PARTIE I : Vers une définition du concept de culture numérique
Chapitre 2 ‐ Définir la culture numérique
2.1 L’élaboration scientifique du concept de culture
Chapitre 2 ‐ Définir la culture numérique
La polysémie qui caractérise le recours à la locution « culture numérique » invite à un effort de définition qui ne peut faire l’économie d’un retour vers la conceptualisation de la culture elle‐même. Pour évidente qu’elle soit, cette démarche se confronte au même type de difficulté. De quelle culture parle‐t‐on lorsque l’on évoque la culture numérique ? Il y a plus d’un demi‐siècle déjà, deux chercheurs américains, A.L. Kroeber et C. Kluckhohn (1952), ont dénombré plus de 150 définitions différentes du concept de « culture », forgées depuis le milieu du 18ème siècle par des scientifiques du domaine des sciences sociales, qu’il s’agisse d’anthropologues, de sociologues ou de psychologues. Et le foisonnement des recherches contemporaines en la matière en a sans aucun doute considérablement accru le nombre. La revue de littérature établie par ces deux auteurs montre combien les acceptions données de la culture varient à la fois selon une dimension historique et en fonction des disciplines et courants disciplinaires. Passeron (2003, p.369), sociologue français de la culture, écrit à ce sujet, que
« la culture est le terme qui entraîne dans le plus vertigineux dédale d’une
bibliothèque babélienne »
. Bien qu’ils portent essentiellement sur la partie la plus visibledes travaux « occidentaux », les ouvrages de synthèse de Denys Cuche (2004) ou de Jean Fleury (2008) montrent eux aussi la complexité du champ couvert par les différentes acceptions accordées à la « culture » et l’intérêt qu’en présente l’analyse diachronique. La construction d’un cadre théorique propre à définir la culture numérique se doit donc d’emprunter un cheminement du même ordre.
La présentation et l’analyse de l’histoire de la construction scientifique du concept de culture ne s’inscrivent pas ici dans l’intention d’en démonter intégralement les mécanismes généalogiques. Il ne s’agit pas d’établir toutes les filiations qui conduisent des premières attentions portées aux faits, structures et processus qui ne se disaient pas encore culturels jusqu’aux modèles théoriques les plus récents. Cette démarche vise seulement à établir les mailles principales d’une trame conceptuelle, ancrée dans l’histoire des sciences de la culture afin de la mobiliser comme une sorte de matrice de lecture, sans a priori paradigmatique de ce qu’est et n’est pas la culture numérique. Certains auteurs et travaux, pourtant majeurs, y sont oubliés, délibérément ou par ignorance, alors que la place accordée à d’autres pourra sembler excessive. Il s’agit là d’une tentative perfectible de penser scientifiquement la notion de culture numérique, qui s’impose à nous sous les dehors les plus variés et empiriques dans les discours les plus savants comme dans les plus populaires.
2.1 L’élaboration scientifique du concept de culture
2.1.1 Etymologie et définitions préscientifiques de la culture
Comme souvent, l’étude de l’étymologie du terme et de l’évolution de ses différentes acceptions est éclairante. Elle révèle les tensions et enjeux qui traversent les usages qui sont
faits du vocable et donc des problèmes fondamentaux posés par l’élaboration des concepts sous‐jacents. L’origine du mot est latine32 et désigne le soin apporté par l’homme aux champs mais aussi au bétail. C’est là son sens propre, tel qu’il est encore utilisé, même si l’on distingue aujourd’hui la « culture » des champs de « l’élevage » des animaux. Il en restera d’ailleurs pratiquement la seule acception usitée jusqu’à la Renaissance où la culture désigne, au sens figuré cette fois, le développement des facultés de l’esprit. La culture reste un processus tout autant qu’elle peut définir un état. L’homme se cultive et il est cultivé. La bivalence de la culture, considérée comme état ou comme processus, fera l’objet d’options exclusives selon les théories de la culture pour apparaître progressivement et assez tardivement comme deux des facettes constitutives d’une définition nécessairement multidimensionnelle. Daniel Attala (2008) rapporte qu’à la fin du 18ème siècle, le mot entre dans l’édition de 1718 du dictionnaire de l’Académie française. La culture y est alors associée à la civilisation, projetant sur le Monde la vision française que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier
« d’impérialisme intellectuel de la philosophie française des lumières »
(Dumont, 1986, p.134). Le domaine cultivé est presque systématiquement précisé en
associant un complément du nom au mot « culture » pour former des expressions telles que « culture des arts », « culture des lettres » ou « culture des sciences ». Moins d’un siècle plus tard, la définition produite dans l’édition de 1789 du même dictionnaire, année hautement symbolique quant aux bouleversements politiques et sociaux en France, suggère un changement de perspective des plus radical. La culture désigne alors les traits distinctifs d’une nation (Attala, 2008).De ces étapes marquantes de l’élaboration préscientifique du concept, on peut dégager d’emblée la question de l’ethnocentrisme, le plus souvent occidental, du moins dans l’histoire des sciences de la culture rapportée ici. Pour Claude Lévi‐Strauss (1952) l’ethnocentrisme est un trait comportemental paradoxalement universel et pour qui « Il est possible […] que chaque culture soit incapable de porter un jugement vrai sur une autre puisqu’une culture ne peut s’évader d’elle‐même et que son appréciation reste, par conséquent, prisonnière d’un relativisme sans appel » (ibidem, p.51). Les débats qui traversent aujourd’hui l’espace public au sujet d’internet et de la culture numérique concernent pour l’essentiel les problématiques des pays dits du Nord dont la convergence socioculturelle est très forte (ce qui n’exclut pas des différences persistantes).
On observe que la signification accordée au mot « culture » varie autant selon des déterminants d’ordre idéologique que scientifique. L’élaboration de la conceptualisation scientifique de la culture viendra finalement assez tardivement. Elle reste nécessairement emprunte des idéologies propres aux groupes sociaux considérés, le nôtre n’échappant pas à la règle, ni aux époques. Les efforts d’objectivisation de l’épistémologie ont montré combien
32 Jean Fleury (2008, p.30) se réfère au terme latin «colere » alors que Denys Cuche (2004, p.8) lui préfère celui de «cultura »
les modèles scientifiques dont le projet est de décrire au plus près la réalité du Monde sont dépendants de l’inscription de ceux qui les produisent dans leur milieu, quel que soit le domaine scientifique, y compris ceux qui relèvent des sciences les plus « dures ». La culture, thématique propre aux sciences sociales s’il en est, ne saurait échapper à cette imprégnation idéologique. Plus encore,
« la question de la culture […] est absolument et
incontestablement une question politique »
souligne Stuart Hall (1998, p.290), pionnier des« cultural studies » des années 1960. Selon le point de vue épistémologique de la sociologie, Jean‐François Côté (1998, p.120) présente tout de même l’approche scientifique comme
« un espace de médiation théorique qui « relativise » les visées de l’idéologie en parvenant
à montrer le caractère transitoire de cette dernière »
. Toute recherche sur la culture, etspécifiquement ce travail sur la culture numérique, ne peut faire l’économie de la prise en compte du contexte dans lequel les questions émergent et les concepts s’élaborent.
Parmi d’autres, deux exemples peuvent illustrer cette problématique interculturelle dans le domaine des technologies numériques. Le premier a trait à la notion d’accessibilité numérique et l’autre aux langues utilisées pour les interfaces homme‐machine.
L’émergence du thème de l’accessibilité numérique est contemporaine de celle de la fracture numérique. Les premières définitions données de l’accessibilité numérique la subordonnaient essentiellement à la disponibilité des technologies puis la notion a pris en compte de nouvelles dimensions au fur et à mesure que les précédentes perdaient leur caractère discriminant. Ainsi, dans son rapport annuel sur les technologies de l’information, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE, 2002, p.12) écrivait‐elle en 2002 que « la disparité des accès aux TIC créent une fracture numérique ». Dès 2004, le même rapport annuel (OCDE, 2004, p.8) déplaçait la fracture numérique de la disponibilité des technologies à la nature des usages en indiquant que « l’accès aux TIC des particuliers […] est généralisé, mais la fracture numérique s’est convertie en brèche d’utilisation ». La définition de l’accessibilité s’est ainsi progressivement déplacée des équipements vers les compétences techniques des utilisateurs puis vers leur capacité à intégrer l’instrumentation des artefacts numériques en réponse à des stratégies personnelles (Cerisier & Marchessou, 2001). Pourtant, des travaux comme ceux conduits par Roxana Morduchowitz (2009) en Argentine sur le rapport des jeunes aux écrans (« Los jovenes y las pantallas ») soulignent que cette définition de la fracture numérique par les usages reste un point de vue de « pays riche » quand d’autres pays ne disposent ni des équipements ni des infrastructures de réseau pour tous. À partir des données collectées au travers d’une grande enquête nationale, Roxana Morduchowitz montre qu’en Argentine, la première variable clivante de l’accessibilité, celle qui détermine la fracture numérique, reste l’équipement ce qui relativise la notion même de fracture numérique.
La question des langues disponibles dans les logiciels à vocation internationale est intéressante, à la mesure de la dimension culturelle des langues elles‐mêmes. Le peuple Mapuche, population indigène de la région de l’Araucanie au Chili, entretient comme tous les
Amérindiens un lien très étroit avec la Terre, lien dont la langue des Mapuches, le mapudungún est un médiateur privilégié. Alors que d’autres communautésL linguistiques minoritaires envisagent la traduction de l’interface des principaux systèmes d’exploitation informatiques comme une condition d’existence voire de survie, les indiens Mapuches ont intenté un procès à Microsoft pour avoir traduit l’interface de Windows sans leur accord, traitant symboliquement l’entreprise de « Conquistador ». Par cette action à caractère fortement politique, ils ont rappelé le détournement opéré par l’armée américaine de la langue des Indiens Navajo pour établir un code de communication secret durant la deuxième guerre mondiale, le « code navajo »33. Là où l’entreprise Microsoft a déclaré « ouvrir une fenêtre de manière à ce que le reste du monde puisse accéder aux richesses culturelles des indigènes " », Aucan Huilcaman, l’un des leaders Mapuche l’a accusée de «piratage intellectuel»34. Ainsi, l’approche compréhensive de la culture numérique ne saurait s’affranchir d’une contextualisation historique, nécessairement politique.
2.1.2 La genèse des sciences de la culture
Alors que le 18ème siècle considère la culture comme l’apanage de l’Homme et associe dans le même mouvement culture et civilisation en une perspective universaliste, le 19ème consacre un point de vue replié sur la défense identitaire de groupes sociaux. L’exemple est éclairant en ce qu’il montre combien ce changement épistémologique radical ne s’appuie pas sur une construction théorique mais trouve sa source dans l’évolution de la situation politique des peuples européens et singulièrement de l’Allemagne. La bourgeoisie y choisit de s’appuyer sur la langue et les traditions allemandes (l’enracinement allemand) pour contrer le pouvoir d’une aristocratie qui s’inscrivait dans le courant de la philosophie des Lumières et parlait français. On le voit, le contexte fait ici système. Il devenait indispensable au pouvoir de certains de renverser un paradigme.
Durant cette période, les conceptions de la culture ne procèdent pas d’une élaboration scientifique. Elles présentent un caractère opportuniste. De ce fait, elles sont diverses. La culture y est parfois considérée comme un état propre à un individu ou à un groupe social. Dans d’autres situations, elle désigne l’ensemble des processus qui lient l’individu à un collectif de référence, qu’il s’agisse de l’humanité au sens large ou de groupes sociaux spécifiques. Jean Fleury fait remonter les préoccupations relatives à l’étude des données culturelles aux observations réalisées par les Grecs, évoquant Hérodote accumulant dès le cinquième siècle avant Jésus Christ,
« dans la cadre de ses voyages (colonies grecques de la mer Noire, Egypte,
33 Le code Navajo, mis en service lors de la bataille du Pacifique en 1942 n’a été déclassifié par le département de la Défense américaine qu’en 1968. Il peut être consulté sur le site web de l’un des musées officiels de l’US Navy à l’URL http://www.history.navy.mil/faqs/faq61‐4.htm (site consulté le 29 mai 2011) 34 Source Reuters, 24 novembre 2006 à 16h18
Cyrène, Grande Grèce … ), une masse d’informations sur les mœurs, les croyances, les
institutions et la vie quotidienne » (Fleury, 2008, p.31)
. Rien n’interdit, bien sûr, deconsidérer ces démarches comme les prémisses d’une attention aux faits culturels. Il semble toutefois plus juste de situer la conceptualisation scientifique de la culture à la période où se sont tenus les premiers discours contradictoires explicites sur ce que recouvre la culture et la façon de la définir. Au risque de faire preuve, là aussi, d’ethnocentrisme, c’est aux débats européens du 19ème siècle qu’il parait pertinent d’associer l’émergence d’un véritable discours scientifique sur la culture.
Les propositions du courant « évolutionniste », lequel postule la transformation par étapes des sociétés, de la sauvagerie initiale à la civilisation, fournissent alors l’une des définitions les plus classiques de la culture. Ainsi, pour Edward Burnett Tylor (1871, p.1), figure marquante de l’évolutionnisme, la culture est
« un tout complexe qui inclut les
connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les autres
aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une société »
. Ladéfinition publiée par Tylor en 1871 dans son ouvrage