle peut s'appuyer sur son savoir-faire, son expertise et faire valoir sa tradition qu'elle soit ancienne ou récente.

Pour obtenir un autre élément de réponse à notre questionnement sur la formation à l'innovation intégrée à des écoles, nous avons quitté l'étude des documents, pour mener une étude empirique sur les attentes des élèves-ingénieurs vis à vis de l'innovation et de sa formation.

III. L'ingénieur et l'innovateur selon des