PARTIE II : Culture et instrumentation numérique
Chapitre 1 ‐ Les interactions entre culture et médiation
1.3 L’acculturation comme alternative à la fracture
Les principes d’héritage avancés par les culturalistes sont inopérants tant les évolutions culturelles sont rapides. Il convient de se référer à d’autres paradigmes pour étudier ces processus d’acculturation. Ils sont traditionnellement réservés aux seuls processus migratoires d’une société à l’autre. Nous nous proposons de les mobiliser afin d’appréhender les processus d’assimilation et d’accommodation propres à la vitesse d’évolution que connaissent nos sociétés aujourd’hui.
Considérer la fracture numérique sous l’angle de l’acculturation, c’est donner tout son sens à son expression lusophone « inclusão digital ». Le modèle de John W. Berry et de David L. Sam (1997) a été élaboré pour rendre compte de la dimension culturelle des migrations géographiques. Il fait l’objet de critiques pour son approche schématique et donc réductrice. Il nous semble pertinent pour questionner la façon dont les individus s’approprient ou non les changements suggérés par les technologies numériques au travers des processus de médiation instrumentale.
Culture d’accueil
Adoption Rejet
Culture d’origine Conservation Intégration Séparation
Rejet Assimilation Marginalisation
Figure n°7 : d’après Berry et Sam
Le modèle de Berry & Sam suggère avant tout l’idée d’une acculturation fondée sur une dynamique d’apprentissage qui articule l’intériorisation de la culture d’origine avec la découverte d’une nouvelle culture. Berry dresse une typologie en croisant ces deux variables principales. Dans la situation la plus favorable, celle de l’«intégration », l’individu conserve la richesse de sa culture d’origine et acquiert celle de sa culture d’adoption. Les apports réciproques des deux cultures invitent alors à parler de fertilisation croisée. Selon Jacqueline Costa‐Lascoux (2006, p. 105), « l’intégration est un processus d’interactions et de réciprocités, rendu possible sur la base de principes communs ». Lorsque la culture d’origine est délaissée lors de la migration et que le migrant s’approprie la culture d’accueil, la situation est dite « d’assimilation ». Jacqueline Costa‐Lascoux écrit à ce sujet que le processus d’assimilation se distingue fondamentalement de l’intégration en ce qu’il procède par « effacement de l’altérité dans un ensemble dominant » (ibidem, p.105). S’agissant des migrations internationales, cette situation revient à considérer la culture d’origine comme un obstacle plutôt qu’une chance. Les deux autres situations génèrent des problèmes individuels et désastres sociaux. Conserver sa culture d’origine sans y intégrer les nouveaux éléments issus de la culture d’accueil (« séparation ») condamne à vivre dans une société avec les règles d’une autre, le pire étant bien sûr d’y ajouter la perte des repères fournis par
sa culture d’origine. Ainsi n’appartient‐on plus ni à sa culture d’origine, ni à sa culture d’accueil (« marginalisation »).
La question est d’apprécier la valeur heuristique du modèle de Berry dès lors qu’il ne s’agit plus, de façon classique, du passage d’une culture à une autre à l’occasion d’une migration d’un pays à un autre mais des tensions qui s’exercent dans une même société quand son évolution est à ce point rapide que l’on peut distinguer la concurrence synchronique d’une culture ancienne (la culture d’origine du modèle de Berry) avec la culture d’accueil (notre culture marquée par les technologies numériques). En première lecture, on peut réduire le problème à celui de la coexistence générationnelle. Les jeunes seraient selon cette logique les meilleurs représentants de la culture numérique, les seuls véritablement acculturés alors que les adultes seraient condamnés à en être les immigrants involontaires. Cette vision, largement partagée socialement fait naître l’inquiétude. Elle nous promet donc une société où de jeunes assimilés numériques côtoient des adultes en situation de séparation culturelle ou de marginalisation, une société qui perd ses acquis culturels et peine à en construire de nouveaux. Elle pose la question de la responsabilité des institutions éducatives quant à l’élaboration d’un projet éducatif qui intègre pleinement les évolutions culturelles liées aux technologies numériques. Un jour, prophétisait Alexander S. Neil (1970, p.121),
« les jeunes
n’accepteront plus la religion et les mythes désuets d’aujourd’hui ».
Cette déclaration n’était pas nostalgique. Elle souligne la nécessité d’articuler hier et aujourd’hui quand tout change très vite. Cette compréhension de la « culture numérique » comme étant la « culture jeune » est également fondatrice de la pensée de Marc Presnsky (2001) quand il propose les deux catégories qui différencient les « natifs numériques » (digital natives) des « immigrants numériques » (digital immigrants). Même si l’on prend pour acquis que l’appropriation des nouveaux artefacts techniques est moins rapide en fonction de l’âge, elle est réelle. La proportion des adultes pratiquant assidûment les technologies numériques est très importante. Son accroissement est trop rapide pour qu’elle puisse s’expliquer intégralement par le renouvellement générationnel, y compris dans les segments les plus âgés de la population.La proposition de Prensky appelle quelques commentaires complémentaires. À la date de la publication de son article (2001) il a défini les natifs numériques comme la génération composée des jeunes de moins de 20 ans. Seraient donc des natifs numériques ceux qui seraient nés à partir de 1981. Quel enfant à cette date était réellement immergé dans un environnement marqué par les technologies numériques ? Même si l’on admet une histoire plus ancienne de la « numérisation » de la culture aux Etats‐Unis, pays dont parle Marc Prensky, ce qui souligne d’ailleurs la nécessité de conserver à l’esprit les exigences d’un véritable relativisme culturel, les étatsuniens nés en 1981 ne peuvent être qualifiés de natifs numériques. Quand bien même auraient‐ils eu un environnement familial particulièrement technophile, ils n’ont pas vécu leur enfance dans un environnement saturé de technologies numériques comme aujourd’hui. En effet, la téléphonie mobile et l’internet n’étaient pas
disponibles. De la même façon, leurs apprentissages scolaires n’ont pas bénéficié de ressources numériques. Difficile donc de les considérer comme des natifs numériques. Figure n°8 : Equipement des ménages français en téléviseurs et ordinateurs connectés à internet
Si l’on observe la situation française (cf. figure n°8), le taux d’équipement domestique en ordinateurs connectés à internet à haut débit n’est pas encore égal à 100% (70% au début 2010). Selon les annonces (discutables) des prévisionnistes publiées par les cabinets spécialisés, il le sera avant la fin de la décennie. Sur cette base, certains des enfants nés dans les années 90 ont connu internet dès leur naissance dans leur environnement familial mais la première génération internet ne naîtra que dans quelques années. Ils n’entreront à l’école primaire qu’à la fin de la décennie et ne viendront à l’université qu’à la fin de la prochaine. Une analyse plus raffinée des données d’équipement montre les importantes variations sociales, les premières familles s’étant équipées étant à la fois issues de milieux socioprofessionnels aisés et urbains (en raison des modes de déploiement des infrastructures par les opérateurs des réseaux de communication). Une comparaison internationale des mêmes données montre aussi que le concept de digital natives fondé sur l’accès juvénile à internet n’a que peu de sens et seulement de façon locale et très contextualisée. Le même graphique montre en revanche que voilà plus de 30 ans déjà que 100% des familles françaises disposent d’au moins un téléviseur. Le parallélisme de ces données d’équipement invite à la comparaison. Les années 70 et surtout 80 ont été des années où la consommation intensive de programmes télévisés de toutes sortes n’avait d’égale que les inquiétudes vis‐à‐vis des comportements qu’elle ne manquerait pas de susciter. Ont été ainsi redoutés des effets aussi opposés que la passivité des téléspectateurs inactifs, l’agressivité induite par le visionnement de scènes de violence ou la perte des valeurs morales. Dans le même temps, des voix se sont élevées pour souligner le potentiel éducatif de ce média (Friedman, 1961 ; Porcher, 1974 ; Dieuzeide, 1994). Tout concordait
pour reconnaître à la télévision un potentiel inédit de contribution aux transformations socioculturelles de notre rapport au monde, selon des processus analogues à ceux qui caractérisent les médiations opérées aujourd’hui par les technologies numériques. Des travaux de recherche ont été conduits qui montraient l’intérêt, sinon la nécessité et l’urgence d’ouvrir l’École à ces questions dans une perspective d’éducation des médias, au‐ delà des usages à visées didactiques (Jacquinot, 1977 ; Gonnet, 1997). L’histoire nous montre qu’il n’en a rien été et que l’échelle à laquelle la télévision a été intégrée a toujours été et reste aujourd’hui très faible. Dressant le bilan de la présence de la télévision à l’École, Francis Balle (1995, p. 119) a rappelé que l’audiovisuel était entré à l’École, « par effraction » et que, dans les années 60, le « rendez‐vous » entre la télévision et les maîtres avait été manqué. Il affirme ensuite que cette difficulté inhérente à l’impréparation des esprits et à la faiblesse de l’offre de programmes était résolue et que la télévision et les « technologies nouvelles » jouaient désormais tout leur rôle à l’École. Près de 20 ans après, ayant suivi durant toutes ces années la situation des pratiques médiatiques scolaires, il nous semble que l’optimisme de Francis Balle doit être relativisé. Comme il le montre dans son article, les équipements observés en 1995 dans les établissements scolaires témoignent d’un effort d’équipement considérable. En revanche, la disponibilité des équipements n’a pas suffi pour en garantir les usages. Quelques mois plus tard, Geneviève Jacquinot (1995, p. 11) publie un article dans la même revue et l’ouvre sur un constat bien différent. Selon elle, « si la télévision n’est plus « à la porte de l’école », si elle y « entre » parfois avec succès, force est de constater qu’elle ne fait pas encore partie du quotidien scolaire ». Dans le même temps, bien sûr, la télévision a envahi la vie des enfants hors l’École depuis les années 60 même si les usages d’internet la concurrencent de plus en plus. Un rapport conjoint de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale (IGEN) et de l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche (IGAENR) relativement récent (2007) observe que la place des médias à l’École reste limitée et répond encore à une logique militante. La télévision n’est donc toujours pas entrée à l’École alors que sa survie comme média paraît aujourd’hui incertaine. Comment ne pas craindre la répétition du même scénario face aux technologies numériques, ce qui placerait nettement l’École hors des réalités sociales et culturelles de son époque. Pierre Moeglin qui en fait l’observation resitue cette question dans l’histoire des technologies éducatives pour montrer que ce décalage n’est pas nouveau en soi. Il l’explique par l’indépendance réciproque de l’éducation qui n’a pas davantage besoin des outils de communication et des médias que ceux‐ci ne requièrent l’éducation pour exister (Moeglin, 2004, p. 12).
Revenons au modèle de Berry & Sam et à son schématisme pour conclure ce chapitre en l’appliquant à la situation de l’École telle qu’elle vient d’être décrite. L’école institutionnalise la mission d’acculturation que les aînés ont à l’égard des plus jeunes. La forme scolaire de l’École incarne ce paradigme. L’inversion de la problématique d’acculturation que nous avons signalée dans un paragraphe précédent exige une adaptation de l’École qui doit s’acculturer très vite pour éviter les pièges d’une école du « rejet » (au sens de Berry & Sam).