PARTIE II : Culture et instrumentation numérique
Chapitre 2 ‐ La dimension culturelle de la genèse des usages
2.2 Les modèles d’acceptation
Les deux modèles présentés dans le paragraphe précédent décrivent la façon dont l’activité instrumentée individuelle ou collective s’organise et comment elle s’inscrit comme une médiation entre le sujet et l’objet. De façon plus générique, nous considérons l’instrumentation numérique comme une médiation cyclique qui contribue à réguler la relation de l’individu à son milieu. Les structures hiérarchiques (Garnier et al. , 1991) et cycliques (Bruner, 1997) situent l’activité comme une réponse aux besoins des sujets. Le modèle d’Engeström (1999) rend compte des différentes médiations constitutives de l’activité. L’instrumentation est élaborée entre ces deux niveaux de l’analyse. Elle constitue la réponse du sujet au besoin qu’il éprouve. Son élaboration n’est décrite ni dans la structure de l’activité ni dans l’analyse des processus de médiation instrumentale. Le choix de l’instrumentation, en particulier, en est absent. Autrement dit, ces modèles ne permettent pas d’expliquer le choix d’un instrument ou d’un autre dans l’élaboration de l’activité.
Cette question présente un intérêt scientifique quant à la compréhension fondamentale de ces processus. Elle est également très importante pour ces applications pratiques, notamment pour anticiper l’utilisation et donc l’acquisition des équipements et services. Les travaux de Fred D. Davis partent d’un constat, celui du déficit de performances de certaines organisations imputable à la non‐utilisation de systèmes informatiques pourtant dédiés à leur instrumentation et à leur efficacité. L’impact est doublement négatif et considère à la fois le manque à gagner en termes de performances et les coûts relatifs aux technologies sous‐utilisées ou non utilisées.
La question posée est celle de la détection de ces problèmes avant qu’ils ne surviennent, pour dépasser les limites des modèles de l’ingénierie itérative. L’un des problèmes de ces modèles est le manque d’informations relatives aux usages potentiels, dès la première itération. Il s’agit donc d’identifier les différents facteurs qui concourent à l’acceptation
d’une technologie par ses utilisateurs cibles et d’en mesurer les poids respectifs et les éventuelles interactions. La proposition de Fred D. Davis a été développée dans le cadre de sa thèse doctorale (1986) et a connu de nombreuses variantes et développements complémentaires depuis. Le modèle s’intitule « Technology Acceptance Model » (TAM). L’institution universitaire (institut de management) au sein duquel ce travail de recherche a été réalisé et l’entreprise qui l’a financé (IBM) sont évocatrices des objectifs poursuivis. Empruntant son cadre théorique aux théories de l’action, le travail répond aux exigences de problématiques des sciences du management.
Figure n°12 : Theory of planned behavior (TPB), d’après Fishbein & Ajzen (1975)
Le TAM est élaboré dans la lignée des travaux consacrés à la conduite de l’action et en particulier aux travaux de Martin Fishbein et d’Icek Ajzen (1975) qui proposèrent la théorie de l’action raisonnée sous l’acronyme TPB, « Theory of Planned Behavior » (cf. figure n°12). La TPB ne porte pas sur l’instrumentation ni sur les usages des technologies numériques. Elle est plus générale et vise à rendre compte des processus qui décident des comportements. Elle postule la rationalité des comportements et subordonne tout comportement à une intentionnalité qui s’enracine dans l’interaction entre l’attitude du sujet vis‐à‐vis du comportement projeté et un ensemble de normes.
La TPB, a été perfectionnée en 1980 sous l’intitulé « Theory of Reasoned Action » (TRA) par les mêmes auteurs pour situer les facteurs externes susceptibles d’influencer les comportements (cf. figure n°13). Pour eux, tous les autres facteurs agissent sur le comportement de manière indirecte, en contribuant à la construction de l’attitude face au comportement d’une part et à l’élaboration des normes subjectives du comportement d’autre part. Cette évolution du TPB en TRA fait entrer dans la modélisation des éléments propres à la culture du sujet comme les croyances et les normes sociales. Blair H. Sheppard, Jon Hartwick, et Paul R. Warshaw ont montré que ce modèle permet d’effectuer des analyses prédictives assez probantes dans des situations (1988) où un sujet doit opérer un choix de comportement parmi plusieurs.
Figure n°13 : Theory of Reasoned Action (TRA), d’après Sheppard, Hartwick et Warshaw (1980) De nombreux travaux ont été réalisés dans les années 1980 sur la question de l’impact des attitudes et des croyances sur les usages des technologies. Fred D. Davis (1989) estime qu’ils ont été décevants faute d’un cadre théorique suffisamment solide et en raison du trop large spectre des variables sociales considérées. Pour dépasser ces difficultés, il n’a retenu que cinq variables clés, organisées en deux groupes. Le premier représente l’utilité perçue (les représentations des objectifs qui peuvent être attendus de l’artefact) et l’utilisabilité perçue (les représentations de la facilité vs difficulté de mise en œuvre de l’artefact). Le deuxième comporte les attitudes de l’utilisateur final, ses intentions et son positionnement personnel par rapport à l’utilisation des technologies. Figure n°14 : Technology Acceptance Model (TAM), selon Davis (1989) Selon le TAM (cf. figure n°14), l’utilisation réelle de l’artefact est la résultante de l’attitude envers l’utilisation et l’utilité perçue (BI=U+A). Des coefficients pondèrent U et A. Ils sont déterminés expérimentalement selon chaque cas particulier. Mis à l’épreuve empiriquement, le modèle montre que l’utilité perçue prime sur l’utilisabilité perçue dans la décision d’utilisation. Il met aussi en évidence que l’utilisabilité perçue affecte davantage l’utilité perçue qu’elle n’a d’impact direct sur l’attitude envers l’utilisation. Davis formule l’hypothèse que l’utilisabilité perçue est un antécédent de l’utilité perçue. Restent les variables dites « externes » dont le TAM postule qu’associées à l’utilisabilité perçue, elles fondent l’utilité perçue (U=E + variables externes). C’est ici que s’ouvre la boîte de Pandore. Selon Davis, les variables externes fournissent au modèle la possibilité d’intégrer au modèle les variables individuelles (croyances, attitudes et intentions) et les variables situationnelles (contraintes situationnelles et managériales). Sont donc représentés dans cette catégorie assez mal définie les éléments qui caractérisent l’interaction de l’individu dans sa singularité avec les spécificités de son milieu. C’est ici que réside, pour une grande part la dimension
Attitudes Toward Using (A) Behavioral Intention to Use (BI) Actual System Use Perceived Usefulness (U) Perceived Ease of Use (E)
E a s e External Variables
culturelle de la décision d’utiliser. C’est là qu’il est intéressant d’étudier en quoi les variables individuelles et sociales (après avoir défini lesquelles) interagissent pour contribuer aux perceptions individuelles de l’utilité et de l’utilisabilité. Des propositions ont été faites pour identifier les variables externes et modéliser leurs contributions à l’utilité perçue et l’utilisabilité perçue.
!
"#$%&$'()*#! #+,#*-()*.! /%%&$-! #+,#*-()*.! 0&*1(2!! 1)%23#)*#! 4(*121-(-1)5! *&)61-1&)7! 8#)6#$!! 95#!! /+,#$1#)*#! :&23)-($1)#77! &%!37#! ;#<(=1&$(2! 1)-#)-1&)! ! >7#!! ?#<(=1&$! ! Figure n°15 : Unified Theory of Acceptance and use of Technology (UTAUT), selon Venkatesh (Venkatesh, 2003)L’élaboration de la théorie unifiée de l’acceptation et de l’utilisation des technologies, « Unified Theory of Acceptance and Use of Technology » (UTAUT) s’engage dans cette voie. Elle tente de modéliser la contribution d’une série de variables individuelles (âge, genre, expérience, volonté d’utiliser) sur des processus individuels (performance attendue, effort) et collectifs (influence sociale, conditions facilitatrices) concourant à l’intention d’utiliser puis finalement à l’utilisation réelle. Fred D. Davis, auteur du TAM, a contribué à ce travail de synthèse (Venkatesh, Morris, & Davis, 2003). Ce qui est considéré comme un système en soi dans le TAM (les variables externes) est modélisé dans le modèle UTAUT sans toutefois mettre clairement en évidence les interactions culturelles de l’individu à son groupe social ou sa société d’appartenance.
D’autres propositions sont faites, à l’instar du modèle UTAUT pour développer l’analyse des motivations intrinsèques et des motivations extrinsèques. Les travaux de William H. Delone et Ephraim R. McLean (1992 ; 2003) apportent par exemple une vision qui privilégie les processus de recherche de satisfaction des utilisateurs.
Le modèle TAM connaît également une variante, le « e‐TAM », destinée à modéliser la décision prise par un usager lors d’un deuxième usage alors qu’il a le choix parmi plusieurs possibilités. Ce modèle répond aux besoins spécifiques, apparus avec les questions d’audience des sites internet pour aider à la conception de sites dans un contexte de
concurrence. Pour ce faire, Hans Van de Heijden (2000) y a substitué les notions d’utilité relative perçue et d’utilisabilité relative perçue à celles d’utilité perçue et d’utilisabilité perçue. Figure n°16 : « e‐TAM », selon Van de Heijden (2000) Notons enfin que les notions centrales d’utilité, d’utilisabilité notamment et d’acceptabilité, dans une moindre mesure, appartiennent aussi au vocabulaire et aux modèles de l’ergonomie cognitive. L’ergonomie cognitive considère néanmoins davantage l’utilité intrinsèque que l’utilité perçue. De même, elle s’intéresse plus à l’utilisabilité réelle des artefacts qu’à la perception de l’utilisabilité par les utilisateurs potentiels d’un artefact. Les modèles ergonomiques qui mobilisent ces trois dimensions considèrent que l’utilisation de l’artefact en est la résultante. Contrairement au TAM qui établit un lien entre la perception de l’utilité, celle de l’utilisabilité et celle de l’acceptabilité, la recherche en ergonomie montre que l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité ne sont pas nécessairement liées. Alban Amiel et Jean‐François Camps (2002) signalent l’exemple d’un environnement informatique pour l’apprentissage humain (EIAH) qui, bien qu’ayant été jugé utile et utilisable, n’a pas été adopté par son public cible, faute d’être suffisamment acceptable (Amiel & Camp, 2002). Se référant au modèle d’acceptabilité de Jakob Nielsen (1993) (cf. figure n°17), André Tricot et Fabienne Plegat‐Soutjis (2003) distinguent deux types d’acceptabilité. La première est acceptabilité « pratique » et renvoie d’une certaine façon à la combinaison de l’utilité et de l’utilisabilité. Elle répond à la question de l’efficacité. La deuxième est qualifiée d’acceptabilité « sociale » et fait abstraction de l’efficacité opératoire. Des travaux plus récents, enfin, différencient la notion « d’acceptabilité » de celle « d’acceptation ». Pour Marc‐ Eric Bobillier‐Chaumon et Michel Dubois (2009), l’acceptabilité relève d’une évaluation « coûts‐bénéfices » par anticipation alors que l’acceptation rend compte du sens pris par l’usage d’une technologie dans le contexte de sa mise en œuvre.
Perceived Relative Usefulness External Variables Website Revisit Intention Actual Website Revisit Perceived Ease_of‐Use Perceived Relative Enjoyment
Figure n°17 : Modèle de Nielsen (1993)
Ces modèles fortement parents, le plus souvent selon une relation de filiation, fondent leur logique sur l’un des ressorts des dynamiques culturelles. En ce sens, ils sont utiles à la construction d’une modélisation culturelle de la construction des usages des technologies numériques. Ils postulent tous en effet, qu’au‐delà des caractéristiques intrinsèques des artefacts et de leurs fonctionnalités, au‐delà également des facultés cognitives requises pour les mettre en œuvre, les usages sont subordonnés à des variables propres aux sujets eux‐ mêmes et à leur environnement. Tous donnent aux représentations un rôle déterminant sans s’accorder vraiment sur une hiérarchie de leur importance dont la connaissance doterait le modèle d’une meilleure prédictibilité.
Tous ces modèles dérivés du TAM ou apparentés sont linéaires. D’autres se fondent sur la notion de couplage de l’utilisateur à l’instrument, développée par Humberto Maturana et Francisco Varela (1994) et qui implique une forme de réciprocité. C’est le cas du modèle symbiotique proposé par Eric Brangier et Sonia Hammes (2007) qui postule l’interdépendance de l’homme et de la machine. Pour illustrer leur propos, ils se réfèrent à la métaphore automobile utilisée par Joël de Rosnay (2000) pour qui l’homme entretient les conditions de vie de la voiture (infrastructures routières, chaînes d’approvisionnement en carburant … ) en échange des services qu’elle lui rend (transport, vitesse, indépendance). Pourtant, si ce modèle symbiotique, dont la prédictibilité est annoncée comme supérieure à celle du TAM et de ses variantes par ses auteurs, est intéressant en ce qu’il intègre cette relation de l’homme à son milieu, il le fait sans envisager cette dialectique individu‐milieu propre à la dimension culturelle.