PARTIE III : Les adolescents français, l’École et la culture numérique
Chapitre 1 ‐ Le numérique dans la culture des jeunes
1.7 L’ordinateur comme instrument majeur de socialisation
(source INSEE) Nombre d’internautes (Source Netvalue, IPSOS et Médiamétrie) Internautes (Source Netvalue, IPSOS et Médiamétrie) Population de 15 ans ou plus (source INSEE) Internautes (source Netvalue, IPSOS et Médiamétrie) Population de 15 ans ou plus (source INSEE) En millions En millions % Quantité en millions % % Quantité en millions % 2001 61.4 15 59.5% 8.9 / 40.5% 6.1 / 2003 62.2 21.9 57% 12.5 23.7% 43% 9.4 76.3% 2006 63.6 29.9 38% 11.4 24.2% 62% 18.5 75.8% 2009 64.6 36.4 32% 11.6 25,4% 68% 24.8 74,6% Tableau n°4 : Evolution de la distribution des CSP‐ et CSP+ parmi les internautes français, source Netvalue, IPSOS profiling, Médiamétrie et INSEE
1.7 L’ordinateur comme instrument majeur de socialisation
Pour nombre des jeunes, et il nous semble que l’essentiel des résultats de notre recherche porte sur ce point, l’ordinateur est d’abord un instrument de socialisation entre pairs. Les outils de communication dont ils disposent permettent avant toute chose, de maintenir le fil des relations avec leurs proches. Ainsi, une élève de lycée professionnel déclare‐t‐elle, comparant la discussion face à face et via la messagerie instantanée (MSN) qu’il n’y a pas de différence. On aborde les mêmes sujets de conversation et « c’est le même état d’esprit » (Dany). Une autre précise que, « sur MSN, [elle] parle vraiment qu’aux gens avec qui je suis tout le temps, plus qu’aux autres » (Heidi). Il semble même plus facile à certains de s’exprimer avec MSN sur des sujets difficiles à aborder en face à face. C’est le cas des « sujets tendus » précise une lycéenne (Gwenn). Tous ne partagent pas ce point de vue et là encore, nos entretiens dénotent une réelle lucidité des jeunes à l’égard des médias même si l’on sait que connaître n’est pas agir. Pour beaucoup, la messagerie s’impose comme lien, lorsque les circonstances ne se prêtent pas à la relation directe. C’est le cas le soir ou pendant les week‐ ends et les vacances. Et même à l’École, car les temps de récréation ne suffisent pas à « parler avec tout le monde et de tout ce que l’on veut. Et puis, on n’est pas forcément dans la même classe. Donc, on n’a pas forcément le temps de se parler » (Adama). Les technologies numériques jouent là un rôle essentiel dans la construction d’un espace social, en permettant une nouvelle configuration du temps et de l’espace. Finalement, la transformation est majeure car les unités de temps et de lieu s’effacent pour rendre possible l’unité d’action. Qu’ils soient à l’École (y compris en classe), à leur domicile où ailleurs, les jeunes installent leurs interactions avec leurs pairs dans une sorte de continuum où lestechnologies sont mobilisées pour éviter toute solution de continuité. Ce qui apparaît aux yeux des adultes et singulièrement à ceux des enseignants seulement comme une dispersion de l’attention, dans cette logique indûment qualifiée de « multitâche », n’est en fait qu’une forme élaborée de planification qui permet de maintenir les liens sociaux. S’il est probable que cette forme d’allocation de l’attention est préjudiciable à certaines des tâches et en particulier aux activités scolaires, on doit noter qu’elle constitue un trait caractéristique de nos comportements, tous âges confondus. On peut même avancer qu’il s’agit là d’une évolution culturelle majeure, largement imputable à la place prise par les technologies numériques de communication dans toutes les sociétés.
S’agissant des adolescents, la construction de leur autonomie passe par leur investissement d’espaces‐temps privatifs pour s’y retrouver seuls ou avec ceux qu’ils ont choisi d’y rencontrer, à l’écart des relations normées et normatives qu’ils entretiennent avec leurs parents et leurs enseignants. Si la plupart des adultes et, plus spécifiquement, les parents, sont convaincus du bienfondé de ce besoin, ils s’y opposent pourtant souvent, notamment en raison des dangers auxquels ils estiment les jeunes exposés au sein de ces espaces‐temps non contrôlés par les adultes. Il est évident pour tous que les aménagements des espaces publics physiques et les règles d’utilisation qui leur sont associés sont élaborés par les adultes. Si différentes études sociologiques montrent que les jeunes détournent certains espaces et certains temps de leurs destinations initiales pour se les approprier, elles soulignent dans le même temps le déficit résiduel chronique d’espaces‐temps dédiés aux usages des jeunes (Büchel, Musumeci, Salis‐Wiget, Sax, Summermatter, & Volz, 2005). La question est de savoir où se trouvent, lorsqu’ils existent, les espaces‐temps privés des jeunes. Leur mode de construction peut relever de deux logiques distinctes. Soit il s’agit d’espaces‐temps qui leur sont dédiés par les adultes, soit d’espaces‐temps qu’ils se sont appropriés. Pour les plus jeunes, en deçà de la tranche d’âge concernée par notre recherche, il s’agira par exemple des aires de jeux publiques. Les espaces‐temps privés, élaborés à l’attention des adolescents, sont peu nombreux et restent sous l’emprise d’un contrôle assez prégnant des adultes. Ces espaces sont de moins en moins nombreux pour une série de raisons très diverses. On peut évoquer l’emprise des voitures et autres moyens de déplacement terrestres sur l’espace libre tant en milieu urbain que rural. Par ailleurs, sauf exceptions corrélées à des déterminants sociaux, l’attention des parents à l’égard de la réussite de leurs enfants implique de façon accrue depuis plusieurs dizaines d’années la participation de leurs enfants à des activités extrascolaires aussi nombreuses que fortement encadrées (pratiques sportives ou culturelles, soutien scolaire … ). Les dangers perçus, réels ou non, font que les parents limitent l’accès de leurs enfants à tout espace‐temps qu’ils ne peuvent contrôler ou bien qui ne présentent pas de garanties suffisantes. On sait en France, par exemple, combien les halls d’entrée des habitats collectifs sont à la fois l’un des seuls lieux de rencontre pour certains jeunes et, dans le même temps, l’un des lieux hautement symbolique de la violence urbaine. L’espace privé est finalement celui que l’on gagne sur l’espace public.
Les technologies numériques, l’ordinateur et plus encore internet et le téléphone mobile viennent restituer aux jeunes la possibilité de se construire leurs espaces‐temps privatifs et c’est pourquoi les technologies sont si importantes à leurs yeux. Quand les jeunes ne peuvent, au mieux, que se glisser dans les interstices des espaces‐temps physiques aménagés par leurs aînés, ils disposent des technologies à leur guise pour y construire des espaces‐temps privés qui se jouent partiellement des contraintes du monde physique. Dans nos entretiens, leur mode d’expression de cette conquête, est nuancé et s’exprime le plus souvent « en creux ». Certains jeunes expriment spontanément, et avec une certaine naïveté, que l’ordinateur garantit le secret des usages qu’ils en font. Ainsi évoquent‐ils les mots de passe qui protègent leurs usages au point que l’un d’entre eux dévoile « qu’il y a des choses [qu’il] cache sur [son] ordinateur » (Denitz). Nombreux sont ceux qui, au fil des entretiens, montrent le rôle qu’ils attribuent aux outils de communication pour instrumenter leur réseau social. Si certains l’expriment sous la forme d’une métonymie en confondant le service de communication avec le réseau social lui‐même (« Je me dis que j’ai un peu de temps pour moi avec MSN », Adama), le plus souvent, les technologies sont présentées comme un moyen et non une fin. À la maison, bien sûr (« Ça permet justement de parler avec des amis qui sont ailleurs », Jade) mais aussi durant les cours (« … parfois quand les profs ont le dos tourné, on peut aller sur MSN », Jade).
Tout porte donc à croire que l’appétence des jeunes à l’égard des technologies numériques entretient un rapport étroit avec les possibilités de reconfiguration de leur espace social qu’elles leur donnent. Contrairement à ce que d’aucuns redoutent, il n’est pas question ici de se réfugier, voire de se perdre dans les univers virtuels. Si quelques‐uns décrivent des comportements d’addiction (« je sais que je suis dépendant, pas complètement … J’en connais beaucoup qui passent leurs journées entières sur l’ordinateur … On grandit avec ça, ce qui fait qu’on s’y attache et après, quand on ne l’a pas, ça fait un manque parce qu’on n’a pas appris à vivre sans … », Alix), la plupart articule l’usage des technologies avec des pratiques relationnelles non médiatisées (« je passe moins de temps sur l’ordinateur qu’avec mes amis », Gwenn).
L’ordinateur sert à la fois, comme on l’a vu, à maintenir le contact avec les amis dans les lieux et à des moments où la relation est habituellement impossible et joue également un rôle qualitatif. L’ordinateur permet des communications sélectives (« il y a toujours des gens autour alors que là, on ne parle qu’avec la personne », Adama) et la médiatisation modifie la nature même des échanges. C’est l’impact de la médiatisation sur la médiation. Des jeux de masques sont notamment signalés (« le fait de ne pas regarder la personne », Gwenn ; « C’est plus facile de dire certaines choses sur ordi parce que je ne vois pas la personne », Adama) même si l’intérêt du face à face ne fait aucun doute (« on ne peut pas se faire la bise par chat … on ne fait pas de gestes », Jade). Le contrôle parental, quant à lui, qui reste faible et ne s’applique qu’à des catégories d’usages très typées (accès à des sites pédophiles, révisionnistes ou pornographiques … ) n’inquiète guère les jeunes qui en acceptent le plus
souvent le principe même s’ils en discutent les modalités d’application. En revanche, la présence croissante des technologies à l’École est vécue comme une atteinte à l’image qu’elles ont parmi les élèves : des technologies au service de leurs espaces‐temps privatifs. Alors que les technologies constituent un instrument majeur de la construction de leur autonomie, les jeunes ne peuvent que redouter toute forme de normalisation des usages de l’ordinateur. L’un des élèves interviewés recourt à une formule des plus explicites pour exprimer ce rejet de la scolarisation de l’ordinateur en affirmant : « J’aime pas l’ordinateur à l’école parce qu’on est obligé de faire ce que le prof dit » (Alix).