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Garder le contact : l’importance de la correspondance familiale pour les malades internés à

Vivre l’internement asilaire fut assurément une expérience unique pour chacun des patients de l’Asile de Beauport. Certes, des centaines, voire des milliers de patients furent internés à l’Asile, demeurant dans l’anonymat, seuls au monde ou sans soutien extérieur. Mais certains patients et patientes, une fois internés, continuèrent à recevoir le support de leur famille. C’est en feuilletant attentivement la correspondance des administrateurs de l’Asile de Beauport que nous sommes en mesure d’expliquer la manière par laquelle les familles purent continuer à entretenir des liens avec leurs proches internés.

La correspondance que tinrent les propriétaires de l’Asile de Beauport avec les familles au sujet du bien-être et des conditions d’internement de leurs proches nous révèle souvent des sentiments de bienveillance, d’inquiétude et parfois de détresse. Nous pouvons nous imaginer à quel point il pouvait être difficile pour une famille de laisser partir un être cher à l’Asile. Plusieurs familles voulurent connaître leur état de santé et l’état de guérison de celui ou celle qu’elles avaient laissé partir. Ces lettres étaient souvent envoyées à l’attention du bureau du Secrétaire provincial, et les contenus prenaient à peu près toujours la forme suivante : « Veuillez bien me faire connaître l’état de Malvina et me dire si elle pourrait sans danger pour elle-même ou pour sa famille, être confiée à sa mère qui désire en prendre soin »365. Une fois cette demande transmise aux propriétaires de l’Asile de Beauport, ceux-ci,

après vérification auprès du malade concerné, envoyaient la réponse au Secrétaire provincial qui se chargeait par la suite de communiquer les résultats auprès de la famille. Souvent, les réponses étaient brèves et sans trop de détails, les propriétaires choisissaient plutôt d’aller au fait directement : « Monsieur Boucher admis à l’asile de Beauport le 20 avril 1866 est à peu près dans le même état mental qu’il était lors de son admission et laisse peu d’espoir de voir cet état s’améliorer »366.

À d’autres occasions, la famille préféra s’adresser directement aux administrateurs de l’Asile. Ces lettres sont incontestablement riches en informations sur l’état dans lequel

365 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1876-1878, lettre # 129, « Lettre de A. LeMoie aux Drs Landry et Roy », le 18 octobre 1876.

366 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1865-1872, p.30 « Lettre du Dr Landry au Secrétaire provincial », le 6 février 1866.

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pouvait vivre la famille ou les proches lors de l’absence d’un des leurs. Tout comme lors de la prise de contact avec l’Asile, les familles eurent très souvent recours à un intermédiaire. Comme l’explique Eugène Desmarais dans une lettre à Clément Vincelette en mai 1880 :

M. Médard Laporte, de cette paroisse, a, dans cet asile, une fille du nom de Lumina. Depuis quelque temps la mère est fort inquiète de son enfant, et voudrait savoir si elle est encore vivante, si son état est amélioré, ou à peu près le même enfin elle voudrait avoir tous les renseignements qui pourraient l’intéresser. Soyez persuadé que vous ferez grandement plaisir à toute cette famille, et que vous aurez droit à sa reconnaissance367.

La séparation et l’éloignement forcés par l’internement asilaire d’un être cher sont sans aucun doute des expériences souvent douloureuses et pénibles pour les membres de la famille qui sont demeurés à l’extérieur des murs de l’Asile et parfois même à plusieurs centaines de kilomètres de là. Cet exemple n’est que le reflet de toutes les situations semblables auxquelles nous avons été confrontées durant le dépouillement de la correspondance des administrateurs de l’Asile.

Malgré la folie et les accès du tempérament qu’elle peut occasionner chez un proche, cette solidarité familiale est perceptible dans les demandes de visites. La famille devait auparavant en faire la demande aux propriétaires ou au préfet Clément Vincelette ; ces derniers devaient, dans le meilleur des cas, faire parvenir une carte de visite. C’est ce que nous apprend cette lettre parvenue au Dr Landry en mars 1878 : « Monsieur le Docteur, permettez-moi de vous demander en souvenir de ma famille une passe pour quatre personnes pour l’asile ce soir »368.

Les heures de visites à l’Asile étaient en avant-midi, au moment où la visite médicale du médecin interne prenait fin, jusqu’à 11h, et en après-midi, de 13h à 16h369. Les demandes

sont par contre peu nombreuses dans notre corpus, alors que nous n’avons que cinq lettres ayant comme sujet la visite d’un malade par un proche. Néanmoins, ces exemples témoignent de l’affection que portait la famille pour son proche malade interné comme le montre cette lettre parvenue à Clément Vincelette en juillet 1875 :

367 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1877-1880, lettre #192, « Lettre d’Eugène Desmarais à Clément Vincelette », 19 mai 1880.

368 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1877-1880, lettre #8, « Lettre de A. Gauthier adressée au Dr Landry », le 5 mars 1878.

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Une mère éplorée ose se permettre de vous demander s’il y a dans ladite Asile un jeune homme connu sous les noms de Alphonse Dazé et depuis quand est il rendu a la dite asile et comment est son esprit et ladite mère demande si elle aurait la permission de le voir si elle descendait à Beauport. C’est une pauvre veuve ayant que cet enfant pour vivre370.

Et cet homme, qui écrit en avril 1878 pour savoir si sa femme est guérie, et pour lui offrir le plus de confort possible :

Néré Augé descend pour voir sa femme, je vous prie instamment de lui permettre de la voir, ce sera une grande satisfaction pour lui que de voir qu’elle est bien soignée, car il parait craindre que peut-être elle n’est pas traitée comme si elle était restée à la maison. […] Il dit qu’il est prêt à faire des sacrifices pour lui procurer plus de conforts, mais c’est un pauvre homme avec neuf enfants et il ne peut pas faire beaucoup371.

La famille qui resta en contact avec son malade interné put contribuer à son bien-être et même à son confort. Ce fut le cas du Dr Beauchamp de Chicoutimi au sujet d’une proche de sa famille. Sans connaître exactement quel fut le lien unissant le Dr Beauchamp et madame Beauchamp, ce médecin de la région de Chicoutimi s’assura que cette femme soit traitée de la meilleure manière qui soit. Il échangea dix lettres avec Clément Vincelette à ce sujet entre le 24 décembre 1885 et le 13 janvier 1888. Dans les premières, il fut question des formulaires à remplir ainsi que de la pension à payer qui, selon le contenu des lettres, fut d’abord de 100$ à chaque quartile, soit la somme la plus élevée demandée par les propriétaires. Ses lettres nous permirent de voir que ce médecin contribua au confort de madame Beauchamp en lui envoyant des objets personnels : « Monsieur, j’envoie par poste un paquet et à votre adresse une robe pour madame Beauchamp. Soyez donc assez bon de la lui remettre immédiatement »372, ainsi que de l’argent supplémentaire : « Je vous adresse ci-inclus la somme de cent-dix

piastres dont vous voudrez bien en mettre cent piastres à mon crédit de la pension de madame Beauchamp (4 mois) et les dix piastres à mon crédit pour les effets de toilette de madame Beauchamp »373.

370 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, lettres #154, volume 1874- 187, « Lettre d’Adolphe Normandin à Clément Vincelette », le 13 juillet 1875.

371 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1877-1880, lettre # 14, « Lettre de M. Joly à l’intention de Clément Vincelette », le 28 avril 1878.

372 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1885-1888, lettre # 24, « Lettre du Dr Beauchamp à Clément Vincelette », le 28 décembre 1885.

373 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1885-1888, lettre # 93, « Lettre du Dr Beauchamp à Clément Vincelette », le 24 mai 1887.

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Cette confiance accordée à cette institution ne fut toutefois pas partagée par tous. À quelques reprises dans notre corpus, certains doutes furent transmis aux autorités de l’Asile concernant leur capacité à guérir l’aliénation mentale : « On me demande des renseignements sur l’infortuné J. B. Proulx détenu à l’asile. La mère de ce malade s’est laissé dire que l’asile est mal tenu et aimerait à avoir des nouvelles de son fils »374.

Pour d’autres, prendre contact avec un proche interné à l’Asile s’avéra plus difficile. Dans une lettre adressée en 1871 aux directeurs de l’Asile de Beauport, le curé Luc Delisle écrit au nom d’une famille de sa paroisse :

On dit dans cette lettre que l’on ne peut écrire à la famille du malade lorsque celui-ci a d’abord passé par la prison du District. La famille ne peut comprendre la raison de cette différence ni l’excuse que l’on formule […] Et c’est après cela, qu’on laisse 6 mois s’écouler depuis l’évasion du sujet sans en avertir la famille. Non, la famille ne peut admettre une pareille excuse, et les choses ne devront pas en rester là. […] La famille me rapporte que l’on dit que l’administration de l’Asile va mal depuis environ une année ; que l’on se plaint ailleurs fortement […] Dans tous les cas, cette négligence est cruelle, et ces excuses ne remédient pas au sort du pauvre malheureux auquel ses pauvres parents pensent sans cesse au milieu des larmes375.

Nous voyons par cet exemple qu’il pouvait être pire pour une famille de ne pas recevoir de nouvelles du tout plutôt que d’en recevoir des moins bonnes. Pareilles critiques furent peu nombreuses dans notre corpus, mais il reste que cette situation put frapper d’autres familles dont le malade venait d’une prison du district, chose qui, comme nous l’avons vu, n’était pas rare376.

Nous concluons ce chapitre en revenant sur les principaux points qui marquèrent l’internement à l’Asile de Beauport de 1845 à 1893. Du point de vue médical, il est évident que plusieurs malades furent délaissés. Mentionné à diverses reprises dans ce chapitre, le contact entre les médecins et leurs patients fut déficient pour plusieurs malades. Il fut tel qu’au moment de la Commission Duchesneau, plusieurs en viennent à se demander si réellement un traitement médical avait lieu à l’Asile de Beauport. Vu la quasi-absence du médecin interne dans le traitement quotidien de plusieurs malades, une part des responsabilités médicales retomba entre les mains inexpérimentées des gardiens. Ceux-ci

374 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1874-1876, lettre # 93, « Lettre de Gédéon Ouimet à Clément Vincelette », le 26 mars 1875.

375 Archives IUSMQ - CIUSSS de la Capitale-Nationale, série documentaire, LAC, volume 1868-1872, lettre #107, « Lettre de Luc Delisle aux directeurs de l’Asile de Beauport », le 13 janvier 1871.

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aussi en nombre insuffisant, devaient travailler dans des conditions difficiles durant de longues heures chaque jour pour un salaire très bas. En plus de devoir assurer la surveillance, l’encadrement moral et de s’occuper de l’hygiène des patients, les gardiens étaient souvent appelés à faire des travaux manuels qui les entrainaient hors des salles dont ils avaient la responsabilité. Cette manière dont furent gérés les personnels soignant et non soignant de l’Asile de Beauport eut pour effet de réduire au minimum les soins accordés aux patients. Ceci n’est pas sans rappeler l’objectif premier que les propriétaires accordèrent à leur institution, c’est-à-dire une entreprise lucrative.

La documentation consultée dans le cadre de cette recherche aura montré des interactions diverses entre les membres du personnel de l’Asile et les patients internés à Beauport. Pour certains patients, l’expérience asilaire s’avéra ardue, subissant parfois les mauvais traitements de gardiens ou d’autres patients. Pour d’autres, ce sont plutôt des relations positives qui ressortent de leurs interactions sociales quotidiennes.

En somme, la correspondance, parfois soutenue, d’autres fois plus sporadique, nous aura permis de mieux saisir l’attachement voué aux malades enfermés à l’Asile durant plusieurs mois, et parfois plusieurs années. Le dévouement d’une famille à s’enquérir de l’état de santé de son malade put être bénéfique pour ce dernier, considérant le très grand nombre de patients à voir au quotidien pour le médecin interne. Il obligea les autorités médicales de l’Asile à s’enquérir de l’état mental du patient afin d’offrir une réponse à la famille. Ce traitement particulier, nous le pensons, permit à certains patients de ne pas sombrer dans la masse de malades qui s’entassèrent à l’Asile de Beauport et dont peu en sortirent guéris. C’est ce que nous verrons dans le prochain chapitre.

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4 Mettre fin à l’internement et les différentes voies de sortie

Ce dernier chapitre examine la manière dont prit fin l’internement asilaire des patients à l’Asile de Beauport. Nous avons fait état dans le chapitre précédent des difficultés reliées au traitement médical des patients de l’Asile. Cela eut des répercussions sur ceux et celles qui y furent internés sans qu’une chance de guérison ne pût leur être offerte.

Nous nous questionnons sur la manière et l’état dans lequel les malades préalablement internés vécurent la fin de leur réclusion à l’Asile. Sortaient-ils tous guéris, était-il possible qu’ils fassent un ou plusieurs retours et y en a-t-il qui n’en sont jamais sortis ? Ces questions nous menèrent à constater que l’Asile de Beauport, tout comme l’ensemble des milieux asilaires à l’approche du XXe siècle dans le monde occidental, ne put remplir son rôle

thérapeutique. Au contraire, il devint un véritable entrepôt où s’entassa un nombre toujours plus grand d’aliénés377.

Dans cet ultime chapitre, nous nous pencherons d’abord sur les statistiques des décharges à l’Asile de Beauport. Nous poursuivrons en étudiant chacun des cas de figure mettant fin à l’internement pour un patient à l’Asile. Nous examinerons tour à tour les décharges, évasions et décès. Finalement, un coup d’œil sera porté sur les trajectoires que suivirent certains malades une fois sortis, permettant de conclure, pour plusieurs, leur passage à l’Asile, et pour certains, leur retour prochain.