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La tradition et les problématiques de la transmission

Finalement, cette notion définie toujours en creux par rapport à une autre (oralité/écriture, conservatisme/modernité, stabilité/changement…) est au cœur des problématiques liées à la transmission.

La tradition représente une dynamique, un processus. Sa vérité ne réside pas dans une liste de choses transmises, puisqu'elle comprend en premier lieu le processus de transmission. Ainsi, ce n'est pas la chose transmise qui est signifiante, mais le fait qu'elle soit transmise et les effets que cette transmission provoque dans le présent. Cela conduit à insister sur un point : la tradition est l'acte de transmettre, mais peut-on dire alors que toute transmission est une tradition, puisque toute transmission représente bien une réactualisation d'un passé (proche ou lointain) vers le présent ? La réponse est évidemment négative. Tâchons alors d'expliciter les points de restriction.

II.1. La tradition, acte social de transmission

Le premier est lié au canal utilisé. Il est possible de transmettre au moyen de supports écrits, audiovisuels, humains... Tous les media sont envisageables. Mais la tradition, elle, s'effectue nécessairement par un canal humain : une tradition nécessite une passation d'humain à humain (de main en main, selon son sens premier). La passation du fait traditionnel nécessite une personnalisation, une contextualisation de l'énonciation. Elle ne se fait que dans l'échange, l'enseignement, pas dans la seule prise de connaissance de supports ou documents. Lorsque certaines connaissances passent par des documents, il y a autour de la réception de ces documents une mise en scène sociale particulière qui fait partie intégrante du processus de transmission. Elle implique alors une scénarisation de la situation de transmission.

Prenons la transmission de connaissances, elle peut avoir lieu par le canal d'un manuel, d'un livre, d'un documentaire. Ces moyens de transmission ne sont pas des énonciateurs, mais des outils, des media. Ils adressent leur message indifféremment sans prendre en compte le public visé. Ce message sera toujours identique quelle que soit la personnalité du récepteur. Dans la

tradition, la mise en scène de la transmission, de la situation d'énonciation, est une des caractéristiques distinctives de cette transmission. Il s'agit d'une situation de communication toujours personnalisée, voire scénarisée à l'extrême (les rituels). La tradition est donc un acte social qui passe par un rituel social.

Le texte Tradition et Vérité de Boyer explique comment la notion de vérité dans certaines cultures non occidentales n'est pas directement liée au contenu évoqué, mais est issue de positions d'énonciation : c'est parce que la personne énonce dans un certain contexte, qu'elle accède à un statut d'énonciateur de la tradition, et qu'elle est dès lors dans la vérité.

« La véracité des énoncés traditionnels est fonction des positions d’énonciations fondées sur un rapport causal entre un certain domaine de réalité et le discours qui le vise. » (Boyer, 1986)

La tradition crée une situation sociale où elle pose une posture de l'énonciateur et de l’énoncé en autorité. L'énonciateur en transmettant une tradition affirme une certaine pratique, mais affirme également la valeur qu'il attache au passé. Cette valeur est légitimée et le discours devient véracité. La vérité du discours traditionnel est donc intimement liée à l’actualisation de la situation de transmission.

II.2. La tradition, transmission à enjeu identitaire

Enfin, une autre particularité de la tradition est son rapport à l’identité. La tradition est une transmission marquée par une volonté de montrer qu’on appartient à un groupe déterminé dont la valeur est actée par le passé. Becker, dans son étude sur les Outsiders, définit la déviance comme une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte. Il montre comment les nouvelles normes sociales deviennent alors des règles.

Etre déviant, c’est rejeter la norme dominante (les traditions) du groupe social auquel nous appartenons et donc sortir de ce groupe (Becker, 1985). Son étude démontre l’importance de l’enjeu identitaire dans l’acceptation ou non de la tradition. La tradition est ainsi un facteur inclusif ou exclusif (fonction intégrative ou séparatrice). Pour résumer, la tradition peut se définir comme une transmission socialement reconnue qui crée une situation où l’identité des membres est en jeu.

Dès lors que la tradition transmet du signifiant et de l'identitaire, elle est transmission de culture, car il ne peut y avoir sens et identité qu'au sein d'une culture. Chez Arentd (1989), elle

représente alors l’histoire que Arendt définit comme une herméneutique à la recherche de sens plutôt que d’une vérité. Dans cette acception, l’Histoire (ou tradition) donne du sens aux actions passées et futures.

Cela est d'autant plus vrai dans l'enseignement et les formations initiales, où la transmission concerne non seulement des contenus signifiants mais également des processus d'élaboration de ce qui est signifiant et des préparations à la construction d'identités citoyenne ou professionnelle.

II.3. Les fonctions de la tradition

Suite à ces réflexions, nous pouvons maintenant édifier une liste des fonctions que la tradition peut remplir :

- une fonction de conservation, de continuité : la tradition a pour rôle de permettre la continuité avec le passé.

- une fonction sécurisante : la tradition permet de recourir à des actions symboliques ou à des rituels rassurants, car vécus comme immuables. Elle préserve alors un certain ordre social, notamment dans les sociétés évoluant rapidement19.

- une fonction d’autorité : la tradition pose l’émetteur en dépositaire fidèle du passé et passeur symbolique. Elle traduit chez l’énonciateur une volonté d’affirmer un geste par la valeur du passé ; ce qui lui confère une position d’autorité.

- une fonction de légitimation : la tradition donne une valeur aux faits et aux choses, ainsi qu’à l’émetteur.

- une fonction d’intégration-identification : la tradition renforce l’identité d’un groupe social et sa transmission renforce le sentiment d’appartenance des membres (Becker, 1985)

- une fonction séparatrice : le recours à la tradition peut être un moyen de renforcer les distances et les barrières sociales (les études de Tocqueville ou Goblot l’ont montré20).

19 « Dans les sociétés qui changent très vite, les retours à une tradition dégradée ou reconstruite sont révélateurs. Elle fournit le langage permettant de donner un sens à la nouveauté. Elle maintient, en rendant possible la conservation de certains cadres sociaux et culturels, dont le contenu s’est modifié, une partie du paysage sociologique ancien. » (Balandier, 1976)

20Nous faisons ici référence à l’ouvrage de Tocqueville De la démocratie en Amérique (Tocqueville, 1842) et celui de Goblot

- une fonction reproductive d’un système social : la tradition permet aux groupes sociaux de se maintenir en vie dans le temps. Elle survit aux individus d’un même groupe. Elle existe en dehors d’eux et assure ainsi une fonction reproductrice et adaptatrice d’un système social.

Beaucoup d’interrogations demeurent néanmoins sur la transmission de la tradition :

- Si l’on admet que sa transmission n’est pas une soumission passive, mais réappropriation et réinterprétation dans le présent par les nouvelles générations, nous pouvons nous demander ce qui motive cette transmission. Qu’est ce qui va être transmis et qu’est ce qui ne le sera pas ?

- Simay parle d’un processus de réception et de reconstruction. En quoi consiste ce processus exactement ?

- Dans la mesure où la tradition touche à l’idée que l’individu se fait de son appartenance à un groupe social donné, la perception de son identité n’est-elle pas impliquée dans le processus de réappropriation ? La tradition doit alors être en accord soit avec son identité vécue soit avec l’identité visée, à atteindre21.

II.4. Typologie des traditions

Ne pourrait-on alors, en reprenant les réflexions de Weil énoncées précédemment, commencer par distinguer dans le « fait traditionnel » deux grandes tendances de la tradition :

I. Une tradition dont l’objectif premier est l’invariabilité, la promulgation de la valeur du passé. Les fonctions de cette tradition sont d’abord des fonctions de légitimation et de ségrégation. Elle permet de légitimer un statut : appartient ou pas au groupe social donné. Ce statut sécurise les membres du groupe social concerné. C’est ce que Weil appelle « traditionalisme ». Il s’agit de l’ensemble des pratiques et représentations qui marquent une volonté de revendiquer l’appartenance à un groupe social donné légitimée par le passé afin d’en retirer une certaine autorité. Le « traditionalisme » fige car il vise la conservation « telle quelle » de certaines pratiques passées. Nous appelons cette tendance la tradition conservatrice.

II. Une tradition dont l’objectif est la cohésion et la continuité : cohésion entre le passé et le présent, entre les fins et les moyens. Les fonctions premières de cette tradition sont la fonction de reproduction adaptative ainsi que la fonction intégrative. Cette tradition ne

vise pas à figer les usages au nom d’un passé supérieur, mais à transmettre un esprit, une culture, qui fasse sens pour les membres d’un groupe. Il s’agit alors d’un ensemble de pratiques, pensées, construisant une représentation de soi et du monde adaptée. Nous appelons ce type de tradition tradition adaptative.

La seconde acception de la tradition peut inclure une dimension créative, que nous avons rencontrée dans la conception de la tradition en tant que magistère vivant et dans les faits d'invention de traditions. C’est une tradition qui reconnaît la possibilité de l’intégration de la nouveauté. La tradition devient alors source de connaissances et savoirs non reconnus comme tels auparavant. Elle est une des sources du dogme et en tant que telle permet de faire évoluer le dogme. Un certain nombre de choses transmises à travers les générations et pérennes sont reprises et intégrées au dogme (citons, par exemple, l’intégration de l’assomption de la vierge Marie dans le dogme chrétien en 1950). Elle représente ainsi la capacité d’un corps social, d’une communauté, à créer des connaissances nouvelles reprises et intégrées comme appartenant à leur tradition.

La tradition adaptative se différencie de la tradition créative car la première permet de réadapter le système aux conditions existantes, alors que la seconde intègre du nouveau. La tradition créative accepte l’innovation et la transmet :

« (…) il n’y a pas de meilleurs héritiers que ceux qui choisissent librement de cultiver ce que le passé leur a transmis, confié, pour inventer encore. » (Dely, 2006)