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PARTIE III  : Les adolescents français, l’École et la culture numérique

Chapitre 1  ‐ Le numérique dans la culture des jeunes

1.2  Equipements et usages

Au  plan  des  équipements,  les  données  collectées  avec  le  questionnaire  corroborent  celles  émanant  de  différentes  sources,  à  commencer  par  l’enquête  réalisée  à  la  même  période  (octobre 2009) par l’entreprise de sondage français TNS‐SOFRES pour le compte de l’Union  Nationale des Familles (UNAF) et de l’association Action Innocence et qui conclut au « multi  équipement » des jeunes de 12 à 17 ans. Et il est vrai qu’ils disposent de nombreux matériels  et  services61.  Bien  plus  qu’à  l’École,  ce  qui  peut  apparaître  comme  un  paradoxe  à  qui  se  souvient que c’est justement à l’École que les premiers équipements massifs en ordinateurs  personnels ont été réalisés en France durant la décade 80 alors qu’ils étaient pratiquement  absents dans tous les autres milieux et notamment des familles.  

 

Figure n°23 : Nombre moyen d’utilisateurs par ordinateur, source TNS‐SOFRES  

Ainsi,  96%  des  jeunes  accèdent‐ils  aujourd’hui  à  un  ordinateur  connecté  à  internet  à  la  maison dont 43% bénéficient d’un usage privatif. De même, 85% disposent d’un lecteur MP3  (80% en possèdent un), 84% d’un téléphone portable (73% en possèdent un) et 83% d’une  console  de  jeux  vidéo  (62%  en  possèdent  une).  Parallèlement,  les  équipements  scolaires  sont  également  conséquents  en  France  même  s’ils  sont  notablement  moins  importants.  Selon  la  dernière  enquête  réalisée  par  le  ministère  de  l’Éducation  nationale  en  200962,  le  nombre  d’élèves  par  ordinateur  est  de  8,1  en  collège,  5,3  dans  les  lycées  d’enseignement 

      

 

61 Source : http://www.tns‐sofres.com/_assets/files/2009.10.06‐ados‐mobiles.pdf (site consulté le 20 juin 2010) 

62 Source : http://www.educnet.education.fr/plan/etic/2009/equipement‐des‐eleves‐en‐ordinateurs (site consulté le 20  juin 2010) 

général et technique et de 3,7 dans les lycées professionnels alors que plus de 99% de tous  ces  établissements  sont  connectés  à  internet.  Ces  derniers  indicateurs  montrent  que  les  établissements  scolaires  sont  bien  équipés  et  d’autres  données  de  la  même  enquête  indiquent que ce niveau d’équipement est assez homogène à l’échelle nationale. Pourtant, la  dissymétrie est flagrante entre la disponibilité des équipements pour les jeunes à l’École et à  la maison. Le plus souvent, par exemple, la bande passante disponible est équivalente pour  un usage domestique individuel et pour les usages simultanés de l’ensemble des utilisateurs  d’un établissement scolaire.  Les jeunes étant encore relativement peu équipés d’ordinateurs portables, seul l’usage des  téléphones mobiles relève d’une logique nomade propice aux usages individuels. Ils ne s’en  privent  pas  d’ailleurs  puisque  la  moitié  des  élèves  environ  utilise  son  téléphone  pour  recevoir et même envoyer des messages durant les cours (source TNS‐SOFRES, ibid.), ce qui  ne manque pas d’inquiéter les enseignants et l’institution scolaire. L’usage de tous les autres  matériels  est  donc  fortement  territorialisé.  Notre  enquête  souligne  à  cet  égard  des  différences marquées entre les usages à l’École et à la maison. L’ordinateur domestique est  presque  toujours  disponible  durant  le  temps  personnel  alors  que  l’ordinateur  scolaire  fait  l’objet d’une allocation d’usage très contingentée en temps et souvent en nature. En classe,  sauf  exceptions,  seuls  les  services  et  ressources  prescrites  par  les  enseignants  sont  accessibles. Les ordinateurs en libre service, lorsqu’ils existent, sont le plus souvent dédiés à  des  usages  spécifiques  (recherche  documentaire  au  centre  de  documentation  et  d’information, accès à l’espace numérique de travail de l’établissement63 … ) avec des accès  internet  systématiquement  filtrés.  Dans  ces  conditions,  l’ordinateur  utilisé  à  la  maison  comme celui auquel l’élève accède à l’École fournit des cadres pour l’action, au sens défini  par  Bateson  (Bateson,  1977),  très  différents.  Pour  invisibles  qu’ils  soient,  ces  cadres  n’en  sont  pas  moins  très  prégnants  aussi  bien  dans  le  registre  pragmatique  que  symbolique.  L’élève ne saurait confondre la liberté d’action dont il jouit le plus souvent à domicile alors  que près des trois quarts des 12‐17 ans accèdent à des machines domestiques seuls et sans  logiciel  de  contrôle  parental64 avec  l’encadrement  explicite  de  l’usage  des  ordinateurs  à  l’École  dont  témoignent  notamment  les  chartes  d’usages  qui  doivent  réglementairement  être instituées dans chaque établissement.  

Si  les  données  que  nous  avons  collectées  confirment  cette  différence  quantitative  d’usage  entre  l’École  et  la  maison,  au  profit  de  l’école,  elles  nous  fournissent  surtout  des  données 

      

 

63 Les espaces numériques de travail (ENT) sont des plateformes de services en ligne dédiées aux besoins des différentes  catégories d’acteurs de l’établissement scolaires (élèves, enseignants, personnels administratifs et techniques, parents).  Tous les ENT sont censés répondre aux exigences de standards nationaux qui garantissent l’interopérabilités des  plateformes et des briques opératives.  64 Selon une enquête réalisée par le centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) en  2007 dont le rapport peut‐être téléchargé à l’URL  http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/etude‐credoc‐2007.pdf  (site consulté le 21 juin 2010). 

qualitatives  sur  la  nature  des  pratiques  des  jeunes  ou,  du  moins,  sur  le  discours  que  les  élèves  tiennent  sur  leurs  pratiques.  L’enquête  a  permis  de  collecter  les  estimations  des  jeunes quant au temps consacré à différents types d’usage de l’ordinateur. On est loin d’une  mesure  objective  que  pourraient  fournir  des  systèmes  automatisés  de  journalisation  des  activités effectuées avec les ordinateurs. En revanche, les réponses fournies, nécessairement  subjectives,  s’avèrent  précieuses  pour  rendre  compte  de  la  façon  dont  les  jeunes  se  représentent  la  distribution  de  leur  temps  d’usage  de  l’ordinateur  en  fonction  de  sept  catégories  principales :  échanges  de  courriers  asynchrones,  messageries  synchrones,  jeux,  blogs,  recherche  d’informations,  création  de  documents  multimédias  et  téléchargements.  Nous  avons  identifié  quatre  situations  distinctes  en  croisant  les  deux  variables  lieu  et  finalité, ce qui détermine quatre profils d’usage qui sont également quatre cadres d’action :  les usages domestiques vs à l’École, à des fins privées vs scolaires. Les réponses fournies par  les jeunes sont des estimations moyennes de temps d’utilisation par semaine. Le graphique  en représente la valeur moyenne pour tous les répondants. Le temps moyen d’utilisation de  l’ordinateur  ainsi  estimé,  toutes  activités  confondues,  se  monte  à  environ  31  heures  par  semaines soit 4,4 heures par jour. 

 

Figure 24 : Distribution des usages selon les lieux et les finalités, en minutes estimées par semaine 

Les  différences  de  comportement  relatifs  à  ces  quatre  profils,  sont  notables.  Bien  que  ces  données  doivent  être  relativisées,  ou  plutôt  interprétées  avec  prudence  pour  ce  qu’elles  sont,  c’est‐à‐dire  des  déclarations  d’usage,  on  peut  formuler  quelques  observations  et  hypothèses explicatives qui vont parfois à l’encontre de résultats d’autres études, y compris  ceux  provenant  de  travaux  réalisés  par  notre  propre  équipe  de  recherche  il  y  a  7  ans.  La 

première remarque concerne la place occupée par les activités de recherche d’informations,  prépondérantes pour tous les profils sauf pour les usages domestiques à finalités scolaires,  alors  que  nous  attendions  une  cartographie  des  usages  radicalement  opposée.  En  effet,  différentes  études  dont  celle  réalisée  en  2003  par  Yannick  Bernard  et  Bernard  Usé,  pour  partie dans les mêmes établissements scolaires (Bernard & Usé, 2003), montrait, ce qui fut  une  surprise,  combien  le  tropisme  était  fort  vers  les  activités  de  communication  et  en  particulier  vers  l’utilisation  de  services  de  messageries  instantanées.  Rappelons  que  le  discours  ambiant  des  premières  années  de  la  décade  2000  attribuait  essentiellement  à  internet des valeurs relatives à sa dimension informationnelle. Nous avions montré en 2003  que  les  adultes,  qui  appréhendaient  les  pratiques  des  jeunes  au  travers  des  leurs,  se  méprenaient  radicalement.  Dans  notre  enquête  de  2009,  seule  la  catégorie  « activités  domestiques scolaires » attribue en effet une importance moindre aux activités de recherche  d’informations,  ce  qui  constitue  là  aussi  une  surprise  dans  la  mesure  où  l’on  imagine  combien la recherche d’informations en ligne peut se révéler utile pour réaliser à la maison  les tâches prescrites par les enseignants.  

Nous  pouvons  avancer  ici  plusieurs  hypothèses  qu’il  serait  utile  de  mettre  à  l’épreuve  du  terrain,  d’autant  plus  que  les  profils  comportementaux  observés  en  France  diffèrent  nettement de ceux des jeunes Indiens.  

Notre  première  hypothèse  est  que  la  différence  observée  entre  les  données  collectées  en  2003 et celles de notre enquête ne relèvent ni des instruments de collectes de données mis  en  œuvre  ni  du  traitement  de  ces  données,  mais  bien  d’un  changement  de  comportement  des  jeunes.  De  fait,  plusieurs  éléments  de  contexte  ont  fortement  changé  depuis  2003  et  pourraient expliquer cette évolution. Le premier est sans doute la très forte croissance de la  possession  et  surtout  de  l’usage  des  téléphones  portables  vers  lesquels  s’est  déportée  l’activité de messagerie en direct. L’étude publiée par la fondation Kaiser Family (Rideout,  Foehr,  &  Roberts,  2010),  bien  que  réalisée  dans  un  contexte  différent  (Etats‐Unis  d’Amérique), accrédite cet argument. Elle montre elle aussi nettement combien le transfert  s’est  opéré,  pour  ce  qui  est  des  messageries  instantanées,  de  l’ordinateur  au  téléphone  mobile, pour les jeunes de 8 à 18 ans, en situant l’initiation de ce mouvement en 2004, au  moment  où  l’équipement  des  jeunes  en  téléphones  mobiles  s’est  accéléré.  Les  usages  des  téléphones mobiles n’étant pas pris en compte dans notre enquête, il s’ensuit naturellement  un  affaiblissement  de  leur  activité  apparente  en  termes  de  messageries  synchrones.  Ce  déplacement des périmètres d’usage des outils de communication et des médias en général,  annoncé par certains auteurs depuis une dizaine d’années (Arminen, 2002) et annonçant la  convergence  des  médias  (Baldwin,  McVoy,  &  Steinfield,  2006),  trouve  ici  à  s’exprimer  en  raison non seulement de la nature des équipements mais aussi des contextes d’utilisation.  Le téléphone mobile est ici investi d’un statut privilégié d’équipement personnel. S’il joue un  rôle aussi important, c’est qu’il est le seul à être à la fois mobile, individuel et personnel. À ce  titre  il  accompagne  (au  sens  étymologique  de  prendre  pour  compagnon)  le  jeune  dans  l’ensemble  de  ses  activités,  y  compris,  comme  on  l’a  vu,  durant  le  temps  scolaire  et  ce, 

jusqu’en  classe  durant  les  cours.  Il  apparaît  aujourd’hui  clairement  que,  s’agissant  du  téléphone au moins, cette convergence des médias est une réalité qui va s’amplifier encore  dans  les  mois  à  venir  avec  l’accroissement  de  la  part  de  « smartphones »65 dans  l’équipement des jeunes (38% des jeunes français de 12 à 17 ans disposaient fin 2009 d’un  Smartphone  selon  l’enquête  déjà  citée  de  la  TNS‐SOFRES).  Une  autre  étude,  publiée  le  21  juillet 2010 par l’entreprise ComScore, spécialisée dans les mesures d’audience, illustre ce  basculement des pratiques des 15‐24 ans des ordinateurs vers les mobiles66. Globalement,  leurs  données  montrent  que  les  usages  mesurés  en  fréquence  comme  en  durée  baissent  s’agissant  des  ordinateurs  alors  qu’ils  s’accroissent  pour  ce  qui  concerne  les  téléphones  mobiles. 

Par  ailleurs,  il  est  probable  que  lors  de  notre  enquête  les  jeunes  ont  éprouvé  de  légitimes  difficultés à quantifier le temps accordé à l’usage des messageries. D’une part, il est partagé  entre  plusieurs  outils  et  services  (messageries  instantanées  dédiées,  intégrées  aux  plateformes  de  messageries  asynchrones,  intégrées  aux  sites  des  réseaux  sociaux  …  ).  D’autre part, le temps qu’ils y consacrent est distribué à doses homéopathiques mais à haute  fréquence  au  sein  de  l’ensemble  des  autres  activités  selon  une  logique  que  d’aucuns  appellent multitâche et qu’il convient plus sérieusement de qualifier de temps partagé.   Revenant à l’importance des activités de recherche d’informations dans les déclarations des  jeunes, on pourra également s’interroger sur l’impact des activités d’initiation à la recherche  documentaire proposées dans le cadre scolaire français, systématique au collège et encadré  par le corps des professeurs documentalistes créé à la fin des années 80.  

Quant  au  tropisme  étonnant  des  jeunes  pour  le  courrier  électronique  classique  (asynchrone) en situation de travail scolaire à domicile, il révèle très certainement le travail  en réseau des élèves. Lors des entretiens, la question des usages a été posée sous une forme  différente.  À  celle  de  la  fréquence  d’utilisation  a  été  substituée  celle  de  l’intérêt  porté  aux  différentes  catégories  de  pratiques  des  médias.  Et  là,  c’est  bien  le  chat  qui  emporte  l’adhésion des jeunes. Il est notable que d’autres services de communication médiatisés sont  plus ou moins discrédités par les jeunes, la messagerie classique sans doute beaucoup plus  utilisée  par  les  adultes  dans  un  cadre  professionnel  et  les  blogs  dont  l’usage  décroît  pratiquement dans tous les secteurs sauf à considérer quelques niches comme les blogs de  consommateurs  et  les  blogs  de  journalisme.  On  pourrait  probablement  établir  une  corrélation  entre  les  modes  de  sociabilité  et  le  choix  des  outils  de  communication  qui  les  instrumentent, les messageries instantanées suggérant une communication fusionnelle alors  que le courrier électronique asynchrone impose une plus grande distanciation.  

      

 

65 Comprenons ici la catégorie des « smartphones » comme les téléphones mobiles équipés d’une connexion internet (Wifi  et/ou 3G) et proposant au minimum des services de messagerie asynchrone et de messagerie instantanée multimédia.   66 Source : ComScore, http://www.comscore.com/fre/Press_Events/Press_Releases/2010/7/Generation_des_15‐ 24_ans_Decryptage_des_Usages_sur_Mobile_et_sur_PC (document consulté le 29 juillet 2010) 

L’abandon des blogs amorcé depuis 2006, comme l’a montré l’étude du cabinet américain de  prospective Gartner (Gartner, 2006) en ce qui concerne le public adulte, est quasiment total  pour les adolescents français de notre étude. Ce constat qui montre combien la durée de vie  de  certains  médias  est  éphémère  est  d’autant  plus  probant  que  les  jeunes  ont  fait  grand  usage  des  blogs  au  milieu  des  années  2000  comme  en  témoigne  la  recherche  réalisée  par  Paola  Costa  sur  l’utilisation  des  blogs  dans  l’organisation  des  mouvements  contestataires  lycéens chiliens en 2006 (Costa Cornejo, 2008). Si l’on sait que les modèles de diffusion de  l’innovation (Rogers, 1995) ne rendent compte que de façon très imparfaite de la réalité du  déploiement des technologies, notamment car ils font abstraction des processus individuels  et sociaux d’appropriation, force est de constater que les jeunes s’emparent des services de  communication les plus récents.   Le rôle que les technologies joue dans la vie des jeunes Français selon eux sera analysé dans  l’un des paragraphes suivants. On pourra comprendre leurs points de vue comme étant ceux  de  jeunes  très  équipés,  vivant  dans  une  société  où  presque  tous  les  actes  de  la  vie  quotidienne  entretiennent  un  rapport  direct  ou  indirect  avec  les  technologies  de  l’information et de la communication et appartenant à une tranche d’âge qui s’est emparée  de  ces  technologies.  Alors  que  ces  technologies  étaient  il  y  a  encore  quelques  années  réservées  aux  adultes,  essentiellement  pour  des  raisons  de  coût,  il  est  patent  aujourd’hui  que les jeunes constituent l’un des publics les plus stratégiques en terme de marché. Cette  situation  nouvelle  change  radicalement  le  rapport  des  jeunes  aux  technologies  mais  également le rôle social des technologies.