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Sur le long terme, l’étude statistique de la population asilaire révèle certaines tendances et permet des observations très intéressantes. Tout d’abord, tel qu’il est indiqué dans le tableau 15, le taux de décharge fut nettement supérieur chez les hommes (56,05%) que chez les femmes (43,95%). Ceci s’explique d’abord par le plus grand nombre d’hommes admis à l’Asile, puis par un taux plus important de décès que de décharge chez les femmes (46,59%) ; le taux de décès étant plus faible chez les hommes (53,41%). Par ces données statistiques,

377 C’est le constat qui est tiré depuis le début des années 2000 par les chercheurs sur la question de la folie aux XIXe et XXe siècles. À ce sujet, voir André Cellard, et al., « L’histoire de la folie : un politique du regard sur l’altérité », Bulletin d’histoire politique, 10, 3 (printemps 2002), p. 12.

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nous sommes à même de constater que plusieurs patients passèrent les dernières années de leur vie à l’Asile de Beauport, mais cette tendance s’observe surtout chez les femmes.

Tableau 15 - Admissions, décharges et décès à l’Asile de Beauport, 1845-1893

Hommes Femmes Total

Admissions 3262 (54,33%) ͞x : 65,24 2742 (45,66%) ͞x : 54,84 6004 (100%) ͞x : 120,08 Décharges 1385 (56,05%) ͞x : 27,70 1086 (43,95%) ͞x : 21,72 2471 (100%) ͞x : 49,42 Décès 1362 (53,41%) ͞x : 27,24 1188 (46,59%) ͞x : 23,76 2550 (100%) ͞x : 51

Source : Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1894, p. 16.

La lecture des rapports des propriétaires amène plusieurs éléments de réponse devant ces résultats. Tout d’abord, la durée moyenne d’internement était assez longue, et ce, autant chez les hommes que chez les femmes. Toutefois, les femmes restèrent à l’Asile généralement jusqu’à presque un an plus longtemps que les hommes. En effet, la durée moyenne d’internement fut, depuis l’ouverture de l’Asile de Beauport en 1845 jusqu’en 1873, de 6 ans 5 mois et 18 jours pour les hommes et de 7 ans 3 mois et 28 jours pour les femmes. Cette tendance allait être amplifiée puisqu’en 1894, la durée de séjour à l’Asile depuis son ouverture passa pour les femmes passa à 11 ans 8 mois et 25 jours et à 10 ans 6 mois et 25 jours pour les hommes378.

Ces données n’ont rien d’inquiétant pour les propriétaires qui considèrent que cette « longévité montre d’une manière évidente les avantages réels qu’offre notre maison quant à l’hygiène et aux soins donnés aux malades. »379 Ces résultats témoignent plutôt, à nos yeux,

378 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1895, p. 17. 379 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1874, p. 124.

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de l’impossibilité grandissante des médecins de Beauport de guérir un grand nombre de malades.

Pour les propriétaires, ces statistiques s’expliqueraient par le type de malades internés à l’Asile de Beauport, comme ils le rapportent dans leur rapport de 1874 :

Notre maison, comptant déjà vingt-neuf années d’existence, est la première institution organisée, dans la Province de Québec, pour recevoir les aliénés. La formation de sa population – idiots, imbéciles, incurables - transférés des Couvents et des Prisons, n’offrait aucune chance de guérison et ne pouvait décroître que par le décès, puisqu’il n’y avait aucun transfert. Les admissions régulières qui eurent lieu à la suite ne valurent guère mieux. C’étaient, en grande partie, des idiots, des cas chroniques qui, après avoir été à charge à leur famille pendant 2-6-10 ans et plus, étaient envoyés à l’Asile, plutôt dans le but de leur procurer une demeure confortable, qu’en prévision de leur guérison380.

C’est donc en raison du caractère estimé incurable des malades admis à l’Asile de Beauport que ses propriétaires interprètent la plus grande profusion de décès que de renvois chez leurs patients381. Comme nous l’avions mentionné au chapitre 2382, une forte majorité

des malades admis à l’Asile de Beauport entre 1874 et 1894 étaient atteints, selon les diagnostics posés, de manie chronique, de lypémanie (mélancolie) et d’idiotie-imbécillité, et ce malgré une baisse de leur prévalence sur l’ensemble des diagnostics posés. Selon les propriétaires, ces cas, tout particulièrement les cas de manie chronique et d’idiotie-imbécilité n’offraient guère de chances favorables de guérison383. Formant la grande partie de sa

population asilaire, tous ces cas incurables expliqueraient que l’Asile de Beauport observa un taux de guérison d’environ 29%384 entre 1875 et 1894385. Ce faible taux de renvois des

patients internés ne fut pas unique à l’Asile de Beauport. Le tableau 16 montre que les taux de guérison des malades dans les six asiles au Canada examinés par la Commission Duchesneau en 1887 se situent autour du tiers des admissions. Les taux les plus élevés (36,94%) qu’affiche l’Asile de Toronto surpassent ceux de l’Asile de Beauport, bon dernier dans ce classement (28,5%), de 8,44% ; une différence non négligeable.

380 Ibid., p.77.

381 On enregistra une moyenne de 51 décès par année contre 49,42 renvois à l’Asile de Beauport durant la période couverte par cette étude (1845-1893).

382 Voir page 65-66 de ce mémoire.

383 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport, 1874, p. 79.

384 Le taux de guérison était calculé selon le nombre de patients admis versus le nombre de patients renvoyés guéris lors de la même année.

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Tableau 19 - Taux de guérison des principaux asiles du Canada selon le nombre d’admissions durant l’année calculée (moyenne de 1882 à 1886)

Asile de Toronto 36,94% Asile de Kingston 34,96% Asile de Hamilton 34,26% Asile de London 32,85% Asile de Beauport 28,5% Asile de Saint- Jean-de- Dieu 32%

Source : J. A. Duchesneau, Rapport de la Commission des asiles d'aliénés de la province de Québec. Québec, C.-F. Langlois, 1888, p 9 à 13.

Jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, le taux de guérison à l’Asile de Beauport avoisina les

30%386. À titre comparatif, l’Asile Saint-Jean-de-Dieu étudié par André Cellard et Marie-

Claude Thifault affiche des résultats semblables pour les mêmes années, mais inférieurs lors des deux premières décennies du XXe siècle :

L’étude des rapports annuels des surintendants de l’asile nous montre qu’à peine 30% des personnes admises dans l’institution en ressortaient avec la mention « guéri », proportion qui ne s’améliore malheureusement pas à mesure que l’on avance dans le XXe siècle, puisque moins de 25% des admis dans les années 1910 sortent avec un tel diagnostic. Ces faibles taux de guérison observés au sein de la clientèle hospitalière de Saint-Jean-de-Dieu ne sont pas exceptionnels. Ils sont plutôt représentatifs des difficultés réelles qu’éprouvent les aliénistes, dans tous les asiles québécois, à traiter les maladies mentales387.

Une situation semblable s’observe en Ontario où l’Asile provincial de Toronto affiche des taux de guérison très variables, parfois les plus élevés, mais d’autres fois bien en deçà de la moyenne provinciale, comme en témoigne l’étude de Geoffrey Reaume :

This figure was reported as 42.74 per cent in 1889 (compared to the provincial average of 35.40 per cent), but had receded to 19.74 in 1910 (compared to the provincial average of 27.63 per cent) and had fallen still further by 1925 to 15.85 per cent at 999 (compared to 17.44 per cent for all Ontario mental institutions). Thus, by the early twentieth century, the recovery rate for both Toronto and the rest of the province was far below optimistic standards388.

Ainsi, les difficultés à traiter bon nombre de malades s’expliquent pour la période étudiée, selon les propriétaires de Beauport, par des raisons hors de leur contrôle. La faute fut toujours mise sur d’autres personnes ou situations dont ils ne s’estimaient pas

386 Rapport annuel sur le service de l’Asile de Beauport pour les années 1894 à 1899. 387 Cellard et Thifault, op. cit., p. 75.

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responsables. Première institution, ils reçurent des cas d’aliénés provenant de milieux propices à l’apparition et l’aggravation de la maladie comme les prisons. Ensuite, la faute fut mise sur les familles qui gardèrent leur malade trop longtemps avant de s’en remettre à l’Asile, laissant le temps à la maladie de s’aggraver au point d’en devenir incurable. Aussi, les propriétaires condamnèrent à plusieurs reprises le fait que nombre de familles retirèrent l’un des leurs de l’Asile alors qu’il n’était pas considéré guéri. Selon tous les rapports des propriétaires entre 1845 et 1893, cela affecta négativement le taux de guérison et occasionna une hausse des réadmissions.

Toutefois, il est surprenant de voir qu’en aucun des cas observés, on n’a remis en question le type de traitement utilisé ou bien l’expertise des propriétaires et des médecins dans le domaine de l’aliénation mentale à l’Asile de Beauport. Le statu quo domine et on s’en remit, du moins durant la période à l’étude, à d’autres facteurs qu’à l’échec de ce mode de traitement. Face aux difficultés des médecins de traiter la maladie mentale, l’Asile de Beauport devint rapidement une institution non pas de guérison d’abord, mais un lieu d’enfermement où bien des malades furent admis sans qu’une chance de guérison ne leur soit offerte. Voyons ce qu’il advint des patients de l’institution.