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Avant d’exposer quels types de malades ou dans quelles circonstances particulières ceux- ci étaient admis à l’Asile de Beauport, nous passerons en revue le contexte médico-légal derrière le processus d’admission. Il est important ici de préciser qu’en aucun cas, les propriétaires des asiles au Québec n’avaient l’autorité de décider qui pouvait ou non être interné dans leur asile. Cette décision devait être prise par le Secrétaire provincial. Les propriétaires devaient « fournir à leurs frais et dépens, pendant l’espace de dix années qui

193 Nootens, Fous, prodigues et ivrognes, p. 53-54. 194 Moran, Committed to the State Asylum, p. 115 à 140. 195 Nootens, Fous, prodigues et ivrognes, p. 16 à 22. 196 Cellard et Thifault, op. cit.

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commenceront à courir le premier mai prochain (1883) un logement convenable aux aliénés et idiots qui leur seront envoyés par ordre du gouvernement de cette province »197.

Il existait à l’Asile de Beauport, comme c’était le cas à Saint-Jean-de-Dieu198 deux

catégories générales de patients pouvant être internés : les patients publics (placement officiel) et les patients privés (placement volontaire)199. Pour ces derniers, une pension devait

être payée par la famille ou par ceux qui avaient la charge de la personne internée. À ce sujet, le Dr Landry y va de l’explication suivante : « Patients (private or pay patients) are admitted on the following conditions: 1. They must be legally interdicted and copy of the judgement sent to us. 2. To pay $50, $75 or $100 quarterly and in advance according to the amount of comfort required for them. [...] 3. Clothing at the charge of patients or friends »200.

Les patients privés étaient très peu nombreux selon les données fournies par le Dr Landry au bureau du Secrétaire provincial. Alors qu’il y avait, en 1867, 657 patients publics, on comptait huit patients privés201. Lors des travaux de la Commission Duchesneau en 1887202,

sur une population totale de 884 patients, seulement trois étaient des patients privés203. Les

autres patients - la quasi-totalité - étaient donc pris en charge par le gouvernement provincial (province du Canada avant 1867). Ce nombre très élevé de patients publics révèle, comme nous venons de le constater dans la section précédente, le rôle primordial qu’occupa l’Asile de Beauport dans l’institutionnalisation d’une population aliénée aux prises avec des problèmes de pauvreté.

197 Fonds Commission royale d'enquête sur les asiles d'aliénés, Archives nationales du

Québec, Québec, E104, « Copie du rapport d’un comité de l’honorable Conseil Exécutif, en date du 7 avril 1883, approuvé par le Lieutenant-Gouverneur », le 9 avril 1883.

198 Cellard et Thifault, op. cit., p. 36-37.

199 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1872-1873, p. 14.

200 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1865-1872, p.211, « Lettre du Dr J. E. Landry adressée M. Minville », le 21 novembre 1870.

201 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1865-1872, p. 112, « Lettre du Dr Landry adressée au Secrétaire provincial », le 10 février1868.

202 Rapport de la commission royale d’enquête sur les asiles d’aliénés, p. 24.

203 Ce nombre est nettement inférieur à l’Asile de Beauport qu’il ne l’était ailleurs, considérant qu’à l’Asile de Toronto, en 1895, 37% des patients étaient privés. Le cas de l’Asile de Toronto est atypique, avec de loin le plus haut pourcentage cette année-là. L’Asile de London se classe au second rang en comptant 20% de patients privés. Reaume, op. cit., p. 138.

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Comme le Dr Landry le fit savoir dans l’une de ses lettres, les patients publics devaient faire la preuve auprès du gouvernement (du moins leur famille ou ceux qui en avaient la charge) qu’ils n’avaient pas les ressources financières pour payer leur pension avant d’être

internés comme patients publics : « First, we have the government patients. They have

nothing to pay but (are sent here) by government to whom application must be made forwarding, at the same time, a medical certificate of insanity and one of poverty»204.

Ainsi, la famille devait d’abord prendre contact avec le Secrétaire provincial. Cette demande devait être accompagnée d’un certificat médical attestant de la maladie de l’aliéné et d’un certificat de pauvreté témoignant que la famille en question n’avait pas les moyens de payer la pension. Pareilles dispositions concernant ces deux certificats furent appliquées suivant la loi de 1851205.

La loi de 1879 vint complexifier le processus. Désormais, trois formulaires étaient nécessaires. Le premier (formule A) était signé par trois citoyens du lieu de la résidence de l’aliéné qui demandaient à ce que leur malade soit admis à l’Asile. Le second (formule B) devait être signé par un médecin constatant l’état mental du malade et déclarant si c’était (ou non) un cas d’idiotisme ou d’imbécilité. Le troisième (formule C) consistait à prouver que les responsables du malade n’avaient pas les moyens de payer sa pension. Ce dernier devait être signé par deux citoyens de la même localité que le malade, lesquels étaient personnellement responsables envers la province de Québec, du paiement de la pension de l’aliéné s’il était établi que lesdites déclarations étaient fausses206. De plus, la loi précisait

que « Les idiots ou imbéciles ne seront pas admis comme pensionnaires du gouvernement aux asiles, à moins qu’ils ne soient dangereux ou une cause de scandale, sujet à des accès d’épilepsie ou d’une difformité monstrueuse »207. Il fallait donc que l’aliéné soit une cause

de dérangement familial ou public pour être pris en charge par l’État. Ces formulaires permettaient d’assurer que la loi soit respectée et devaient offrir des informations essentielles

204 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1865-1872, p. 87, « Lettre du Dr Landry à M. Dougall », le 15 septembre 1867.

205 Un exemple des certificats est reproduit à l’annexe 8 p. 185.

206 Voir ce que dit la loi Acte concernant les asiles d’aliénés subventionnés par le gouvernement (42-43 Vict. Ch. 31), 1879, à l’annexe 5, p. 176.

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sur l’état mental du malade pour que les médecins de l’Asile puissent administrer le traitement approprié.

Les aliénés venant des différentes prisons du pays étaient pris en charge par l’État suivant les mêmes conditions, afin de prouver l’état médical et financier du malade. Le processus abordé ici porte principalement sur la période de la fin des années 1870 à 1888. Dans son ouvrage, Moran brosse bien le portrait pour la période précédente. Il indique :

The physicians to the Montreal Asylum were responsible for more admissions from jail to asylum than any other Quebec jai physicians. They tended to send several patients to Beauport at once, in a process that involved an appeal to the provincial secretary, who in Quebec had the authority to issue warrants for the transfer of patients to the lunatic Asylum.208

Cette pratique était fort semblable à celle observée à la prison de Québec. Par contre, le processus pouvait avoir changé quelque peu lorsque le Dr Joseph Morrin était en fonction comme médecin de la prison. En effet, Moran affirme que Morrin pouvait: « speed along to the Beauport Asylum cases that he considered to be recent and curable »209. Pour les malades

venant des prisons des districts qui n’avaient pas accès aux services d’un médecin, Moran explique que ces institutions avaient recours à un médecin local. Ces derniers: « would often commit patients to jails in the hopes of manoeuvering a position at the asylum, and they also provided medical attendance at the local jails »210. Ces médecins étaient eux aussi bien au

fait de l’importance d’un internement rapide à l’asile afin de faciliter la guérison des patients aliénés. Ils pouvaient aussi recommander l’envoi d’un aliéné incurable considérant que leurs propres pratiques n’avaient pu le guérir211. Ainsi ces médecins locaux: « often regarded the

asylum as both a medical facility and a social institution for the relief of a range of socio- medical ills »212.

La procédure de transfert de la prison à l’asile demeura sensiblement la même jusqu’à la fin de la période étudiée. Les malades transférés vers l’Asile de Beauport devaient suivre une procédure précise. D’abord, un rapport devait être rempli par le shérif ou une autre

208 Moran, Committed to the State Asylum, p. 106. 209 Ibid., p. 107.

210 Ibid.

211 Ibid.p. 109-110. 212 Ibid., p. 100.

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autorité compétente de la prison afin de constater l’état d’aliénation mentale. Ce rapport devait être envoyé au Secrétaire provincial, qui se chargeait de faire visiter ce malade en prison par un médecin. Si le rapport du médecin établissait l’aliénation mentale du détenu, le Secrétaire provincial en recommandait le transfert dans un asile et le lieutenant-gouverneur devait émettre son mandat en conséquence213. Dans sa lettre écrite au mois de mars 1877 à

l’intention de Clément Vincelette, le Shérif de Kamouraska nous aide à mieux comprendre cette démarche : « Mon cher monsieur, le gouvernement doit m’envoyer ici un warrant il faut que je lui envoie les procédures devant le magistrat, en sorte que cela prendra un peu de temps »214. Ce warrant était un formulaire du gouvernement permettant d’inscrire les

informations nécessaires afin de procéder à l’admission d’un aliéné venant d’une prison. Selon la correspondance du Dr Landry, certains patients de l’Asile de Beauport étaient ambivalents, c’est-à-dire que si la famille n’avait pas les moyens de payer pour la pleine pension de base qui était de 200$ par année, il était possible d’en arriver à une entente avec le gouvernement pour que soit divisée en deux cette somme entre la famille et le gouvernement. Dans sa lettre adressée au Dr Perrault, le Dr Landry y va de l’explication suivante :

Peu de cultivateurs ont aujourd’hui les moyens de payer 200$ par année que nous chargeons pour ceux de nos pensionnaires qui habitent en commun avec ceux qui nous sont envoyés par le gouvernement. Quelques-uns toutefois sont capables de contribuer quelque chose à l’institution de leurs malades et dans ce cas, prennent avec le gouvernement les arrangements nécessaires. Quelques fois celui-ci se contente d’une moitié ou du tiers de la somme selon les moyens des parents215.

La loi de 1879 prévoyait aussi le partage des dépenses entourant l’internement des patients du gouvernement entre l’État et la municipalité de provenance, comme en témoigne cette lettre venant de la municipalité de Trois-Pistoles au mois d’août 1882 :

La loi met à la charge de la municipalité la moitié des frais d’entretien. Elle donne à la municipalité droit de recours contre les biens des personnes légalement responsables de l’entretien du malade. C’est donc au conseil municipal à juger les conditions sous lesquelles se

213 Acte concernant les asiles d’aliénés subventionnés par le gouvernement (42-43 Vict. Ch. 31), 1879, à l’annexe 5, p. 176

214 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, LAC, volume 1876-1878, lettre #179, « Lettre du Shérif de Kamouraska adressée à Clément Vincelette », le 31 mars 1877.

215 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1865-1872, p. 89, « Lettre du Dr Landry adressée au Dr Perrault », le 22 septembre 1867.

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trouve la famille de la personne malade, s’il doit exercer son droit de recours, ou bien demander aux contribuables de la municipalité de faire un acte de charité dans les circonstances216.

Puis, la loi de 1885217 amena plusieurs changements dans le processus d’admission,

comme la création du Bureau médical et l’installation des médecins visiteurs dans les asiles du gouvernement au Québec. Ce Bureau devait s’assurer, notamment, de l’admission et des décharges des patients. La loi changea aussi l’ordre et certaines spécifications des formulaires d’admission. Pour un patient privé, il fallait que soient remplis les formulaires A et B. Pour un patient aux frais du gouvernement, la loi exigeait que soit transmis au Secrétaire provincial le certificat C, qui est une attestation médicale, le D, qui est signé par le curé, ou le vicaire, le ministre du culte, ou un juge de paix et le formulaire E, signé par le maire du lieu où le malade est domicilié ou d’un conseiller, en son absence218.

Cette législation face au processus d’internement nous aide à comprendre comment l’État voulut de plus en plus resserrer son contrôle sur l’admission et effectuer une surveillance plus stricte sur la gestion asilaire. En effet, plus les années passent, et plus le processus se complexifie et devient inclusif à une population aliénée de plus en plus précise afin d’éviter les cas incurables qui favorisent l’encombrement dans les asiles. Toutefois, comme l’indique Moran: « from the Beauport Asylum’s inception, it was acknowledge that a certain percentage of patients classified as incurables would be admitted »219. Cette possibilité eut

pour effet que l’Asile de Beauport : « became populated predominantly by patients classified as chronic and incurable »220. Ces lois à elles seules ne permettent toutefois pas d’en mesurer

les effets réels sur le processus d’admission. C’est pour cette raison que dans la dernière partie de ce chapitre, nous illustrerons de quelle manière furent organisées et orchestrées les admissions à l’Asile de Beauport à travers la pratique quotidienne.

216 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1881-1885, lettre #121, « Lettre de P. Fournier adressée à monsieur les surintendants de l’asile des aliénés de Beauport », le 5 août 1882.

217 Voir ce que dit la loi Acte relatif aux asiles d’aliénés de la Province de Québec (48 Vitc. Ch. 34), 1885 à l’annexe 5, p. 176.

218 Ibidem.

219 Moran, Committed to the State Asylum, p. 91. 220 Ibid.

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