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Nous avons pu recueillir par cette technique déjà décrite (chapitre 3, pp.88-90) des comptes-rendus de souvenirs marquants dans l’expérience individuelle de certains enseignants, et montrant souvent l’importance des interactions à dominante affective et sociale. Quelques-unes des réponses livrent même le récit ou la description de situations originales, parfois fortement chargées des traces d’émotions vécues par les enseignants eux-mêmes ou par les élèves et les enseignants.

Nous avons recueilli 35 réponses émanant d’une population issue d'autant de lycées différents et de neuf wilayate, allant du centre vers l’ouest du pays [11], durant l’année scolaire 2009/2010. Il va sans dire que nous avons distribué un nombre très important de questionnaires écrits, et que les réponses ont été peu nombreuses; une des difficultés est de trouver des enseignants cumulant plus de dix années d'expérience. En outre, essayant de garder l’anonymat, nous avons demandé à des collègues inspecteurs et enseignants d'EPS de distribuer les questionnaires par l’intermédiaire de collègues d’autres matières, sans indiquer la source (un inspecteur d’EPS), afin de ne pas influencer les réponses. Malgré cette précaution, des ‘’fuites’’ dans certaines wilayate nous ont obligé à invalider une vingtaine de réponses, ne gardant que les 35 citées ; mais celles-ci contiennent suffisamment de récits (103 récits d’incidents critiques exploités) et proviennent de régions suffisamment éloignées les unes des autres (environ 600 km

entre Boumerdès et Tlemcen, Tiaret dans les Hauts-Plateaux du sud à 300 km d'Alger, Béchar dans le sud-ouest à 700km d'Oran…).

La population interrogée présente les caractéristiques suivantes : La moyenne d’âge est de 45 ans et demi, et l’ancienneté générale de 21 ans de service en moyenne en tant que PES (Professeurs d’Enseignement Secondaire) d’EPS, tous ayant un minimum de 10 années d’expérience. Il faut remarquer que sur les 35 enseignants interrogés, il n’y a que deux femmes, ce qui est d’ailleurs représentatif d’un métier où domine la gent masculine en Algérie. Tous sont ou ont été mariés (01 veuf) et ont eu des enfants (une moyenne de 03 enfants). Cette population est nettement répartie en deux sous groupes relativement égaux de part et d’autre de la moyenne d’âge, soit 18 interrogés âgés entre 34 et 44 ans, et 17 âgés entre 45 et 58 ans , ce qui est intéressant pour nous dans la mesure où nous avons les avis de représentants pratiquement de deux générations ; la plus ancienne a travaillé elle-même avec deux générations d’adolescents, d’avant et d’après les années 1990 (période de la ‘’décennie noire’’), alors que notre groupe de "jeunes professeurs" âgés de 34 à 44 ans, ont travaillé à partir seulement de cette dernière période. Il est très difficile de trouver une quelconque relation des réponses de ces enseignants avec l’expérience de la souffrance de la société plus large à la fin du deuxième millénaire chez nous; nous avons à faire en tout cas à des personnes ayant vécu une expérience complexe, influencée parfois par les obstacles créés par l’environnement social plus large, comme la défection des filles en EPS au milieu des années 1990, en pleine période de la ‘’décennie noire’’ [19].

Certains récits sont très intéressants parce qu’ils montrent des aspects non négligeables de la fonction, comme nous allons le voir. Certains chercheurs ont jugé favorablement cette méthode, utilisée dans le cadre de la dynamique des groupes pour observer et analyser des situations pédagogiques,: « Le rassemblement de descriptions d’incidents faits par les professeurs est devenu depuis quelques années un moyen de découverte pertinent des problèmes vécus …La plupart du temps, ils sont de même nature » (Johnson & Bany, 1974, p.39).

L’analyse des 35 récits recueillis a été effectuée tout simplement sous la forme de leur classification en fonction des thèmes abordés. La synthèse finale a permis de dégager deux grandes catégories de récits : ceux ayant trait à des expériences ou incidents positifs et ceux relatifs à des incidents négatifs.

2.1.1 - Les récits d’incidents critiques "négatifs" :

Nous mettons "négatifs" entre guillemets dans la mesure où il s’agit de situations vécues ou ressenties comme désagréables, anxiogènes ou même traumatisantes parfois, mais ayant toujours une valeur formative pour les enseignants : comportements agressifs et relations perturbées avec certains élèves, conflits de groupes, accidents... Ce qui apparait marquant dans les récits de ces enseignants, ce sont les frustrations vécues devant des situations pour lesquelles ils n’ont pas trouvé de solutions, ou ont même vécu une sorte de traumatisme qu’ils cherchent à extérioriser, comme dans les cas d’accidents…

Les 35 enseignants interrogés ont rapporté 103 souvenirs (soit 03 souvenirs en moyenne par enseignant), Sur ces 103 situations rapportées, 27 souvenirs (soit le quart environ) font état de situations dont le souvenir est certainement désagréable, mais qui ont marqué la vie professionnelle des concernés. Les plus fréquentes des expériences vécues racontées comme de mauvais souvenirs sont des accidents (08) arrivés à leurs élèves pendant la pratique physique et sportive. L’exemple d’un premier récit d’une enseignante de 51 ans nous donnera une idée sur la forte charge émotionnelle liée parfois aux situations rapportées : « Une élève est tombée et a perdu connaissance, et je ne savais pas comment il fallait intervenir ; j’ai ressenti alors une grande responsabilité … Et après son retour à son état normal (après l’appel aux secours médicaux), j’ai décidé de prendre des dispositions rigoureuses pour surveiller et effectuer un suivi de la santé de mes élèves ». D’autres que nous citerons un peu plus loin mentionnent la nécessité d’une formation plus poussée en secourisme pour les enseignants d’EPS.

Ensuite viennent (à peu près au même niveau de fréquence des cas rapportés) des récits toujours en rapport avec les élèves, mais cette fois pour raconter des cas de leurs comportements négatifs ou ‘’mauvaise conduite’’. Les incidents rapportés, au nombre de 10/27 souvenirs ‘’négatifs’’, sont plus ou moins différents:

- Trois cas de relations perturbées enseignant-élèves à cause de la notation; durant notre expérience d’inspection, les enseignants nous ont rapporté peu de cas de ce genre, mais ont tendance à les remarquer plutôt chez leurs collègues d’autres matières ; ils affirment assez souvent apporter leur contribution au dénouement de situations parfois difficiles dans les relations avec les élèves, en conseil de classe ou en dehors ;

- Deux cas de compétitions entre équipes d’élèves relativement âgés (des élèves de classe terminale dans un des cas, et dans l’autre des stagiaires d’un institut de formation de PEF) ayant dégénéré en insultes et bagarre, « tout comme dans le sport civil » écrira un des enseignants; là encore notre expérience nous a montré que les enseignants incriminent parfois le sport de compétition civile par rapport aux conflits en classe d’EPS. Il est sûr que l’imitation existe, et les enseignants expérimentés utilisent parfois ces situations de conflits pour introduire ou insister sur la morale sportive. Une des lacunes de l’enseignement de l’EPS est justement cette absence ou pauvreté de références aux valeurs du sport, dimension importante parmi les objectifs éducatifs du domaine socio-affectif ;

- Deux cas de comportements à tendance machiste, dans un cas des élèves garçons refusant une fille désignée par l’enseignant comme arbitre d’une compétition de basket-ball, dans l’autre deux garçons refusant de travailler dans une classe où ils sont minoritaires (42 élèves, dont 40 filles) ; encore là, nous avons connu parfois des cas de classes où garçons et filles constituent des clans qui ne montrent pas franchement des oppositions, mais ont tendance à dominer les choix d’organisation de la classe, comme par exemple la séparation des filles et des garçons ; ce sont des cas que nous avons pu plutôt deviner qu'apercevoir, enseignant et élèves restant discrets au sujet d'une séparation en principe rejetée dans le système éducatif algérien;

-Deux autres cas sont des refus de travailler de groupes d’élèves, aux motifs restés inexpliqués: des élèves venus nombreux sans tenue chez un des enseignants (qui dit

avoir été « blessé » par cette attitude), et des élèves ayant refusé de participer à un examen chez l’autre; les motifs n’ayant pas été précisés, nous présumons qu’il s’agit de protestations de la part des élèves, mais pour quels motifs ? Difficile de faire des suppositions : peut-être une attitude trop autoritaire des enseignants ? ou un style de notation sévère, du moins dans un des deux cas (refus des élèves d’effectuer un examen). Les enseignants d’EPS utilisent un barème de notation plutôt souple en général, les facteurs d’influence étant complexes et étant inscrit dans l’histoire même de l’intégration de la discipline dans le système éducatif : des facilités de dispense médicale, une évaluation à l’examen du baccalauréat ne prenant en compte dans la totalisation des notes que les points au-dessus de la moyenne en EPS dans l’ancien système utilisant la fiche de synthèse (évaluation continue), un baccalauréat nouveau utilisant un barème relativement facile... Se refusant à la facilité préjudiciable à l’évaluation du niveau réel) chez leurs élèves, certains enseignants adoptent une attitude de fermeté parfois difficile à tenir ;

- Un cas de démêlés agressifs entre l’enseignant et un élève: « c’était un élève impertinent » jugera l’enseignant dans un récit où les relations perturbées semblent sans issue.

Même si ces récits relatifs aux ‘’mauvaises conduites’’ (10) semblent plus nombreux, les situations vécues comme traumatisantes sont sans conteste celles des accidents des élèves pendant l’activité (08 cas rapportés). Ceux-ci sont souvent présentés vécus comme une situation de désarroi où l’enseignant se trouvait désarmé, ne sachant pas comment s’y prendre exactement, ou bien abandonné sans soutien de la part de l’environnement professionnel, et notamment l’administration de l’établissement, dans la prise en charge des élèves blessés. Dans certains cas, l’accident fera prendre conscience des lacunes de la formation en secourisme : un enseignant dira explicitement « regretter de ne pas avoir suffisamment appris à apporter des secours ». Un autre écrira assez longuement l’histoire d’un accident survenu en saut en longueur : « fracture grave de la tête du fémur ». Vivant probablement encore des sentiments ambivalents entre la culpabilité et l’aide apportée à l’élève en question (à la famille), il racontera l’évacuation sur Oran (partant de Sougueur aux environs de Tiaret) et l’étonnement provoqué par l’accident chez les médecins; ces derniers décèleront une maladie osseuse chez l'accidenté, et s'apercevront « que l’ensemble de ses frères pouvaient être atteints ; effectivement ils ont été tous traités; aujourd’hui ils vont bien ».

Les autres accidents racontés sont : deux chutes amenant à placer des points de suture sur le cuir chevelu, deux crises cardiaques, deux accidents au lancer de poids, un élève très actif en EPS mort par noyade dans un barrage près d’une ville des Hauts-Plateaux de l’ouest algérien; bien que survenu en dehors du cours d'EPS, cet accident a particulièrement marqué l’enseignant; celui-ci montre à travers son récit qu'il est resté inconsolable devant la disparition d’un élève qui, dit-il « était celui qui me secondait pratiquement dans l’organisation des interclasses » (compétitions effectuées la plupart du temps la veille des vacances, à l’occasion de fêtes ou du mois de ramadhan).

Il est très important de remarquer déjà à ce premier niveau d’expériences "négatives" que les récits les plus nombreux concernent les élèves, montrant des enseignants préoccupés probablement en priorité par les problèmes de leurs élèves, plus particulièrement les risques liés aux accidents et les problèmes de conduite (le plus souvent de l’agressivité). Les autres récits de souvenirs "négatifs" ont trait à des situations qui créent un sentiment d’échec et portent atteinte à l’estime de soi chez l’enseignant, ou comportent même une menace grave à la sécurité sur un plan professionnel:

- Deux cas sont rapportés de décès de collègues par suite de crise cardiaque, l’un pendant son activité professionnelle, l’autre pendant un match de football (les deux récits ne disent pas s’il s’agit d’enseignants d’EPS ou d’autres matières) ; les enseignants enquêtés projettent-ils à travers ces deux récits leurs propres craintes dans un métier où ils sont appelés à développer parfois eux-mêmes des efforts physiques? En tout cas, l’un des problèmes de la formation continue qui se posent assez souvent est celui du maintien de la condition physique et des habiletés motrices chez les enseignants ;

- Deux cas d’échec en sport scolaire, où un des enseignants parle de « fuite des élèves quand il s’agissait de s’inscrire pour le cross », attitude évidemment légitime d’élèves qui sont menés parfois à la souffrance parce que sans préparation physique ! Il arrive en effet que l’enseignant veuille ou soit astreint à participer à des compétitions pour lesquelles ses élèves ne sont pas suffisamment préparés, et leur participation ‘’forcée’’ après une sélection effectuée dans des conditions peu objectives, déclenche des résistances ; l’attitude de l’enseignant est ici évidemment préjudiciable à l’encouragement des élèves à l’activité physique, entrainant plutôt leur désaffection que leur intérêt ; voilà encore un domaine où les enseignants doivent apprendre à tenir compte non seulement du niveau, mais aussi de la préparation physique et psychologique des élèves ; celle-ci ne concerne pas que les athlètes de performance, ce qui induit la nécessité d’une formation en Psychologie du Sport non seulement pour les entraineurs mais également pour les enseignants d’EPS ;

- Deux cas de renoncement à la programmation d’enseignements à cause de problèmes d’ordre matériel mais aussi humains: Cycle de gymnastique abandonné en cours de réalisation pour des motifs d’espace réduit mais aussi de « mixité et proximité », écrira un enseignant ; renoncement à des apprentissages du triple saut « pour terrain non praticable ». Les enseignants concernés ici semblent plutôt chercher à rationaliser les causes d’un phénomène qui se répète assez souvent : l’abandon d’enseignements plutôt pour des raisons plus réelles d’une formation incomplète ou inexistante, dans des spécialités très peu ou mal prises en charge durant la formation initiale ; d’où les difficultés rencontrées par les enseignants;

- Un cas de travail « avec un proviseur ignorant la valeur de l’EPS », écrira un autre sans donner d’autres explications, mais ajoutant une remarque au sujet d’ « un emploi du temps chargé » ; parfois il arrive effectivement que des enseignants fassent 06 heures de terrain, avec des classes surchargées et sur des terrains rudimentaires, ce qui est durement ressenti en fin de journée; d’où l’existence chez l’enseignant probablement

d’un sentiment d’injustice et de frustration, et le ressentiment dirigé vers un chef d’établissement qui n’aurait peut-être pas écouté ses doléances ;

- Une nomination dans un établissement avec très peu d’espace disponible et sans aucune installation sportive, où l’enseignant écrit avoir appris « la débrouillardise avec mes élèves » ; de tels cas sont en réalité assez nombreux, la plupart des établissements d’enseignement secondaire n’ayant que des espaces peu aménagés ; certains enseignants ayant vécu des expériences dans des lycées différemment pourvus en installations, disent que de telles situations les ont aidé à apprendre leur métier, comme on le verra dans les résultats d’entretiens ;

- Un cas d’expérience d’encadrement des épreuves d’EPS au baccalauréat « sous 45° » dans le sud du pays est mentionné avec une pointe de fierté ; expérience peut-être unique pour celui qui la raconte, parce que venant du nord du pays au Sahara en période d’examen. C’est particulièrement dans ces régions que le besoin de salles de gymnastique se fait sentir.

Essayant de faire une synthèse, nous remarquerons que l’ensemble des récits d’expériences négatives semblent indiquer deux facteurs déterminants dans les réponses des enseignants interrogés :

- le comportement et la sécurité de leurs élèves, 18 expériences racontées sur les 27 "négatives" ayant trait aux problèmes de conduite et aux accidents ;

- l’estime de soi et sa propre sécurité dans le cadre de l’activité professionnelle : 09/27 récits ‘’négatifs’’ expriment une expérience de travail malheureuse ou un sentiment d’échec ou d’abandon ; les histoires d’accidents, classées en premier dans les préoccupations liées à la sécurité des élèves, ainsi que des cas de mauvaises relations (agressivité, désaccord au sujet des notes…), peuvent aussi bien être interprétés ici comme ayant un lien avec un sentiment d’échec. Dans ce cas il nous parait assez intéressant de découvrir que les enseignants d’EPS interrogés semblent se préoccuper à peu près à un même niveau à la fois de leur personne et de la personne de leurs élèves, ou de la relation qu’ils ont avec leurs élèves. Voyons maintenant ce qui ressort des récits d’expériences "positives", c'est-à-dire aux issues plus heureuses.