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 De l’utilité des technologies numériques

PARTIE III  : Les adolescents français, l’École et la culture numérique

Chapitre 2   De l’utilité des technologies numériques

Les  travaux  sur  la  genèse  instrumentale  (Rabardel,  1995)  sur  l’acceptation  (Davis,  1989)   montrent  le  rôle  que  joue,  pour  un  individu,  la  perception  de  l’utilité  dans  la  décision  d’utiliser un artefact. Même si cette utilité peut s’exprimer de diverses façons, c’est d’abord  l’utilité  perçue  qui  guide  nos  décisions  de  mise  en  œuvre  des  technologies.  Cette  représentation de l’utilité ne fait en aucune manière référence à une utilité intrinsèque dont  l’artefact  serait  porteur  mais  bien  à  une  utilité  relative  telle  qu’elle  est  ressentie  par  l’individu.  L’utilité  intrinsèque  d’un  artefact,  difficile  à  appréhender  pourrait  être  définie  comme  une  finalité  univoque  d’utilisation  d’un  artefact,  telle  qu’elle  est  indirectement  proposée  par  son  inventeur  au  travers  de  l’ensemble  des  processus  qui  rendent  l’artefact  accessible  à  ses  utilisateurs  (ce  à  quoi  il  devrait  servir).  Les  travaux  conduits  sur  les  processus d’appropriation montrent, au contraire, la variété des usages qui se déclinent des  usages prescrits aux détournements répondant à d’autres logiques d’usages tels que les ont  décrits  Michel  de  Certeau  (1980)  ou  Jacques  Perriault  (1989).  Reprenant  la  définition  élaborée par Pierre Rabardel (1995) pour qui l’activité instrumentée est la résultante d’un  artefact  et  d’un  schème  d’utilisation,  la  variété  des  usages  constatés  répond  à  celle  des  schèmes  d’utilisation.  Notons  également,  à  l’instar  de  Pierre  Rabardel,  que  l’artefact  mobilisé n’est pas nécessairement constitué de l’intégralité d’un objet, qu’il soit matériel ou  non,  mais  qu’il  peut  en  être  un  sous‐ensemble,  choisi  par  l’utilisateur  en  fonction  de  ses  besoins. C’est donc à une logique combinatoire que répondent les processus de construction  des usages en appariant artefacts et schèmes d’utilisation. On observe ainsi des usages des  technologies  numériques  qui  font  la  part  belle  à  certaines  composantes  des  objets  techniques  mis  en  œuvre  et  en  occultent  d’autres.  Nous  n’instrumentons  des  outils  complexes comme les logiciels de traitement de texte par exemple qu’en opérant des choix  parmi l’ensemble des fonctionnalités disponibles, essentiellement en fonction de l’utilité que  nous attribuons aux fonctions dont nous avons connaissance. Cette variété traduit aussi bien  la  diversité  des  utilisations  qu’un  individu  peut  faire  d’un  même  artefact  que  celle  des  classes d’usages partagés par de nombreux utilisateurs distincts. De façon plus générale, les  théories de l’action subordonnent l’action aux besoins ressentis. C’est pour cette raison que  Pierre  Rabardel  intègre  l’utilité  perçue  comme  élément  constitutif  du  schème  d’usage  qui  fait de l’artefact un instrument. Dans cette logique, le TAM (Davis, 1989) et les modèles plus  raffinés qui en ont été dérivés, dont la validité a été éprouvée expérimentalement, placent  l’utilité perçue comme le processus à partir duquel se construit l’usage. S’agissant de l’usage  des  technologies  numériques  par  les  jeunes,  il  convient  donc  de  repérer  les  différents  formes perçues de l’utilité qui leur sont attribuées pour comprendre le comportement des  jeunes et ses significations. Cette approche doit prendre en compte, comme le suggèrent les  travaux  de  Bernard  Lahire  (1998),  les  multiples  dimensions  sociales  de  l’individu  qui  fournissent autant de cadres distincts où la perception de l’utilité des technologies pourra se  révéler  différente.  Tous  les  travaux  dérivés  du  modèle  de  Davis  montrent  l’utilité  perçue  comme la résultante de facteurs dits externes dont la définition et la caractérisation du rôle 

restent  embryonnaires.  Seul  peut‐être  le  modèle  UTAUT  proposé  par  Venkatesh  &  l.  (2003) fait intervenir une série de variables descriptives de l’individu et de l’environnement  social dans lequel il évolue même s’il ne précise pas la nature des processus par lesquels ces  variables contribuent à la construction de la perception de l’utilité. 

Le  travail  empirique  réalisé  ici  étant  destiné  à  appréhender  la  rencontre  des  jeunes  et  de  l’École  sur  le  terrain  des  technologies  numériques,  nous  n’avons  pris  le  parti  de  ne  considérer  que  deux  matrices  de  socialisation  très  génériques :  les  jeunes  lorsqu’ils  sont  élèves  et  les  jeunes  dans  leurs  relations  personnelles  non  scolaires.  L’enquête  et  les  entretiens  fournissent  néanmoins  des  informations  collatérales,  au  travers  de  leurs  déclarations d’élèves ou d’enfants, concernant la façon dont leurs parents et les enseignants  perçoivent  l’utilité  des  technologies  numériques.  D’autres  sphères  sociales  pourraient  et  devraient  être  explorées,  notamment  en  différenciant  la  sphère  domestique  de  la  sphère  amicale et en les stratifiant selon des variables d’âges, de genre, d’appartenance des familles  à  des  catégories  socioprofessionnelles  ou  d’origine  géographique  et  culturelle.  De  fait,  les  données collectées ont aussi été stratifiées en fonction du pays (France et Inde), ce qui nous  a permis de mettre en évidence beaucoup de ressemblances entre les jeunes Indiens et les  jeunes Français mais aussi quelques différences qui s’expriment justement pour l’essentiel  en termes de perception de l’utilité des technologies numérique telles qu’elles sont mises en  œuvre à l’École.  

On  peut  soumettre  les  données  ainsi  collectées  au  modèle  d’acceptation.  Il  en  ressort  qu’à  l’image  de  leurs  parents  sans  doute,  les  élèves  prêtent  une  utilité  confuse  aux  usages  scolaires  des  technologies  numériques.  Ainsi  que  le  souligne  un  collégien,  « ça  nous  aide  parce que plus tard, l’ordinateur, on en aura besoin pour quasiment tout » (Denitz). Plusieurs  collégiens signalent que leurs parents les encouragent à utiliser internet pour leurs devoirs  à  la  maison.  On  observe  cette  ambivalence  des  parents  entre  l’internet  qu’ils  rêvent  pour  leurs  enfants,  celui  de  l’accès  à  la  connaissance  et  celui  qu’ils  redoutent  et  qui  exposerait  dangereusement leurs enfants à toutes sortes de turpitudes. Excès desquels ils ne sont pas à  l’abri  eux‐mêmes  comme  le  soulignent  certains  enfants  questionnés  sur  le  regard  de  leurs  parents  à  l’égard  de  l’usage  d’internet  par  leurs  enfant,  comme  l’exprime  avec  ironie  l’un  d’entre eux qui dit : «Maintenant, c’est mon père qui est accro depuis trois semaines. Il cherche  de  la  musique »  (Alix). De  leur  côté,  les  jeunes  sont  partagés  entre  ceux  qui  déclarent  respecter  les  interdictions  édictées  par  les  parents  et  d’autres  qui  les  rejettent  ou  ne  les  mettent  pas  en  application.  Le  plus  souvent,  les  adolescents  semblent  conscients  des  dangers  encourus  ce  qui  ne  signifie  en  aucune  manière  qu’ils  soient  à  même  d’y  adapter  leurs  comportements.  C’est  ainsi  qu’un  élève  en  fin  de  collège  indique,  s’agissant  de  ses  parents,  « qu’une  petite  partie  de  moi  dirait  que  je  préférerais  qu’ils  bloquent  [que  mes  parents  filtrent  mes  accès]  mais  … »  (Denitz)  alors  qu’un  autre  affirme  qu’il  « regarde  des  vidéos que les parents n’approuveraient pas » (Alix).  

Pour  appréhender  la  signification  que  les  adolescents  accordent  aux  technologies  numériques  au  travers  de  leur  perception  de  l’utilité,  nous  avons  extrait  du  corpus  des  entretiens  toutes  les  interventions  relatives  à  ce  thème.  Elles  ont  été  séparées  en  deux  ensembles, l’un portant sur la perception de l’utilité des technologies à des fins personnelles  et l’autre à des fins scolaires. Dans chacun des deux ensembles, nous avons établi des sous‐ catégories  selon  une  logique  thématique.  Ces  sous‐catégories  sont  présentées  ici  selon  un  ordre  basé  sur  la  fréquence  de  citation.  Comme  nous  l’avons  déjà  signalé,  la  portée  de  cet  indicateur quantitatif de fréquence doit être nuancée en raison du choix d’organisation des  entretiens  d’explicitation  et  d’approfondissement  qui  n’a  pas  conduit  à  poser  toutes  les  questions  du  guide  d’entretien  à  tous  les  adolescents  interviewés.  Toutefois,  certaines  différences  de  fréquence  sont  très  importantes  et  susceptibles  de  rendre  compte  de  la  hiérarchie  réelle  de  l’importance  accordée  par  les  adolescents  à  ces  arguments.  Elles  sont  signalées.    

Perception de l’utilité des technologies hors usages scolaires 

 

1) Catégorie relationnelle   

Les  interventions  des  adolescents  appartenant  à  cette  catégorie  sont  notablement  plus  fréquentes  que  toutes  les  autres.  Nous  analysons  cette  surreprésentation  comme  un  indicateur de la signification première que la plupart des jeunes allouent aux technologies  numériques.  Toutes  ces  technologies  sont  avant  tout  mobilisées  pour  instrumenter  leurs  relations  sociales.  Une  partie  des  interventions  évoque  explicitement  l’intérêt  des  technologies  pour  construire  des  espaces‐temps  privatifs.  D’autres  soulignent  l’utilité  des  technologies,  comme  lien  permettant  de  rester  en  contact  avec  les  amis  au‐delà  des  contraintes  de  temps  et  d’espace.  D’autres  enfin,  évoquent  l’apport  des  technologies  pour  surmonter les difficultés de la communication en face à face et pouvoir exprimer l’indicible.    2) Catégorie informationnelle    L’utilité des technologies numériques pour l’information est signalée, pour accéder aisément  à des informations sur sa communauté et, plus généralement sur « ce qui plaît » (Adama) ;    3) Catégorie divertissement 

Les  technologies  numériques  sont  aussi  utiles  pour  se  divertir.  De  façon  surprenante,  les  adolescents  ont  relativement  peu  évoqué  les  jeux  vidéo.  En  revanche,  ils  évoquent  plus  largement les possibilités de se divertir avec les technologies numériques, pour « se changer  les idées » (Alix). Cette analyse est corroborée par les données collectées par la TNS‐SOFRES 

en  2010,  à  l’occasion  d’une  enquête  commanditée  par  l’UNAF  et  l’association  Action  Innocence,  auprès  de  500  adolescents  âgés  de  12  à  17  ans74.  Interrogés  sur  la  place  qu’ils  accordent  aux  jeux  vidéo,  les  adolescents  les  classent  en  9ème  position  sur  12  activités  proposées, après le temps passé avec les amis en face‐à‐face, le temps passé sur internet, le  temps  passé  avec  la  famille,  le  sport,  le  téléphone,  l’écoute  musicale,  la  télévision  et  les  devoirs.  Ils  les  classent  en  revanche  devant  les  activités  créatives  et  les  jeux  autres  que  vidéo. 

Perception de l’utilité des usages scolaires des technologies 

 

Dans  le  même  temps,  l’utilité  perçue  relative  aux  usages  scolaires  se  décompose  en  trois  catégories  principales : 

 

1) Catégorie instrumentale   

Selon  ces  interventions,  les  technologies  à  l’École  sont  perçues  comme  les  instruments  au  service de la réalisation des activités prescrites. Une partie des interventions soulignent que  les  technologies  permettent  de  s’affranchir  de  tâches  fastidieuses  ou  difficiles.  Les  autres  évoquent  leur  intérêt  comme   moyen  d’apprentissage,  pour  apprendre  mieux,  plus  ou  autrement. 

 

2) Catégorie motivationnelle   

L’usage des technologies numériques pour les activités d’apprentissage est perçu comme un  facteur  de  motivation.  Il  ne  s’agit  toutefois  pas  d’une  motivation  intrinsèque  attachée  à  la  présence des technologies mais une motivation liée aux possibilités de rendre plus actifs les  élèves  dans  les  tâches  qui  leur  sont  proposées.  La  motivation  provient  des  activités  instrumentées par les technologies numériques et non des technologies elles‐mêmes.  

 

3) Catégorie prospective   

L’usage  des  technologies  à  l’École  est  perçue  comme  un  atout  pour  préparer  un  avenir  où  leur maîtrise sera déterminante.     

 

Il est à noter que ces dimensions qui rendent compte de la finalité que les jeunes donnent  aux  usages (scolaires ou personnels) font abstraction du lieu d’usage (École ou domicile). Le  lieu  d’usage  jouant  un  rôle  important,  comme  on  l’a  montré  dans  les  paragraphes  précédents  même  si  l’on  observe  des  effets  de  déstructuration  qui  font  que  les  temps 

      

 

74 Source : Enquête TNS‐SOFRES 2010, http://www.tns‐sofres.com/_assets/files/2010.11.18‐jeuxvideosados.pdf (document  consulté le 13 juin 2011) 

scolaires et personnels tendent à se superposer davantage que dans le passé, notamment en  raison  de  l’usage  des  technologies  numériques,  à  l’instar  des  processus  qui  tendent  à  confondre temps professionnel et temps personnel pour les adultes. 

 

Les  jeunes  attribuent  avant  tout  aux  technologies  numériques  une  utilité  relative  à  l’instrumentation  de  leurs  activités  personnelles  et  sociales  propres,  celles  qu’ils  décident  eux‐mêmes. Dans une moindre mesure, ils perçoivent l’utilité des technologies telles qu’elles  sont  mises  en  œuvre  à  l’École.  On  constate  aisément  que  leurs  représentations  de  l’utilité  des technologies numériques ne peuvent guère rencontrer les propositions de l’École, ce qui  contribue  à  expliquer  leur  peu  d’appétence  pour  les  usages  proposés.  L’approche  contrastive  avec  les  jeunes  Indiens  montre  une  seule  différence  marquante.  Pour  eux,  les  ordinateurs  à  l’École  revêtent  une  grande  importance  car  il  leur  apparaît  que  les  compétences  relatives  aux  technologies  numériques  sont  essentielles  pour  la  construction  de  leur  avenir  professionnel.  Il  semble  intéressant  de  rapprocher  ce  qui  fait  presque  consensus  pour  ces  jeunes  Indiens.  Notons  en  particulier  que  le  discours  indien  sur  l’informatique reste celui du développement industriel et économique et que, d’autre part et  contrairement  à  la  France,  les  matériels  installés  dans  les  établissements  scolaires  sont  l’objet d’un enseignement explicite de leur utilisation. Contrairement à la stratégie française  qui  repose  sur  une  validation  de  compétences  acquises  par  les  élèves  dans  différentes  situations  d’usage  scolaire  ou  non  (non  scolaires  le  plus  souvent),  la  stratégie  indienne  consiste à mettre en œuvre un enseignement des médias numériques. 

Les  deux  catégories  et  les  dimensions  qui  leur  sont  associées  peuvent  être  intégrées  aux  modèles de l’acceptation selon le schéma suivant. 

Figure n°28 : Importance relative de la perception de l’utilité  des technologies par les jeunes en fonction de la destination d’usage  

L’intégration des deux catégories d’utilité perçues par les jeunes au TAM rend compte de la  façon dont les jeunes s’engagent volontiers ou non dans les usages qu’ils se donnent ou ceux  qui  leur  sont  imposés.  Sans  pouvoir  trancher  ici  sur  l’intérêt  final  des  usages  des  technologies numériques à l’École, on mesure ainsi combien leur succès est subordonné à la  prise  en  compte  de  ce  qu’en  pensent  les  jeunes.  Cette  observation  permise  par  le  TAM  semble d’autant plus importante que la montée des individualismes, y compris des publics  Variables  externes  Utilité perçue  ‐ catégorie « personnelle »   ‐ catégorie « scolaire »    Utilisabilité  Utilisation  Intentions  d’utilisation  Attitudes  envers  l’utilisation  Lien fort  Lien faible   

les plus jeunes, augmentent notablement la réticence voire la résistance des élèves dès lors  que les activités proposées semblent peu utiles.  

La confrontation de nos données au TAM montre par ailleurs une bonne compatibilité en ce  qui concerne l’utilisabilité. En effet, malgré des questions y invitant, les jeunes n’ont fait que  très  rarement  état  de  problèmes  relevant  de  l’utilisabilité  des  outils  et  services  qu’ils  utilisent. Cette quasi‐absence de référence à l’utilisabilité est conforme au modèle TAM qui  lui attribue une faible importance dans l’élaboration de l’attitude de l’individu à l’égard de  l’utilisation  d’un  objet  technique.  Sans  que  cette  recherche  ne  permettre  d’en  apporter  la  preuve, on peut avancer que les compétences opératoires de bas niveau dont les jeunes font  montre  contribuent  à  donner  à  la  perception  de  l’utilité  un  rôle  prépondérant  dans  la  construction de l’intention d’utilisation. 

Cette recherche invite par ailleurs à des prolongements. En révisant nos outils de collectes  de  données  (enquête  et  entretiens),  il  sera  possible  d’évaluer  statistiquement  la  contribution de chaque catégorie et dimension à l ‘élaboration de la perception de l’utilité.  De  même  le  poids  des  variables  externes  (âge,  genre,  catégories  socioprofessionnelles  d’origine … ) pourra être mesuré.  

L’ensemble  de  la  démarche  a  fourni  des  indications  heuristiques  pour  appréhender  la  signification que les jeunes attribuent à l’usage des technologies et que l’on peut, comme le  TAM y invite, rapprocher de la perception de l’utilité. Cette instanciation du TAM ne permet  pas pour autant d’élucider les processus par lesquels se construisent ces représentations de  l’utilité.  Ceux‐ci  sont  ancrés,  au  moins  partiellement,  dans  les  processus  culturels  qui  lient  l’individu  au  groupe  selon  le  cadre  théorique  développé  dans  la  première  partie  de  ce  document. 

Chapitre 3 ‐ La genèse des usages, de la culture « mainstream »