PARTIE I : Vers une définition du concept de culture numérique
Chapitre 1 ‐ Les fondements historique de l’hypothèse culturelle
1.2 Le capital culturel numérique objectivé
L’observation du capital objectivé doit suivre la même logique. S’il est légitime de chercher à identifier nos biens culturels qui doivent tout au numérique, il est tout aussi important de chercher à appréhender l’impact que les technologies ont sur l’ensemble de nos biens culturels, quelles que soient les technologies qui les portent. On se rend très rapidement compte que cette deuxième catégorie est plus importante que la première. Certes, il existe des biens culturels que l’on peut qualifier de « nativement numériques » en ce sens qu’ils ne pourraient pas exister sans les technologies numériques et ne doivent rien ou presque aux technologies d’un autre ordre. Ceux‐ci sont très divers. Les jeux vidéo, bien qu’ils s’inscrivent dans la filiation immémoriale des jeux, apparaissent archétypiques de cette catégorie. Illustration n°2 : Présentation du logiciel de réalité augmentée « Eyepet » distribué par Sony.
21 Dans son ouvrage « La pratique du théâtre »
C’est en particulier vrai pour ce qui concerne les réalisations les plus récentes dont les interfaces homme‐machine empruntent aux technologies de la réalité augmentée22. C’est le cas du jeu « Eyepet » développé par l’entreprise SONY qui intègre un personnage virtuelL à la reproduction de l’espace physique du joueur, comme le montre l’illustration n°2. C’est également vrai pour les jeux qui mobilisent de très nombreux joueurs disséminés géographiquement mais évoluant dans un territoire virtuel cohérent23 construit par le jeu lui même. Le jeu archétypique de cette catégorie, au moins par le nombre de ses joueurs, est « World of Warcraft », jeu d’action en réseau qui oppose des tribus virtuelles dans un contexte propre à l’Heroic Fantasy ». Si l’on peut considérer les jeux comme un excellent exemple de bien culturel « nativement » numérique, on peut également les analyser comme évolution des jeux qui se situent dans une filiation technologique. La dénomination « jeux vidéo » accrédite d’ailleurs cette analyse puisque le qualificatif « vidéo » constitue une référence explicite aux jeux d’une génération précédente fondée sur les technologies analogiques de la vidéo24. L’impact du numérique sur l’ensemble des « objets » culturels que nous possédons, quant à lui, est majeur au point même de questionner, voire de bousculer la terminologie propre à la conceptualisation proposée par Bourdieu. La possession de biens culturels, ainsi qu’il définit le capital culturel objectivé de chacun renvoie d’abord à la matérialité des objets culturels, qu’il s’agisse des biens culturels eux‐mêmes (livre, œuvre plastique… ), des instruments de leur production (instrument de musique, appareil photographique… ) ou de leur reproduction (téléviseur, lecteur MP3… ). La percolation massive des technologies numériques brouille l’organisation de ces catégories en raison de la polyvalence instrumentale des technologies, un même artefact autorisant diverses instrumentations. L’ordinateur sur lequel est stockée une production musicale est également celui qui la produit et celui qui le diffuse. Ensuite, et c’est plus important, la notion même de « bien » est remise en question puisque la pratique des réseaux accentue non seulement la dématérialisation des biens culturels mais leur assure également une forme de délocalisation ou plutôt de non‐localisation voire d’ubiquité. La possession de l’objet se traduit alors en une possibilité technique de représentation, assortie ou non du droit de le faire. C’est ainsi par exemple que les supports physiques de stockage et de consultation d’œuvres musicales qu’étaient les disques vinyles puis les CD‐audio ont laissé place aux lecteurs MP3 qui cèdent maintenant progressivement le pas à des dispositifs
22 Source : http://fr.playstation.com/games‐media/games/detail/item158940/EyePet%E2%84%A2/, site consulté le 3 mars 2010. 23 Word of Warcraft est distribué par Vivendi games (Source : http://www.wow‐europe.com/fr/index.xml, site consulté le 3 mars 2010). 24 Rappelons à cet égard que le premier jeu vidéo, qualifié à l’époque de sa création (en 1958) de jeu électronique, reposait sur l’adaptation d’un oscilloscope analogique à la virtualisation du jeu de ping‐pong : « Tennis for two ». La version commerciale de ce jeu, connue en 1972 sous le nom de « Pong » et distribuée par Atari a connu le succès que l’on sait. La plupart des spécialistes des jeux vidéo estiment que Pong est à la fois le premier jeu vidéo et que la console grand public développée par Atari à cette occasion fut la première console de jeu.
d’écoute en ligne comme Deezer25, Jiwa26, Musicme27 ou autres. La conjonction de la densification des réseaux, de l’augmentation de leurs débits, de la disponibilité de terminaux mobiles multimédias performants (en particulier des smartphones) et la baisse des tarifs d’abonnement au réseau rend possible la diffusion de ces services et la banalisation des usages qui leur sont associés. La logique de bien cède ainsi progressivement le pas à celle de service et l’accès aux services culturels se substitue à la possession d’objets culturels ou bien la complète. D’une certaine façon, le bien culturel est mis à distance et son propriétaire acquiert le pouvoir de le convoquer. La « numérisation » des objets culturels présente une deuxième caractéristique qui transforme notablement notre rapport aux objets culturels. C’est le recours quasiment systématique à l’écran comme interface technologique qui médiatise et médie la relation entre l’homme et l’objet, que ce dernier soit audiovisuel, visuel, sonore et même textuel comme le soulignent par exemple les derniers développements technologiques et économiques en matière de livre numérique et services numériques d’accès aux livres. S’il fallait accumuler les indices de cette mise en écran des biens culturels et plus largement encore du Monde, il suffirait de retracer ici l’histoire de la photographie, qui conduit en quelques dizaines d’années seulement de la sténopé aux appareils photographiques numériques dépourvus des viseurs optiques désormais remplacés par des écrans où s’affichent indifféremment l’image qui sera figée au déclenchement ou l’image déjà enregistrée. Plus convaincante encore est l’observation du comportement du photographe qui cadre le Monde dans son écran plus qu’il ne le voit. L’écran s’impose ainsi comme élément central et récurrent de la médiatisation des objets culturels, c’est‐à‐dire de leur mise en forme propre aux technologies mobilisées pour y accéder, ce qui affecte en conséquence la médiation culturelle que l’on peut définir ici comme la relation de l’individu au bien culturel.
Le ministère de la culture procède périodiquement à une enquête afin de prendre connaissance des pratiques culturelles des français. La dernière, réalisée en 2008, alors que la précédente datait de la décade antérieure (1997) a été conduite par Olivier Donnat et publiée sous le titre
« Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête
2008 »
. Elle met notamment en évidence et en exergue la place et le rôle des écrans enévoquant la
« montée en puissance de la culture d’écran »
(Donnat, 2009). Les données collectées sont éloquentes lorsqu’elles indiquent la fréquentation des écrans. La figure n°1 affiche de façon différenciée le temps hebdomadaire consacré aux écrans, qu’il s’agisse de la25 http://www.deezer.com, site consulté le 6 mars 2010 26 http://www.jiwa.fr, site consulté le 5 avril 2010 27 http://www.musicme.com, site consulté le 6 mars 2010
télévision classique de flux en direct ou des « nouveaux écrans »28 (ordinateur, console de jeux, visionnage de vidéos quel que soit l’écran). Figure n°1 : La montée en puissance de la culture d’écran (Donnat, 2009, p. 213). Pour toutes les tranches d’âge, la durée moyenne hebdomadaire de fréquentation des écrans est supérieure à 25 heures et on peut noter la bascule progressive de la fréquentation de la télévision vers celle des « nouveaux écrans ». Même si ces données restent muettes sur la question de l’intérêt et de la légitimité des biens culturels concernés, elles sont en revanche indicatives quant à l’expérience que chacun a de l’écran. Anticipant quelque peu sur l’analyse qui sera faite de la place des cultures numériques à l’École dans la suite de cette partie introductive, on ne peut manquer de s’interroger, avec Geneviève Jacquinot Delaunay (1985), sur la situation nouvelle de cette École devant les écrans et de chercher à élucider avec Daniel Peraya (2009) les modifications que cela entraîne sur les différents registres de la médiation.