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3.2 Routine quotidienne à l’Asile de Beauport

3.2.1 Le lever et les repas

Le réveil avait lieu au son de la cloche à 5h les jours d’été et vers 5h30 pendant l’hiver. Les gardiens des différentes salles devaient voir à ce que chaque patient soit levé et prêt à quitter le dortoir (sauf en cas de maladie ou d’incapacité) afin de se rendre au réfectoire pour le petit déjeuner. Il était d’usage que les malades les plus aptes mentalement aident les gardiens à faire les lits, ouvrir les fenêtres et nettoyer les sièges d’aisance, qui au matin, dégageaient une forte odeur265. Ce banc situé au centre du réfectoire des malades et rivé au

sol était utilisé par les patients durant la nuit, puisqu’il leur était impossible d’utiliser les

263 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Déposition de Jean-Baptiste Zacharie Bolduc devant la Commission royale d'enquête », Témoin B, le 29 novembre 1887, p. 2.

264 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1874, p. 37-43. Pour connaître l’horaire complet, voir l’annexe 10, p. 199. Des détails ont aussi été ajoutés à partir des rapports de 1848, 1851, 1855 et 1858, ainsi qu’à partir du rapport du Dr Catellier en 1863.

265 Les médecins et les gardiens questionnés sur l’utilisation des bancs d’aisance étaient tous d’accord sur la question, la nuit durant et au matin, les odeurs qui s’y dégageant étaient très fortes.

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toilettes situées aux extrémités des salles communes de jour. L’autre raison de favoriser la ventilation dans les réfectoires était la présence de malades « gâteux » qui avaient tendance à souiller leurs lits qui devaient être mis à sécher tous les matins, bien qu’ils n’étaient lavés qu’une fois tous les deux jours et changés lorsque le besoin se faisait sentir266. Certains

malades très agités logés dans la section des cellules dormaient directement sur le sol, puisqu’ils avaient l’habitude, rapporte une des gardiennes Angèle Pouliot, d’ôter la paille de leur matelas267.

D’autres malades, comme Rose Delima Roy dont nous avons évoqué le témoignage précédemment, internée pendant un peu plus de trois mois à l’Asile, ne voulurent pas coucher sur le matelas mis à leur disposition. Rose Delima racontait, à cet effet : « on me donnait un lit qui avait servi à d’autres malades et qui était mouillé et puant. Je préférais me coucher à terre et aussi loin que possible de ce lit. Je me couchais près de la porte pour avoir de l’air. Il y avait dans ce lit des punaises. »268 Les patients dans les sections des cellules n’avaient

parfois pas de sceau afin de faire leur besoin. Ceux-ci vivaient dans des conditions difficiles, considérant par ailleurs l’espace restreint dans lequel ils étaient confinés durant plusieurs heures chaque jour269.

Une fois les tâches matinales accomplies, les patients se dirigeaient vers leur réfectoire respectif pour le repas. Les patients publics et ceux privés prenaient leurs trois repas de la journée séparés. Les patients privés, quoique peu nombreux, avaient droit à un meilleur confort général selon la pension payée par la famille, qui se déclinait ainsi en 1868 : « Les pensions sont de $400. $300 et $200. La première et la seconde classe ont des chambres privées, tables à part, nourriture plus recherchée. […] Les chambres sont plus spacieuses, les malades ont une voiture et des domestiques à leur disposition. »270 Les trois repas servis

durant la journée avaient lieu dans l’un des nombreux réfectoires des deux bâtiments de

266 « Déposition du Dr Antoine Ulric Bélanger devant la Commission royale d'enquête », op. cit., p. 2. 267 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Déposition d’Angèle Pouliot devant la Commission royale d'enquête », Témoin N, le 14 décembre 1887, p. 3.

268 « Déposition de Rose Delima Roy devant la Commission royale d'enquête », op. cit., p. 1.

269 Les malades plus agités étaient généralement mis en cellule pour la nuit durant près de 12h consécutives, soit de 5h l’après-midi jusqu’au petit déjeuner le jour suivant.

270 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, p.56, « Lettre du Dr Jean- Étienne Landry au Dr J.E Badeaux », le 29 septembre 1868.

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l’Asile. Le petit déjeuner était servi le matin à 6h l’été, 7h l’hiver et consistait généralement en une tranche de pain avec soit du beurre, de la mélasse ou du sirop de betterave - c’était la même chose le soir -, auquel plat on ajoutait une tasse de thé avec du lait, accompagnée de sucre ou de mélasse. La qualité de certains produits n’était toutefois pas toujours au rendez- vous. Quelque temps avant les audiences de la Commission Duchesneau, plusieurs patients et employés se plaignirent du sirop de betterave que les cuisiniers servaient avec le pain. De l’avis même de François Lessard, cuisinier à l’Asile de Beauport depuis cinq ans, la qualité de la nourriture et des produits alimentaires achetés était variable. Il fut longuement questionné à ce sujet durant les audiences de la Commission Duchesneau en 1887 :

R : Quant à la qualité… des fois, c’est un peu changeant. Par exemple, comme pour le bœuf, ils ont du premier bœuf, des fois un peu plus commun, des fois un peu meilleur […]

Q : Depuis que vous êtes cuisinier, est-il arrivé à votre connaissance, qu’on ait servie aux malades de la viande qui n’était pas convenable ?

R : Non, j’ai eu des quarts de lard qui n’étaient pas convenables, je ne les ai pas fait passer. Q : Le beurre de quelle qualité est-il ?

R : Le beurre, sur dix-sept mille (17 000) livres qu’ils achètent, il s’en rencontre, on sait bien, qui n’est pas du premier beurre.

Q : S’est-il rencontré que vous ayez eu du très mauvais beurre ?

R : L’année dernière, j’en ai employé une tinette, M. Vincelette m’a fait des reproches, ç’a été reconnu qu’il n’était pas bien bon. M. Vincelette a dit que je n’aurais pas dû l’employer271.

Il ajoute à son témoignage que :

R : J’avais acheté du sirop qu’ils appellent du sirop doré, ce n’était pas bien bon. Q : Les malades en mangeaient-ils ?

R : Je n’ai pas fait beaucoup attention, mais ils se plaignaient beaucoup.

Q : Les gardiens se plaignaient-ils aussi que leurs malades ne voulaient pas manger de ce sirop doré ?

R : Quelques-uns, oui272.

Les malades privés étaient servis en premier et recevaient un « extra » à chacun des repas. Pour les malades de l’infirmerie et pour certains autres ayant des besoins particuliers, une diète spéciale leur était attribuée selon le registre qui était rempli par le médecin. Par contre,

271 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Déposition de François Lessard devant la Commission royale d'enquête », Témoin V, le 15 décembre 1887, p. 2-3.

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de nombreux exemples nous incitent à penser que ce registre fut difficilement applicable à tous les patients, comme le laisse entendre le Dr Jean-Magloire Turcotte devant la Commission Duchesneau en 1887 :

Quand ma manière de prescrire ne convenait pas à une partie du personnel, à madame la matrone, quelquefois je voyais le Dr Landry qui me disait qu’il n’était pas nécessaire de donner des toasts à celui-ci ou à celui-là, et encore moins de leur donner du vin, disant que ces pauvres êtres-là n’étaient pas assez nécessaires à la société pour les traiter par des moyens aussi dispendieux273.

Cette réflexion du Dr Turcotte relative à l’utilité sociale des malades de l’Asile peut expliquer la raison pour laquelle Rose Delima Roy ne put recevoir la diète de steak et de lait, matin et soir, que pendant 12 jours après qu’elle fut prescrite par le médecin interne de l’époque, le Dr Antoine-Ulric Bélanger274. Les autres repas de la journée avaient lieu à 11h30

et à 17h30275. Le repas du midi servi à 11h30 était le plus copieux de la journée. L’un des

cuisiniers de l’Asile, Benoît Roy, fait état des plats qu’il pouvait cuisiner durant une semaine lors des audiences de la Commission Duchesneau en 1887 :

Ça varie, généralement le lundi, c’est de la soupe aux choux, on donne des fois de la soupe au riz, au barley, aux fèves, aux pois. Le mardi c’est le roastbif et le pâté à la viande […] le mercredi, c’est de la soupe aussi […] Il y a de la viande ou du lard avec de la soupe, des patates […] du hareng, de la morue des fois ou fricassées de patates le vendredi276.

Rarement les patients avaient droit à un dessert. Selon la période de l’année, des fruits et des confitures pouvaient être ajoutés au menu, comme lors des quatre grandes fêtes de l’année : à Noël, au Jour de l’an, à Pâques et à la Toussaint277.

Les heures de repas étaient aussi des moments d’échanges et d’interactions entre les patients, mais aussi avec les membres du personnel. Nous pouvons déjà nous mettre à l’esprit l’ambiance agitée et bruyante des réfectoires. Certains de ces réfectoires pouvaient accueillir plus de 150 patients à la fois chez les hommes. Patients et gardiens prenaient leur repas au

273 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Déposition du Dr Jean-Magloire Turcotte devant la Commission royale d'enquête », Témoin AA, le 15 décembre 1887, p. 4.

274 « Déposition de Rose Delima Roy devant la Commission royale d'enquête », op. cit., p.1.

275 Pour un comparatif avec ce que les propriétaires affirmaient servir à leurs patients, voir le Rapport annuel

sur le service de l’Asile de Beauport, 1849, p. 17.

276 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Déposition de Benoît Roy devant la Commission royale d'enquête », Témoin T, le 14 décembre 1887, p.2-3.

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même moment, mais dans des salles différentes. Alors qu’une partie des gardiens mangeait, l’autre s’employait au service des tables pour ensuite aller manger à leur tour. Certains malades, plus rapides que d’autres, profitaient du peu de surveillance dans les réfectoires afin de voler de la nourriture à leur voisin ; un problème récurrent selon le Dr Bélanger, affirmant que « c’est l’exception qui souffre, ce sont des gens volés par les autres et qui n’ont pas l’esprit à se plaindre [...] je considère qu’il y a pas assez de surveillance pour le besoin qu’il y a. »278 Pour ces patients requérants une plus grande attention, le temps accordé pour le repas

pouvait être trop court. Alors que la plupart des malades « mangent avec beaucoup de voracité, et ils mangent vite par conséquent »279, Rose Delima Roy croit plutôt que « d’une

manière générale nous n’avions pas le temps nécessaire pour manger. Les gardiennes hâtent trop les patients. »280 D’autres patients avaient de la difficulté à manger, voire, refusait

totalement de prendre leur repas, souvent en raison de la peur qu’ils avaient d’être empoissonnés. Dans ces conditions, le médecin, mais aussi les gardiens, pouvaient avoir recours au gavage, un processus qui consistait à forcer l’ingestion de nourriture chez le patient à l’aide d’une pompe à estomac ou d’un entonnoir suivi d’un tube, afin de permettre une ingestion anale ou nasale.

Selon le Dr Bélanger : « on peut prolonger la vie des malades, mais en fin de compte il faut qu’ils viennent à mourir. Il y a des cas tellement obstinés qu’il n’y a pas moyen d’en venir à bout. Vous savez l’assimilation se fait mal… »281Devant une telle pratique,

l’aumônier Jean-Baptiste Zacharie Bolduc, étant d’avis que la religion avait des effets bénéfiques sur la guérison des aliénés. Il parvenait parfois à faire manger ces patients d’une autre façon, comme il le relate dans son témoignage lors de la Commission d’enquête en 1887 :

Il arrive que quelquefois qu’il y en a quelques-uns qui ne veulent pas manger, je vais près d’eux, et je leur dis : pourquoi est-ce que tu ne manges pas ? Il dit : j’ai peur qu’ils mettent du poison dedans. Je lui dis : croyez-vous que je vais vous donner du poison ? Il dit : Ah non, pas vous. Je leur fais venir quelque chose, j’en ai sauvé comme cela, je leur donnais à manger chaque fois que j’y allais. Sans cela, ils ne mangeaient pas. C’était la confiance282.

278 Ibidem.

279 Ibidem.

280 « Déposition de Rose Delima Roy devant la Commission royale d’enquête », op. cit., p. 2.

281 « Déposition du Dr Antoine Ulric Bélanger devant la Commission royale d’enquête », op. cit., p. 22. 282 « Déposition de Jean-Baptiste Zacharie Bolduc devant la Commission royale d’enquête », op. cit., p. 3.

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Figure 12 - Procédure du gavage à l’aide de l’entonnoir

Source : Archives IUSMQ – CIUSSS de la Capitale, vers 1896.

En définitive, la nourriture à l’Asile de Beauport fut estimée suffisante pour la plupart des malades, peu diversifiée voire monotone, mais ordinairement de bonne qualité malgré quelques mentions où la fraicheur ou le choix de certains produits laissaient à désirer. Une fois le déjeuner terminé, les patients étaient envoyés dans leur salle de jour où ils étaient préparés, c’est-à-dire habillés et soignés par les gardiens. Nous verrons dans les deux prochaines sections ce à quoi les malades devaient s’attendre pour le reste de la journée en définissant d’abord les aspects médicaux et non médicaux de leur internement.